Chapitre 2 › Motus et bouche cousue
Je pousse la porte du café dans lequel les filles m'ont donné rendez-vous, un endroit dans lequel on se retrouve souvent depuis qu'il est parti. Nous sommes proches du centre-ville, mais assez loin pour avoir un semblant d'intimité. C'est en quelque sorte devenu notre repaire, tant que les employés au comptoir me saluent en m'appelant par mon prénom.
J'adore cet endroit, les couleurs noires, brunes et blanches qui décorent la salle m'apaisent. Les chaises sont confortables et les bancs recouverts de coussins tous plus moelleux les uns que les autres. À cette heure-ci, il y a pas mal de monde qui attend de pouvoir passer commande. La vitrine est remplie de pâtisseries sucrées et les gobelets à emporter défilent.
Les mains dans les poches de ma veste, je cherche mes amies en balayant la pièce du regard, me mettant parfois sur la pointe des pieds afin d'avoir un plus grand angle de vue.
Solène lève le bras et je reconnais d'emblée les multiples bracelets qu'elle porte au poignet. C'est avec un petit sourire que je les rejoins, retirant mon vêtement en trop que je pose sur mes cuisses lorsque je m'installe sur le banc face à elles.
— Désolé de vous avoir fait attendre, je suis venu à pied.
— Oh, ne t'inquiète pas pour ça, répond Roxanne, c'est le week-end, on n'est pas pressées.
Solène me tend un gobelet encore fermé.
— Tiens, je t'ai pris un chocolat chaud avec supplément de sucre et une paille.
Nous échangeons un rire à l'unisson.
— Merci. Tu me connais bien, toi, hein ?
— C'est surtout qu'il valait mieux vu le monde, souffle Roxanne en délaissant son dos au fond de la banquette.
Solène fait les gros yeux et rajoute :
— Ouais, le samedi, c'est infernal.
Je plante ma paille dans l'entrée prévue à cet effet et avale une gorgée de ma boisson, heureusement encore chaude. Les filles m'imitent. Un muffin à peine entamé trône entre elles deux, comme si elles étaient prêtes à le partager.
— Comment s'est passé ton rendez-vous ? questionne Roxanne.
Solène lui donne un léger coup de coude et celle-ci se redresse en haussant les épaules, une main en l'air comme pour prouver son innocence. Elle chuchote, mais ses paroles restent audibles :
— Quoi ?
— Tu aurais pu attendre un peu avant de faire ta curieuse !
— Ça fait deux minutes qu'il est là.
— T'es impossible, tu le sais, ça ? grogne Solène.
Un rictus se coince sur mes lèvres. Amusé par la situation, je ne peux m'empêcher de les interpeller :
— Rassurez-moi, vous savez que je vous entends ?
Toutes deux relèvent leur attention dans ma direction, l'air contrit.
— Excuse-moi, je ne voulais pas te forcer à en parler, mais on s'inquiète pour toi, souligne Roxanne, tout recouvrant ma main posée sur la table par la sienne en signe de soutien.
— Ce n'est rien. Je suis touché que vous puissiez vous en soucier.
Ces derniers mois, j'ai appris à accepter que mes amies puissent se soucier de moi. Le lendemain de ce fameux soir où ma vie a basculé, j'ai tout avoué à Roxanne et Solène : ce qu'il s'était passé avec Clémence, mes crises d'angoisses, mes mensonges...
Il ne m'était plus possible de continuer à faire semblant, alors qu'elles avaient assisté à ma détresse. J'ai imaginé leur confier tout ça un nombre incalculable de fois, mais voir la pitié sur leur visage a été plus difficile que prévu.
Ce que je n'avais pas envisagé, c'est à quel point elles ont culpabilisé de ne pas avoir creusé plus profondément pour savoir pourquoi j'avais autant changé. J'ai dû batailler pour les convaincre que tout ça était mon choix, qu'elles n'avaient fait que subir mes mensonges. Par ailleurs, j'aurais compris qu'elles veuillent rompre notre lien d'amitié.
Mais, à la place, elles m'ont pris dans leurs bras et, depuis, nous sommes plus soudés que nous ne l'avons jamais été. Elles sont telles des sœurs qui me permettent de ne jamais me sentir seul.
Je me suis promis de ne plus jamais leur mentir. Ça m'a enlevé un poids si lourd que j'ai pleuré durant des jours, des semaines entières. J'ai vidé des boîtes de mouchoirs à la chaîne.
— J'ai encore pleuré, avoué-je.
La main de Solène se rajoute à celle de Roxanne sur la mienne.
— Il m'a demandé mon orientation sexuelle, ça m'a énervé. Je n'avais pas la réponse, je n'y ai jamais sérieusement réfléchi.
— Tu as tout ton temps pour ça, commente Solène.
Mes dents malmènent mes lèvres. J'acquiesce d'un mouvement de tête, la gorge nouée.
— Le soin m'a fait du bien, je me sens apaisé, comme sur pause. Mais il est revenu dans mes pensées. J'ai essayé de ne pas pleurer, mais je n'ai pas su me contrôler.
Mon pouce balaye le revers de la main de Roxanne, qui tente de me rassurer :
— C'est normal, Allan. Un jour, tu réussiras à ne plus avoir autant de peine en pensant à lui.
— Elle a raison, renchérit Solène. Pour le moment, c'est encore trop tôt pour toi. Son départ était inattendu.
Je force un sourire, mes paupières papillonnent en sentant les larmes monter. Je les ravale aussitôt et inspire un grand coup, redresse mon dos et quitte l'étreinte de nos mains.
