Chapitre 9 › Le coût du bonheur
Je reste bouche bée à cette nouvelle. Mon histoire avec Vincent n'était pas cachée, néanmoins, je suis de nature discrète et pudique concernant mes relations. Il ne m'est donc jamais venu à l'idée d'envoyer un message groupé à tous ceux qui me côtoient pour les informer avoir embrassé un garçon et aimé ça. Je ne me souviens que du soir où je l'ai avoué à Adeline. J'appréhendais ses réactions avec une peur si grande qu'elle me dépassait entièrement. Heureusement pour moi, ma grand-mère est une personne ouverte d'esprit qui possède un cœur gros comme le monde.
Je ne peux pas imaginer le courage que cela demandera à Gabriel de le révéler à ses proches, eux qui semblent si fermés à cette idée.
— Et ton père ? demandé-je, comme s'il était le seul obstacle possible.
— Il sera bien obligé d'faire avec.
L'athlète tente de paraître décontracté, mais il ne cesse de déglutir et ses mains ne savent où se placer, instables.
— Alors, tu es vraiment prêt ?
Il hoche la tête sans s'arrêter. Spontanément, je recouvre l'une de ses mains tremblantes de ma paume afin de la stabiliser. J'essaie de traiter mon ami avec toute la bienveillance que Nonna a pu avoir envers moi lorsque j'ai pu lui confesser mon secret d'été.
J'adresse un sourire d'encouragements au brun et conclus la conversation d'un timbre confiant :
— Peu importe ce qui arrivera, je serais là, si tu as besoin de moi.
Son visage morose s'égaye. Il ne le prononce pas, mais je peux entendre un « merci » qu'il confesse à travers le regard amical qu'il me lance.
Le soir même de cette conversation, Gabriel poste une story sur son profil, juste un fond noir qui contient, au milieu de celui-ci, trois émoticônes : une porte ouverte, un bonhomme qui marche et le drapeau arc-en-ciel. Autrement dit, le sportif populaire que tout le monde connaît au lycée vient de sortir du placard.
Mon pouls s'accélère à la vue de cette image.
Il l'a vraiment fait.
Il n'a d'ailleurs pas perdu de temps. Dans le fond, cela ne m'étonne pas tellement. Mon ami est du genre téméraire ; quand il décide quelque chose, il le fait. C'est là notre énorme différence. Je suis plutôt du genre à réfléchir à toutes les conséquences qu'une décision peut avoir sur ma vie. J'observe l'idée sous plusieurs angles et, parfois, cette attitude trop prévoyante me fait louper des occasions. Gabriel, lui, il fonce.
Je croyais ne jamais avoir à penser ça un jour, mais je devrais peut-être prendre exemple sur lui.
Afin de le soutenir dans sa démarche, je réponds à sa publication par un message privé :
Oh mon Dieu, que vois-je ? Le chef de l'équipe de football, si populaire, si fort et si beau, est gay ? Ahahah ! Bravo, Gabriel ! Je te souhaite que tout se passe bien, tu le mérites ❤️🩹
Mon texte est aussitôt lu et aimé d'un cœur par son destinataire.
Très vite, de nouveaux messages arrivent dans une conversation de groupe que nous avons créé avec les anciens résidents du chalet. Maxence et Nicolas envoient des mots de soutien à Gabriel. Ils prévoient de faire une fête en son honneur. Un truc qui, apparemment, sera à base de licornes, d'arc-en-ciel et de paillettes. Mes meilleures amies expriment leur excitation quant à cette nouvelle avec des lettres en majuscules. Étonnamment, Jade poste même un GIF arc-en-ciel suivi d'une émoticône qui applaudit. Je ne peux m'empêcher de sourire en constatant que nos amis prennent aussi bien le coming out de Gabriel. Il n'y a que Camille qui lit les messages sans interagir.
Je me marre devant mon téléphone en voyant la conversation partir dans tous les sens. Parfois, j'ajoute mon grain de sel, surtout à propos de la fête à paillettes où je propose une playlist à base de Britney Spears, Lady Gaga et Mylène Farmer.
Soudain, une notification surgit. Je découvre sans grande surprise que Roxanne profite de la situation pour venir présenter ses doutes à propos de Gabriel et moi.
Je grogne, même si elle ne peut pas m'entendre. Mes doigts tapent rapidement sur le clavier une réponse claire, nette et précise :
La blonde surenchérit avec plusieurs messages malgré le désintérêt que je montre. Elle m'explique que c'est tout à fait logique que le sportif et moi finissions ensemble. Je lève les yeux au ciel et soupire d'agacement quant à ses propos. Pour échapper à ses idées folles, je décide d'abandonner mon portable afin de rejoindre le rez-de-chaussée.
