Chapitre 6 › L'apprentissage de l'amitié
Mon portable, que j'avais totalement oublié, vibre dans ma poche à plusieurs reprises. Je me hâte de le sortir et découvre le nom de Roxanne qui raccroche avant que je puisse réagir.
Lorsque je parcours mes notifications, plusieurs appels manqués et messages de mes amies sont en attente. Même Gabriel s'y est mis et a tenté de me contacter quatre fois. Mon ventre se tord à l'idée que j'ai pu les inquiéter, ils doivent être en train de me chercher partout – partout, à l'exception du renfoncement du jardin où je me trouve.
Je m'empresse de rappeler mon amie en croisant les doigts pour qu'elle décroche. La sonnerie fait palpiter mon cœur d'impatience, mais j'ai aussi hâte de pouvoir les retrouver. Je me rapproche de la porte du jardin afin que quelqu'un puisse me voir si besoin, prenant le temps de saluer Logan de la main qui, lui, semble ne pas vouloir bouger de son coin.
Enfin, Roxanne décroche.
— Allan ! Mais t'es où ? Bon sang ! On te cherche partout depuis au moins une heure !
Sa voix est haletante et affolée. Je perçois dans son intonation à quel point elle a pu s'inquiéter.
— Je suis dans le jardin, à l'arrière. Excuse-moi, j'avais besoin de calme, j'ai fait une crise.
Je l'entends répéter ce que je dis en bruit de fond. La voix de Solène appelle Gabriel à travers la musique.
— Tu bouges pas, on arrive, OK ?
— OK, je vous attends. Et s'il te plaît, ramène-moi de l'eau.
La blonde raccroche, j'espère qu'elle a entendu ma demande. Je meurs de soif, ma bouche est desséchée, sans compter le mauvais goût du mélange du vomi et de l'alcool qui traîne encore sur mes papilles. Cette soirée est vraiment la pire à laquelle j'ai pu assister. Et vu mon état, ça valait bien la peine de prendre une éternité à me préparer ! Au moins, on peut dire que le baptême de la première fête étudiante a été respecté à la lettre. Il ne manquerait plus que je perde mon pucelage et je pourrai cocher toutes les cases.
— Allan ! hèle une voix au loin.
Je me retourne et avise Solène, suivie de près par Roxanne. Je me jette sans délai sur la bouteille d'eau qu'elle tient à la main afin de boire de grandes gorgées, sous l'air perplexe de mes amies.
La brune semble surprise lorsqu'elle remarque l'état de ma chemise et mon visage poisseux.
— Mais qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Ce n'est pas important.
Roxanne attouche l'une de mes joues pour examiner ma peau et soulève mes boucles de cheveux collantes. Une main se glisse devant sa bouche, comme si elle n'avait jamais rien vu de tel. Je détourne la tête, honteux d'être découvert dans un état aussi lamentable. Je m'étais promis de toujours leur dire la vérité quant aux mésaventures de mes crises d'angoisses, mais ce qu'il s'est passé ce soir me dépasse. Je n'aurai jamais le courage nécessaire de leur expliquer comment Camille m'a humilié, ce qu'il m'a murmuré à l'oreille ni d'avouer que, peut-être, il a raison concernant Vincent.
En fin de compte, est-ce que notre histoire était faite pour durer dans le temps ? Il n'aurait pas supporté mon amitié avec Gabriel et je n'aurais pas su gérer les secrets qu'il ne voulait pas partager avec moi. Je suis comme ça : trop méfiant, trop curieux, trop émotionnel, trop amoureux, trop peureux.
Je suis toujours trop.
Comment aurait-il pu gérer quelqu'un qui ne sait pas se gérer lui-même ?
Partir était, sans doute, la meilleure chose à faire.
Pour lui.
Roxanne me sort de mes tristes pensées en saisissant mon visage de part et d'autre. J'ai un mouvement de recul si craintif qu'elle lève les mains en l'air pour s'innocenter, s'excusant aussitôt :
— Je suis désolée. Je t'ai fait mal ? C'était pas mon intention.
— Non, tout va bien, assuré-je rapidement pour changer de sujet.
