Chapitre 21

J'arrive devant le cabinet. Comment ? Je ne sais pas. Je n'ai rien vu du trajet que j'ai accompli. Mes pas m'ont conduite automatiquement jusqu'ici. Ma tête était ailleurs et nulle part à la fois. Mon regard se lève sur la plaque dorée, mais je n'arrive pas à pénétrer à l'intérieur. Mon corps est paralysé, mon esprit effrayé. Ma vie pourrait... Non, ma vie va changer dans quelques minutes. Je le sais. Je le sens jusque dans mes os. Jérôme ne m'aurait jamais appelée de si bonne heure s'il n'y avait pas quelque chose d'important. Mais je ne suis pas prête à entendre ce qu'il a à me dire, à voir ma vie chamboulée. Pas maintenant. Mon courage me fuit et je me retourne pour m'éloigner, quand la porte du cabinet s'ouvre et qu'une voix se fait entendre.

— Maxime ?

Je me retourne timidement et découvre Jérôme. Je n'aime pas la tête qu'il fait, je déteste le regard empli de pitié qu'il me lance.

— Je ne pourrais plus danser.

Ce n'est pas une question, non. Son regard fuyant me fait comprendre que j'ai bien deviné. Pourtant, il ne me donne aucune réponse, même si j'en ai besoin. Maintenant que la vérité s'agite sous mon nez, je ne peux plus la laisser filer. Je ne peux plus fuir, alors autant sauter à pieds joints dedans. Une part de moi tente désespérément de se raccrocher à l'espoir de danser encore, à ce que Jérôme me dise qu'il a trouvé quelque chose, mais qu'il peut me guérir. Et vite, peut-être. Mais je vois bien à son regard hanté que cet espoir est insensé. Alors j'ai besoin qu'il me dise que tout est fini, d'entendre de vive voix que mon rêve s'arrête ici. Parce que cet espoir, même infime, je sens bien qu'il pourrait me tuer. Me faire chuter de trop haut.

J'ai besoin qu'il verbalise la sentence.

— On va retourner voir le médecin qui t'a reçue jeudi et on va recommencer les tests, d'accord ?

— Pour quoi faire ?

N'en ont-ils pas fait assez la dernière fois ? Je ne veux pas y retourner, revoir ce docteur glacial et me faire examiner sous toutes les coutures. Pourquoi me renvoyer là-bas ? Ils devraient avoir leur diagnostic, avec tous les tests déjà réalisés !

— Pour être sûr, Maxime. Le docteur Langlois m'a demandé de te ramener là-bas.

Je le regarde et je me dis alors que, peut-être, tout n'est pas perdu. Si les médecins ne sont pas sûrs d'eux, c'est que le regard de Jérôme est plus confus que triste. C'est que j'ai encore une chance de n'avoir aucun souci. Mais Jérôme se pince les lèvres et, alors que je cherche une réponse rassurante dans ses yeux, je remarque qu'il n'arrive pas à soutenir mon regard. Alors j'ai l'impression qu'on me coupe les jambes, que je vais m'écrouler. Tout se bouscule en moi, c'est le brouillard dans mon cerveau. Je ne pourrai plus danser. Je ne pourrai plus danser. Je ne pourrai plus danser. Ce constat se répète en boucle et j'ai l'impression d'étouffer un peu plus à chaque fois. Plutôt mourir que ça. Tout, mais pas ça.

— Non, je refuse de passer une journée de plus dans cet hôpital. C'était assez horrible la première fois, je ne veux plus y mettre les pieds !

Un sanglot s'étrangle dans ma voix. Je n'ai pas besoin d'y retourner pour savoir. Le regard de Jérôme a déjà tout dit. Je suis une danseuse qui ne peut plus danser. Inutile de me remettre entre les mains de toutes ces blouses blanches. Je ne supporterai pas leurs regards empreints de pitié.

— Maxime, je serai avec toi, je ne te lâcherai pas. Je te le promets. Je n'ai aucun patient de la matinée. Je suis tout à toi, me supplie-t-il presque.

Je soupire, il n'a pas le droit de me lancer ce genre de regards implorants. Qu'est-ce que je risque à aller là-bas, après tout ? J'ai déjà perdu mes espoirs de percer dans le monde de la danse en deux minutes. On ne pourra rien m'enlever de plus cher.

— D'accord, mais parce que c'est vous. Surtout que ce docteur était détestable.

— Il est un peu particulier, oui, consent-il, amusé.

Il commence à marcher, mais mes pieds ne suivent pas.

— Dîtes, vous promettez que vous ne me lâcherez pas ?

— Promis, juré.

Je hoche la tête pour assimiler sa promesse et me donner du courage, puis je me décide enfin à lui emboîter le pas. Afin de me changer les idées de la consultation à venir, je demande :

— Pourquoi vous devait-il un service ?

— Une partie de poker.

Sa réponse me fait rire. Jérôme me conduit jusqu'à sa voiture et nous nous rendons à l'hôpital.