La cuisine est vide et silencieuse, tout comme le salon. Je cherche Nonna dans chaque pièce avant de me résoudre à toquer à la porte du bureau de ma mère qui travaille encore. Sa voix se fait forte afin que je puisse l'entendre m'autoriser à entrer.
— Je te dérange ? demandé-je, tout en m'appuyant contre l'encadrement.
— Non, du tout. J'ai encore un peu de temps avant de partir à ma réunion.
Je balaye rapidement du regard l'espace de travail et constate que le bureau est encombré de papiers et de dossiers. Deux tasses de café vides traînent sur la table au-dessus d'eux.
— Tu sais où est passée Adeline ?
Elle réfléchit un instant tout en mettant de l'ordre.
— Il me semble qu'elle est allée chercher un cadeau à envoyer à sa sœur, c'est bientôt son anniversaire. Elle va déjà avoir soixante-seize ans, tu te rends compte ?
— C'est encore jeune.
— Oh, mon chéri. Tu ne diras plus ça lorsque tu y seras. Les journées défilent tellement vite que je ne les vois pas passer !
Je détourne les yeux de sa silhouette, mordant l'intérieur de ma joue. Je réfléchis un instant à ma réponse, doutant de la manière dont elle va prendre mes mots.
— C'est peut-être parce que tu passes ton temps à travailler.
Elle s'arrête aussitôt dans son rangement et marque une pause avant de redresser son attention dans ma direction. Je connais très bien la mine qu'elle affiche, celle de la culpabilité que j'ai tant de fois vue dans mon reflet.
— Tu sais, Allan, commence-t-elle d'un timbre de voix adouci, depuis que ton père est parti, c'est à moi de tout gérer. La maison, le travail qui n'en finit plus, ton éducation. Tout ça, c'est beaucoup pour une seule personne.
Je baisse les yeux, un peu honteux de ne pas pouvoir lui être plus utile.
— J'en ai conscience. Tu peux compter sur moi si tu as besoin d'aide pour quoi que ce soit.
Elle m'adresse un rictus qui se traduit par de la tendresse. Son corps contourne le bureau afin de me rejoindre. Là, elle dépose ses mains manucurées de part et d'autre de mon visage et clôture le sujet avec des mots qu'elle prononce presque à voix basse :
— Je te remercie, mon chéri. Mais ton rôle, c'est d'étudier et de te construire un avenir, pas de grandir trop vite. Je veux que tu puisses vivre le plus sereinement possible ta vie d'adulte.
Mes iris sont plongés dans les siens, je me rends compte que l'appétence de ma mère à être constamment sur mon dos n'est qu'une peur qu'elle transfère sur moi. Elle me surprotège des malheurs qui ont traversé sa vie, m'évitant ainsi le même sort.
C'est trop tard. L'adulte que je serai ne sera que le bagage des émotions de mon enfance.
Ses lèvres déposent un baiser sur mon front, puis elle regarde la montre à son poignet avant de retourner précipitamment remplir son sac d'une multitude de paperasses.
— Je dois filer à ma réunion. Ne m'attendez pas pour le dîner, je serai sûrement encore au bureau.
— OK. Bon courage.
— Merci, mon chéri, dit-elle en me passant devant.
Perchée sur ses talons qui claquent le sol, elle court chercher son manteau. Je la suis jusqu'à la porte d'entrée afin de l'accompagner. Dans un élan de courage, je l'interpelle :
— Maman !
Elle se retourne, malgré qu'elle soit pressée et sur le départ.
— Oui ?
— Ce serait sympa qu'on aille se manger une gaufre ensemble, comme lorsque j'étais petit.
Mes mains dans mon dos tremblent à l'idée qu'elle puisse refuser. Dans mon enfance, c'était une tradition que nous avions : tous les dimanches soir, on se rendait au salon de thé du coin et nous prenions chacun une gaufre au chocolat surplombée par un énorme nuage de chantilly. On parlait de mes journées à l'école, des mots en italien qu'Adeline m'avait appris, des amis que je me faisais... Cette habitude s'est peu à peu dissipée lorsque mes parents ont divorcé, jusqu'à complètement disparaître.
Les yeux de ma mère se remplissent d'émotion. Pendant un instant, je crois même la voir ravaler ses larmes.
Sa voix étranglée en témoigne :
— Ça me plairait beaucoup.
Le léger sourire que nous nous échangeons apparaît comme une promesse. La porte qu'elle referme après être sortie ne sonne pas comme d'habitude ; moins brute, comme si, pour la première fois en huit ans, elle partait au travail à reculons.