L'expression de Solène est soucieuse. À mon plus grand regret, elle ne compte pas lâcher l'affaire aussi vite.
— Tu mens. Tout ne va pas bien.
Mon sang ne fait qu'un tour. L'anxiété remonte peu à peu dans mon ventre, j'ai la sensation qu'un écriteau clignote au-dessus de ma tête, une flèche dirigée vers moi avec inscrit « Menteur ! ». Je tente de garder mon calme, mais si quelqu'un venait pour témoigner du rythme de mon cœur, je serais démasqué sans attendre.
— Arrête de t'obstiner. J'ai dit que j'allais bien, alors je vais bien.
Solène hausse légèrement le ton et me montre de la tête au pied avec sa main.
— Parce que tu trouves que t'as l'air d'aller bien, là ?
Ça m'énerve.
— J'ai percuté quelqu'un, son verre s'est renversé.
Mes bras se croisent contre mon torse pour marquer mon mécontentement. La réalité est que je n'arrive même pas à la regarder, mordant l'intérieur de ma joue afin de me forcer à ne pas craquer sous la pression.
— Ça ne ressemble pas à un verre renversé sans faire exprès, Allan.
— Oh, puis merde ! m'insurgé-je. Depuis quand t'es experte dans le domaine ?
Roxanne nous apostrophe, désorientée par la tournure des événements :
— Arrêtez de vous disputer ! On est amis, alors discutons calm...
Je la coupe et vocifère contre mes amies, emporté par ma fatigue et les mots de Camille qui passent en boucle dans ma tête.
— Tiens ! Parlons-en de l'amitié ! Vous m'avez forcé la main pour que je vienne ici, alors je l'ai fait pour vous faire plaisir, encore une fois !
Je m'époumone sans même reprendre mon souffle.
— En fin de compte, je me retrouve complètement seul, sans aucune réponse de votre part quand je vous écris.
— Allan...
— Non ! Tais-toi, Roxanne, laisse-moi finir ! m'exclamé-je en la pointant du doigt. J'étais seul dans ce foutu couloir à essayer de calmer mon anxiété. Tout ce que je voulais, c'était une réponse pour savoir où vous étiez. Je ne voulais pas être... seul.
Ma respiration sursaute, je retiens des sanglots.
— Je ne voulais pas que Camille me brutalise. Je ne voulais pas que Vincent s'en aille.
Mes larmes dévalent mes joues.
— Si vous aviez répondu plus tôt, rien de tout ça ne serait arrivé !
Je cache mon visage à l'aide de mes mains, me laissant tomber accroupi, les coudes contre les genoux. Je n'ai plus la force de me battre pour aujourd'hui. Les filles se précipitent au-dessus de moi et m'étreignent dans leurs bras. Les pleurs que je relâche ne naissent pas que d'une douleur enfouie dans mon cœur, mais aussi d'un soulagement de les avoir retrouvées après être resté si longtemps dans la peur et sans repères fiables.
Alors que j'écoutais les doux chuchotements rassurants de mes amies et que je leur présentais mes excuses à travers mes sanglots, la voix si familière de Gabriel me parvient :
— Camille a fait quoi ?
Je redresse aussitôt mon attention vers lui et découvre une manifestation de dégoût et de colère sur son visage. Je tente de rattraper mon erreur, même si je sais d'avance que j'ai peu de chance de réussir :
— Rien. Je me suis trompé.
— J'vais le tuer.
Gabriel se retourne sans délai à la recherche de son amant, m'obligeant à lui courir après. Je lui bloque le passage avant qu'il n'aille trop loin, suppliant l'athlète de ne rien faire contre Camille qu'il puisse regretter.
— C'est lui qui va regretter, pas moi.
Il me contourne, mais je reviens à la charge, posant mes mains sur ses épaules pour l'arrêter.
— Je ne veux pas de problème, Gabriel.
Celui-ci baisse difficilement les yeux sur moi et observe mon état avant de déclarer avec regret :
— Il suffit de te regarder pour voir que les problèmes, tu les as déjà eus.
Ces mots me provoquent un choc.
— Ça serait pas arrivé si j'avais été là, poursuit-il.
Il est prêt à me contourner, mais j'attrape sa main pour le retenir.