La matinée se passe comme la première fois, une batterie d'examens s'enchaîne, mais, cette fois, je remarque que le personnel est plus sympathique. Je suis épuisée et je n'ai qu'une hâte... Rentrer chez moi. Mince, Seth doit m'attendre devant l'école. Je sors mon téléphone pour lui envoyer un message quand le docteur Langlois s'approche de nous. Mes doigts cessent leurs mouvements. Il demande à Jérôme de le suivre et tous deux s'écartent un peu. Ils discutent et leur air grave ne m'échappe pas. Je les observe, cherchant à comprendre ce qu'ils disent, puis le docteur Langlois me demande de l'accompagner dans son bureau. Je repose mon téléphone dans mon sac, sans avoir envoyé mon message, puis m'installe à côté de mon kiné et attends. L'anxiété ne m'a pas quittée depuis mon arrivée. Personne ne parle et les deux hommes se lancent des regards, cherchant sans doute à savoir lequel des deux prendra la parole le premier. Trouvant le temps long, je décide de parler la première.

— Alors, ma jambe ? C'est grave ? Je vais pouvoir être opérée ?

Les deux hommes repartent dans une discussion muette que je ne peux pas interpréter, puis Jérôme se tourne vers moi.

— Maxime..., commence-t-il hésitant.

Mon regard le supplie de m'achever, et de le faire vite, car je sais que ce qu'il va me dire ne me plaira pas. Mais vas-y, bordel, crache le morceau !

— Jérôme ? Qu'est-ce qu'il se passe avec ma jambe ? Ne me dites pas qu'on ne peut rien faire.

— Maxime.

Cette fois, c'est le docteur Langlois qui me parle. Mon regard quitte Jérôme pour se tourner vers lui. Entendre mon prénom est une torture. Mais qu'ils arrêtent de m'appeler et qu'ils parlent, merde !

— Est-ce que dernièrement, vous vous êtes sentie essoufflée ? Est-ce que vous avez du mal à déglutir ou d'autres symptômes ?

— Pourquoi ces questions ? On est là pour ma jambe, non ? Pas pour parler cardio, m'agacé-je.

— Maxime, répondez-moi.

— Oui, oui, ça m'est arrivé une fois. Après un exercice. Docteur, qu'est-ce qu'il se passe ?

— On vous a diagnostiqué une S.L.A, Maxime. Je suis sincèrement désolé.

— Une quoi ?

Je ne connais pas ce nom, mais à la façon dont il me l'annonce, ce n'est rien d'anodin.

— Une sclérose latérale amyotrophique.

Je ne comprends pas le jargon médical, mais je me doute au dernier mot que ce n'est pas bon pour ma jambe et que, bientôt, elle ne bougera plus.

— Je perds ma jambe ? soufflé-je.

Le regard désolé du docteur Langlois me fait frissonner.

— Maxime, c'est une maladie neurodégénérative.

Mon sang se glace et je comprends qu'à côté, perdre ma jambe n'est rien. Je saisis alors la gravité dans le regard de Jérôme, ce matin. Je ne m'inquiétais que pour ma jambe, mais en même temps, pour quelle autre raison aurais-je dû avoir peur ? Je suis jeune, en bonne santé, sportive et je mange sainement.

— C'est impossible Docteur, vous devez recommencer. Il doit y avoir une erreur quelque part. Je n'ai que vingt et un ans.

Ma voix se casse sur les derniers mots. Plus aucun son n'arrive à sortir de ma bouche et mes yeux sont embués. C'est forcément une erreur.

— Oui, la plupart des malades sont plus âgés, c'est vrai, mais il n'est pas impossible d'en être atteint à votre âge.

— Refaites les examens, reprenez mon sang, remettez-moi dans ces machines. Faites ce qu'il faut, mais il doit y avoir une erreur quelque part. Je ne me plaindrai plus, dis-je en me tournant vers Jérôme, suppliante.

Mon kiné fuit mon regard, désolé.

— C'est ce qu'on a fait ce matin... Les résultats ne changeront pas. J'en suis vraiment navré, m'assure le docteur.

Je prends une inspiration. Positive Max, ça va aller.

— Très bien. Bon...

Je souffle un bon coup, puis reprends.

— Quel est le traitement ? C'est comme un cancer ?

Le docteur baisse la tête et je me tourne vers Jérôme dans l'espoir d'obtenir une réponse. Il porte une main à sa bouche, les larmes aux yeux. Alors je comprends qu'il n'y en a pas.

— Combien de temps ?

Car oui, maintenant tout n'est plus question que de ça : le temps.

— Certains peuvent vivre entre cinq et dix ans.

Certains ? Cette réponse est un coup supplémentaire.

— Combien de temps ? répété-je d'une voix autoritaire.

— La plupart des patients vivent entre trois et cinq ans.

Mon cœur manque un battement, puis deux, puis trois. J'ai l'impression qu'il cesse totalement de battre, qu'il s'est fait la malle en même temps que l'espoir. Il faut que je sorte d'ici. Je me redresse, faisant valser la chaise. Non, ce n'est pas possible. Je dois être dans un cauchemar.

— Maxime, respire, je t'en prie. J'imagine bien à quel...