Quasiment une heure s'est écoulée lorsque j'appelle Adeline, trouvant ça étrange qu'elle ne soit pas rentrée alors qu'il est bientôt dix-neuf heures trente.
Là, assis sur l'un des tabourets de l'îlot central, je passe le temps en pivotant lentement de gauche à droite jusqu'à ce qu'elle décroche :
— Ciao amore mio, come stai ? | Salut mon amour, ça va ?
— Ciao Nonna, où est-ce que tu es ? Je t'attends pour manger.
— Où est ta mère ?
— Al lavoro, elle avait une réunion. | Au travail.
Adeline râle dans sa langue maternelle. Il y a du bruit derrière elle. Je bouche mon autre oreille de mon index afin de comprendre ce qu'elle dit.
— Non ti sento bene. Torni presto ? | Je t'entends mal. Tu rentres bientôt ?
— Je suis chez Lucette, je l'ai croisée à la librairie, braille-t-elle de son accent franco-italien. Il y a des lasagnes dans le four, mange. Torno a casa più tardi. | Je rentre plus tard.
Avant de raccrocher, je lui demande de faire attention lorsqu'elle reviendra et elle me rassure en m'affirmant que le mari de son amie la déposera chez nous.
Je délaisse lourdement mon téléphone et me tourne vers l'ensemble de la pièce, une mine boudeuse sur mon visage. La maison est si calme qu'elle semble sans vie, même avec moi à l'intérieur.
— Qu'est-ce que je vais faire de ma soirée ?
Dans un premier temps, je me lève afin d'aller ouvrir le four et de jeter un œil sur le plat qu'a préparé ma grand-mère. L'odeur qui émane du contenant fait aussitôt gargouiller mon ventre.
Il n'y a vraiment que les lasagnes d'Adeline qui peuvent me donner faim.
Je retire le papier d'aluminium qui recouvre le plat et le réchauffe à chaleur tournante. En attendant, j'effectue un aller-retour dans ma chambre afin de récupérer mon livre du moment, celui de Paul Éluard et sa Capitale de la douleur.
Je gratte une allumette dans le but d'allumer la grosse bougie centrale sur la table basse et m'installe avec ma lecture sur le canapé, un plaid sur les jambes. Page cinquante-cinq, je découvre les premières lignes de « Pour se prendre au piège » :
C'est un restaurant comme les autres. Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? Une grande femme, à côté de moi, bat des œufs avec ses doigts. Un voyageur pose ses vêtements sur une table et me tient tête. Il a tort, je ne connais aucun mystère, je ne sais même pas la signification du mot : mystère, je n'ai jamais rien cherché, rien trouvé, il a tort d'insister.
Je me sens irrémédiablement imprégné par les lignes, comme si j'avais déjà ressenti l'ambiance et l'émotion que l'auteur impose. Ai-je ce point commun avec Éluard ou est-ce que les lecteurs portent-ils le poids de toutes leurs vies au point de se reconnaître dans plusieurs livres ?
Le temps est suspendu durant la lecture, les pages se tournent sans que je me préoccupe de ce qui m'entoure. La page soixante-huit est entamée lorsque des coups contre la porte d'entrée me font sursauter au point où j'en referme aussitôt mon bouquin.
Je demeure un instant figé, activant tous mes sens afin d'écouter qui cela peut être à une heure aussi tardive. Des scénarios d'horreur me traversent l'esprit, je n'ose même pas bouger, bien que l'odeur de lasagne qui s'est répandue jusqu'au salon m'indique qu'il est temps que j'arrête la cuisson.
J'attrape mon téléphone d'un geste lent, faisant preuve de vigilance. Ce dernier étant resté sur silencieux pour ne pas être dérangé durant ma lecture, je le déverrouille afin d'appeler ma mère au secours quand je constate que j'ai six appels manqués de Gabriel.
Je survole les nombreux messages et ne retiens que celui où il me demande si je suis chez-moi. Comprenant que ça ne peut être que lui, je me redresse hâtivement, envoyant valser le plaid. Le poing frappe une deuxième fois contre la porte que je m'empresse d'ouvrir. J'ai un mouvement de recul en apercevant mon visiteur. Mon cœur loupe un battement par le choc que m'inflige la découverte du visage défiguré du footballeur. Il aborde un rictus, bien que ses yeux pleurent en silence. Du sang s'écoule d'une de ses narines et de son arcade où se trouve sa vieille cicatrice.
Dans un calme déconcertant, il annonce :
— Et maintenant, j'suis toujours le plus beau ?
✦
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top