— Rien de tout ça n'est ta faute, Gab.
— Ouais, c'est ça, ricane-t-il nerveusement.
— Crois-moi, je suis le seul à m'être mené jusqu'ici. Mais toi, si tu vas me défendre auprès de Camille, tu le perdras. Je ne veux pas être responsable de ça. Lui aussi, il souffre.
Un rictus se dessine au coin des lèvres du sportif. Son pouce balaye le revers de ma main en même temps qu'il m'adresse un regard tendre, presque pétillant – je ne sais pas si c'est dû à l'alcool, ou bien à moi.
— Tu fais toujours ça.
— Quoi ? demandé-je.
— Préserver le cœur des autres en oubliant le tien.
Sa réponse soulève une saveur d'amertume en moi. Pourtant, je ne peux m'empêcher de dissimuler un sourire en mordant mes lèvres. Gabriel relâche un soupir qui me fait comprendre qu'il renonce à se confronter à Camille.
— OK, j'abandonne l'idée. Pour toi, souligne-t-il avec insistance en posant le bout de son index entre mes deux pectoraux.
Un rire m'échappe quant à ce geste. Mais Gabriel ne compte pas s'arrêter là pour autant et impose des conditions :
— Par contre, je veux que tu me racontes c'qui s'est passé.
— Je n'ai pas envie de faire ça.
— Et moi, j'ai pas envie de rester là les bras croisés. Alors c'est ça ou je vais voir Camille.
Je déteste les ultimatums. J'aurais dû m'en douter.
— Je n'ai pas envie que cette histoire ternisse l'image que tu as de lui, ça va être ma faute, insisté-je.
— Camille est assez grand pour savoir c'qu'il fait. Si son image est ternie, ce sera d'sa faute.
Il n'a pas tort. J'essaye simplement de tempérer une relation qui me donne l'impression de s'effriter à cause de moi. Chaque fois que je passe du temps avec Gabriel, j'ai la sensation d'être un égoïste qui ruine le cœur de Camille. Je ne cesse de culpabiliser à propos de ça, comme si l'athlète était une drogue qu'il m'est interdit de consommer et que je continuais à en absorber, malgré les avertissements. Je ne sais pas l'expliquer et je ne cherche pas à le faire. J'ai juste besoin de rester attaché à celui qui m'a rattrapé le soir où je me suis effondré. Gabriel a ce je ne sais quoi qui me rassure et adoucit les tempêtes qui me ravagent.
— Très bien. Je te raconterai ce qu'il est arrivé.
Sans attendre, il passe un bras autour de mes épaules et m'étreint gentiment contre lui. Et cela, malgré les odeurs de Vodka, de sueur ou encore de vomi.
Nous nous séparons au moment où Roxanne et Solène reviennent, apparemment sur le départ.
— On va rentrer, lance la blonde.
Étonné par cette annonce, je me dévoue :
— Minuit n'a même pas encore sonné, ne gâchez pas votre soirée à cause de moi. Je vais rentrer et je vous préviendrai lorsque je serai arrivé.
Solène frôle mon bras en une caresse compatissante avant de rétorquer :
— On ne va pas te laisser tout seul et on s'en fiche de cette fête.
— En plus, c'est prévu que tu dormes chez-moi, rajoute Roxanne.
Je m'apprête à maintenir ma proposition quand Gabriel coupe court à la conversation :
— Il va dormir chez-moi. Vous deux, vous n'avez qu'à rester et profiter.
Son intonation de voix sous-entend que ce n'est pas discutable. De plus, je remarque dans la manière d'être de mes amies qu'elles seraient heureuses de profiter encore un peu de leur samedi soir. Elles se donnent tellement pour moi que je me sentirais minable de les priver des festivités et d'un moment d'amusement en dehors des cours. Toute la semaine, elles se démènent pour réussir leurs études, alors elles ont bien le droit de relâcher la pression. Et puis, je leur dois bien ça, même si j'essaye un maximum de ne pas les solliciter durant mes épisodes de stress.
Après une étreinte à six bras, Gabriel et moi quittons les lieux de la fête. En un sens, je réussis à l'éloigner d'une bêtise qu'il pourrait regretter pour le restant de ses jours.
