Plus que reine


«Tu seras plus que reine » m'avait prédit dans ma jeunesse à la Martinique ma vieille nourrice qui était un peu voyante. Eh bien ! Elle s'est trompée sur toute la ligne puisque je ne suis que vicomtesse ; encore n'ai-je même pas droit à ce titre, mon époux se l'étant attribué de son propre chef. D'ailleurs, mon époux, il ne l'est plus, car sa tête est tombée voici quinze jours sous le couperet de la guillotine. Pauvre Alexandre ! Il n'a pas dû souffrir longtemps. Bien que je ne l'aie jamais aimé et trompé abondamment, j'ai versé un pleur sur sa disparition tragique. On est sensible ou on ne l'est pas ; et moi, Joséphine Tascher de la Pagerie, je le suis. Je m'évanouis à la vue du sang et sanglote au spectacle d'un oiseau mort. Comment réagirais-je si l'on me conduisait à l'échafaud ? Mais cela ne sera pas.

— Qu'est-ce qui ne sera pas ? demande près de moi une voix féminine.

Je sursaute. Je me suis exprimée tout haut, ce qui m'arrive parfois dans l'intimité de mon boudoir. Ici, aux Carmes, nous sommes une cinquantaine de femmes à être entassées sans la moindre possibilité de nous isoler. Celle qui m'a adressé la parole est plus jeune que moi de deux ou trois ans et est coquettement vêtue. Un bonnet à ruchés de dentelles d'où s'évadent des boucles châtain clair, encadre son visage rond aux yeux vifs et à la bouche menue. Je réponds avec un sourire, en entrouvrant à peine les lèvres, car mes dents gâtées me causent bien du souci.

— Je voulais dire que je ne mourrais pas, juste pour me rassurer. J'ai atrocement peur de l'échafaud.

— Vous ne mourrez pas, je vous le garantis.

Je la regarde, étonnée et demande :

— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?

— Parce que c'est mon métier de prédire l'avenir. Je me présente : Marie-Anne Lenormand, cartomancienne, exerçant dans un bureau de voyance et présentement en prison.

Elle a lancé cela d'un ton de défi, comme un pied de nez à nos geôliers. Sans son regard bleu, pétillant d'intelligence et de malice, je l'aurais prise pour une petite bourgeoise ou une gouvernante, certainement pas pour une diseuse de bonne aventure. En temps normal, je n'aurais pas adressé la parole à l'une de ces devineresses qui traînent après elle une odeur de souffre. Mais nous vivons une époque agitée où tout est chamboulé ; alors...

— Je suis la vicomtesse de Beauharnais, dis-je. Puis-je vous poser une question, Madame ?

— Appelez-moi Marie-Anne, nous sommes embarquées sur le même bateau.

— Il me semble. Je désire savoir pour quelle raison vous vous trouvez ici. Vous n'êtes pourtant pas aristocrate.

Elle hausse les épaules, d'un joli mouvement qui fait valoir les dentelles de son fichu. — En ces temps vertueux, la chiromancie est mal vue. Il y a quelques mois, j'avais pignon sur rue et maintenant, on me regarde comme une créature du Diable. Ce même Robespierre, qui n'était pas le dernier à me consulter, m'a fait emprisonner.

— Quel ingrat !

— Les hommes sont ainsi. Celui-là ne verra pas l'aube prochaine se lever, je vous en donne ma parole.

Parle-t-elle sérieusement ? Je frissonne, à fois anxieuse et pleine d'espoir et finis par poser la question qui me brûlait les lèvres :

— Et nous ? La verrons-nous ?

— Évidemment. Ces imbéciles m'ont confisqué mes cartes, mais je n'en ai pas besoin pour deviner le futur dans les lignes de la main. Voyons la vôtre !

Marie-Anne s'en empare et se penche sur ma paume ouverte.

— Je vois un mariage et une couronne, m'annonce-t-elle d'un air concentré.

En dépit du tragique de la situation, je ne peux m'empêcher de plaisanter :

— Dans quel ordre, s'il vous plaît ?

— Je l'ignore, dit-elle, nullement vexée.

— En tout cas, vos prophéties sont du plus haut comique. Un mariage, alors que je viens d'être veuve ! Quant à la couronne, la seule à orner mon front sera celle des martyres, j'en ai bien peur.

Marie-Anne a un sourire énigmatique. Elle a gardé ma main dans la sienne. Une douce chaleur se communique à moi et dispense dans mon corps ses ondes bienfaisantes. Peu à peu, je me détends et lâche un gros soupir.

— Ô ! Combien j'aimerais vous croire ! Et j'ajoute : y aura-t-il de l'amour dans cette union que vous me promettez ?

— Il y en aura de part et d'autre, pas forcément au même moment. De plus, vous devrez lutter contre un redoutable rival.

— Lequel ?

— Le désir de conquête qui pousse les hommes à préférer aux femmes les champs de bataille.

— C'est donc un soldat que j'aimerai, dis-je, pensive.

Pendant que je rêve à mon guerrier, une femme en robe blanche, un turban écarlate ceignant sa chevelure sombre, traverse la cellule d'un pas gracieux et se hausse sur la pointe des pieds pour atteindre l'unique fenêtre : un mince soupirail par lequel filtre la lumière blonde du dehors. Elle commence à agiter ses beaux bras d'albâtre jusqu'à ce qu'un sans-culotte à la face de brute lui ordonne sans ménagement de redescendre. Je murmure à l'adresse de Marie-Anne.

— Mon amie, Thérésia Cabarrus.

— Je la connais, je l'ai eue comme cliente: une séduisante et intrépide créature.

— Lui avez-vous aussi prédit une couronne ?

Marie-Anne secoue la tête, amusée.

— Non, le surnom de Notre-dame de Thermidor devrait lui suffire.

Étrange. Thermidor est justement le mois en cours et il s'achève dans l'incertitude de notre sort. Thérésia est redescendue de son perchoir, une expression de triomphe sur le visage. Aurait-elle cet air-là si... ? Un grand remue-ménage s'est fait soudain à côté ; les gardiens, affolés, détalent tels des lapins. Marie-Anne me lance un regard chargé de sens Eh bien ! Ne vous l'avais-je pas dit ? Ce cliquetis de clés tournant dans la serrure, ces grilles ouvertes en grand signifient que nous sommes libres. Une espèce de géant blond coiffé d'un chapeau à plumes noires pénètre dans la cellule et avec lui, le souffle chaud de l'été. Il serre Thérésia contre sa poitrine, à l'étouffer. Est-ce la réalité ou une vision de l'avenir, cet homme à la mine farouche et aux bottes élimées qui entre à son tour et me foudroie de ses yeux ardents ?

Tascher de la Pagerie : nom de jeune fille de Joséphine de Beauharnais, par la suite épouse de Napoléon et impératrice des Français.

Les Carmes : ancien monastère devenu une prison sous la Révolution.

Thérésia Cabarrus : future madame Tallien.

Thermidor : corresponden gros au mois de juin de notre calendrier. Joséphine a été libérée; le 9 thermidor 1794, à la chute de Robespierre.

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