Jérôme est devant moi, mais je ne l'entends plus. « Je vais mourir » tourne en boucle dans ma tête. Il m'attrape les épaules et baisse sa tête à hauteur de la mienne pour capter mon regard. Une colère subite prend possession de mon âme.

— Vous ! lui dis-je rageuse en le repoussant. Vous m'aviez dit que ce ne serait sûrement rien. Que je ne devais pas m'inquiéter. Je...

L'air n'entre plus dans mes poumons et ma bouche se tord dans une grimace de panique. Je comprends alors que je fais une crise d'angoisse. Je me pince le bras pour me rattacher à quelque chose de concret et l'air entre enfin. Mon corps est secoué par les sanglots que je tente de retenir, en vain. Quand ils parviennent à se frayer un passage, ils arrivent en nombre et sont incontrôlables.

Le docteur Langlois me tend un sac en papier que je mets devant ma bouche. Je me concentre sur ma respiration. Inspire. Expire. Inspire. Expire. Mes yeux se focalisent sur la poche qui se soulève et se creuse. Je tente de faire le vide, mais très vite, je réalise ce qu'on vient de m'annoncer.

Peu à peu, mon souffle se fait plus calme et je me rassois à côté de Jérôme. Il me tient la main, mais cette fois, je ne le repousse pas. J'ai besoin de sentir que je suis encore là. J'ai besoin de sentir que je suis toujours vivante.

Après le rendez-vous, Jérôme a proposé de me raccompagner, mais il fallait que je marche. Mes pas m'ont conduite dans un parc et je regarde autour de moi les personnes qui l'occupent : les enfants jouent, les couples roucoulent, les parents dorlotent et les vieillards marchent doucement. Après la colère, un nouveau sentiment me submerge : la haine. Parce que je déteste tous ces gens. Je les hais de ne pas être à ma place. Pour la première fois de ma vie, j'envie les autres.

Je ne me suis jamais posé de questions sur le futur. Est-ce que je me marierai ? Combien d'enfants j'aurai ? Est-ce que j'aurai un appartement en ville ou une maison en banlieue ? Et en réalisant que je n'en saurai jamais rien, mon cœur se comprime. J'ai l'impression que des lianes l'entourent et se resserrent autour de lui, le saignant pendant qu'il se débat pour battre. Ma main passe dessus pour le sentir cogner, ne demandant qu'à sortir, exploser. Je m'assois sur un banc et ramène mes jambes jusqu'à moi. Ma tête coincée entre elles, je pleure. Je pleure de dégoût, de colère et de tristesse. La suite de notre conversation me revient :

— Qu'est-ce qui va m'arriver ?

— On ne peut pas savoir à quelle vitesse votre maladie évoluera... C'est variable d'un patient à l'autre.

— Qu'est-ce qui va m'arriver ? répété-je, la voix éteinte.

— La SLA est complexe, Maxime. En fait... Vos motoneurones se dégénèrent ou meurent progressivement. Au fur et à mesure de l'évolution, vous aurez du mal à marcher, parler, et déglutir. Les recherches avancent, mais le seul traitement qui existe à l'heure actuelle ne permet pas de contrer ça. Il permet toutefois d'en ralentir l'évolution. Nous allons vous diriger vers l'hôpital de la Salpêtrière, c'est le centre référant à Paris. Ils vous prendront en charge. Tous les spécialistes se trouvent sur place pour vous aider dans le processus...

La sonnerie de mon téléphone me sort de mes pensées. Je le tire de mon sac et sèche mes larmes. Mon corps se comprime en voyant le nom de Seth.

— Allô ?

Ma voix est légèrement enrouée, alors je me racle la gorge.

— Max, t'es où ? Je suis devant l'école et Sylvie m'a dit que tu n'étais pas venue, ce matin.

— Oui, désolée. J'ai eu une urgence, mens-je.

— Tout va bien ? me demande-t-il inquiet.

— Oui, oui, dis-je d'une voix faussement enjouée. Julia s'est juste disputée avec Mike, je suis allée la réconforter.

— Tu veux que je vienne te chercher ?

Son ton me laisse voir qu'il est rassuré.

— Non, ça va. Ne t'en fais pas.

— On se voit ce soir ?

— Je ne pense pas, Seth. Elle n'a pas la forme. Je vais rester avec elle.

— D'accord. Bon... Je t'appelle plus tard, alors ?

Je peux entendre à sa voix qu'il s'inquiète à nouveau, mais j'ai besoin de digérer tout ça avant de me retrouver face à lui.

— Oui.

Puis je raccroche et sèche mes joues humides avec les manches de mon pull. Pour l'instant, lui en parler est impossible, je n'en ai pas le courage. Demain, on verra. Et maman... comment vais-je pouvoir lui annoncer qu'après avoir perdu son mari, elle s'apprête à perdre sa fille ? Je m'en veux d'avoir à lui infliger un nouveau chagrin, une nouvelle tragédie. Les sanglots reprennent de plus belle quand je réalise tout ce que ma maladie implique et tous les gens qu'elle affectera.

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