Son téléphone ne cesse de vibrer et du coin de l'œil, j'arrive à voir les nombreuses notifications qu'il ne fait qu'effacer. Je ne peux pas m'empêcher de croire qu'il s'agit de son amant qui lui demande des comptes. Pourquoi est-ce qu'il est parti avec moi ? Qu'est-ce qu'on va faire ? Pourquoi ne l'a-t-il pas prévenu ? Toutes ces questions que Camille doit se poser et que Gabriel ignore sans le moindre scrupule...
Mon ventre se tord de culpabilité.
Je devrais peut-être m'arrêter au milieu de cette rue éclairée par les lampadaires que nous longeons, ordonner à Gabriel de retourner chercher le blondinet et repartir en supprimant son numéro. À l'université, je l'éviterais en rasant les murs et s'il ne veut toujours pas comprendre, je pourrais tout aussi bien tisser un mensonge horrible que je lui balancerais en pleine face. Quelque chose qu'il n'oubliera jamais, tel que « Je me suis servi de toi pour savoir où est Vincent ». Ou encore un truc du genre « Si tu continues à me parler, je vais révéler à tout le monde que tu es gay. »
Je suis incapable de faire ça.
J'ai envie de pleurer. Encore. J'ai l'impression de ne faire que ça. Il y a des journées qui sont faites ainsi, où je ne suis qu'une fontaine de tristesse. Mais cette fois, je ne sais pas si ces larmes viennent de mon hypersensibilité qui me rend incapable d'être aussi cruel, ou si c'est le simple fait d'imaginer mon quotidien sans Gabriel.
J'avance en silence, les mains dans les poches de mon pantalon cargo. Mes yeux ne regardent que le sol, mais c'est juste pour éviter de voir mon ami couper son téléphone à chaque fois que Camille l'appelle. Ça m'insupporte parce qu'il n'y a rien de pire que de rester dans le doute. Je ne souhaite ça à personne, pas même à mes ennemis.
Quand est-ce que tu vas revenir ? Pourquoi tu n'as pas attendu que l'on en discute avant de partir ?
Son portable vibre une nouvelle fois.
— Tu devrais lui expliquer.
— Non.
— Ne sois pas si têtu.
— J'ai pas envie d'lui parler.
Je lâche un soupir, m'arrêtant afin de lui faire face.
— L'été dernier, tu étais une véritable pourriture avec moi. Tu m'as blessé. Pourtant, le soir du restaurant, je t'ai laissé t'expliquer. On n'en serait pas là si je n'avais pas fait ça.
Il croise les bras et détourne le regard, l'air un peu agacé.
— Ouais, ben, c'est pas pareil.
Je lève les yeux au ciel.
— Arrête de te chercher des excuses et explique-lui au moins pourquoi tu es en colère.
Il réfléchit un instant et soulève à peine les bras avant de les laisser retomber contre ses hanches, soupirant d'exaspération :
— OK, t'as gagné. Comme ça, j'vais lui laisser l'occasion de me dire lui-même c'qui s'est passé.
Mon cœur effectue un bond dans ma poitrine, il s'élance dans une course folle tandis que je reprends le chemin en direction du quartier de Gabriel. Quant à lui, il rappelle Camille et tous deux s'embarquent dans une conversation froide et faite d'injures.
Plus le brun hausse le ton, plus une voix dans ma tête me chuchote que tout ça est de ma faute. Je n'ose même pas imaginer ce que Camille raconte concernant notre différend de ce soir. Tout ce que j'espère, c'est qu'il dira toute la vérité, afin de m'éviter de le faire.
— T'as intérêt à m'avoir tout dit, Camille. De toute façon, j'vais m'assurer que ce soit le cas en comparant avec l'autre version, menace-t-il son interlocuteur.
Je demeure muet jusqu'à ce qu'on arrive devant chez le sportif. Il reste encore au téléphone durant à peu près vingt minutes où je passe mon temps assis sur le rebord du trottoir, ne rêvant que d'une douche bien chaude. Je regretterais presque de l'avoir convaincu de l'appeler.
Ça m'apprendra.
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