— Sans doute. Merci. On peut parler d'autre chose ?
Elles se remettent bien droites sur leur siège et concluent ainsi cette sombre discussion. Solène se penche afin de jeter un coup d'œil derrière moi. Ce qu'elle voit semble l'étonner :
— Oh, Gabriel est là !
Elle lui indique notre présence en levant le bras.
— Je me demande bien ce qui l'amène, s'interroge faussement Roxanne sans me quitter des yeux, tout en sirotant sa boisson.
Je donne un petit coup de chaussure contre son tibia pour lui faire comprendre que je n'aime pas ce qu'elle insinue. Et cela, même si Gabriel et moi passons le plus clair de notre temps ensemble depuis cinq mois.
— Je l'ai invité, il venait de finir l'entraînement, me justifié-je.
— Tu l'as invité ? reprend Roxanne en forçant sur les mots.
Je rétorque aussitôt, le timbre agacé.
— Il m'a envoyé un message quand je suis parti de chez-moi.
Gabriel arrive à notre hauteur, son sac de sport suspendu à l'épaule. Le beige du jogging qu'il porte fait ressortir le noir de ses cheveux, encore mouillés par la douche qu'il a dû prendre dans les vestiaires.
— Salut, vous faites quoi ?
Il n'attend pas notre réponse et vient directement se faufiler à mes côtés, un sourire égayant son visage, au même titre que celui qui se manifeste sur le mien.
— Salut, toi, ça va ? murmure-t-il, tout en passant une main dans mes cheveux qu'il ébouriffe pour m'embêter.
Ça me gêne moins quand c'est lui qui le fait plutôt que ma mère.
Un rire m'échappe. Toute mon attention est tournée vers lui, même mon corps est légèrement incliné vers le sien.
— Je vais bien, merci.
Roxanne tâte ma Converse sous la table. Je la regarde du coin de l'œil, celle-ci imite exagérément Gabriel et son « Salut toi ». Je fronce les sourcils pour lui faire comprendre que je désapprouve son attitude.
Je ne sais pas ce qui lui prend depuis quelque temps, mais elle ne cesse de me charrier avec lui, même si je n'ai jamais révélé le secret du sportif concernant son homosexualité. Elle s'imagine toute une histoire du fait que l'on puisse régulièrement se côtoyer. Pourtant, rien d'extraordinaire à ça : nous sommes dans la même école, nous suivons les mêmes cours et faisons donc la plupart de nos devoirs et révisions ensemble. Il arrive parfois que nous dormions chez l'un ou l'autre – jamais dans le même lit. Sans oublier qu'il est celui qui m'a ramassé à la petite cuillère le fameux soir où Vincent m'a quitté. Contre toute attente, ça a fini par solidifier notre amitié.
— Comment était l'entraînement ? lui demandé-je.
— Pas terrible. J'ai encore un peu mal, mais ça devrait aller mieux pour le prochain match.
— Tu t'es fait mal ? questionne Solène, qui mâchouille sa paille.
Gabriel repose son bras contre le rebord du banc. Sa main atteint mon épaule opposée et ses doigts jouent avec la matière en laine de mon pull vert foncé. Mon regard se lève instantanément vers Roxanne. Je la vois observer les gestes que le sportif a envers moi avant qu'elle ne revienne à mes yeux, haussant les sourcils à plusieurs reprises pour appuyer ses insinuations.
— Ouais, je me suis foulé la cheville il y a quelques jours. Rien de bien grave, mais à force de courir ça fini par me lancer.
Je sors discrètement mon téléphone pendant qu'il se livre à ses explications et envoie rapidement un message à Roxanne, qui se veut clair : Arrête. Ça m'énerve.
Ses yeux s'abaissent sur son écran, puis elle répond par l'émoji pouce en l'air. Une pression se dégage de ma poitrine, je déteste qu'elle puisse faire ça. Pour moi, ce n'est pas amusant. Gabriel est un ami que j'apprécie beaucoup et avec qui l'idée d'une éventuelle relation ne m'a jamais traversé l'esprit. J'aime notre amitié telle qu'elle est, d'autant plus que, contrairement aux autres, je sais qu'il a Camille dans sa vie.
Même si leur liaison est secrète et que Gabriel n'est pas le genre de personne à étaler ses émotions, je pense qu'il tient énormément à lui.
— Vous venez à la teuf de David, ce soir ? questionne le sportif.
Les filles froissent leurs sourcils, la réponse à donner leur semble moins évidente qu'à moi, qui reste de marbre. Roxanne, toujours prête à s'incruster à des soirées, s'empresse de se renseigner :
— Qui est David ? On est censées le connaître ?
Gabriel paraît étonné, puis comprend.
— J'ai complètement oublié qu'on n'est plus dans la même école.
— Il a encore du mal à s'y faire, le pauvre, le taquiné-je.
Il me donne un coup de coude, mais un petit sourire est coincé sur sa bouche.
— C'est un mec de notre promo. Il est sympa, pas vrai, Allan ?
Je remarque son œillade dans ma direction, mais je m'efforce de l'ignorer.
— Je ne le connais pas plus que ça.
— Il est sympa quand même.
— Si tu veux.
Je hausse les épaules et sirote mon chocolat chaud. Malgré mon manque d'interactions quant à la conversation, je constate tout de même les roulements d'yeux que fait mon ami.
— Il est toujours aussi sociable en cours ? ironise Solène.
— Il est rabat-joie.
Tous se mettent à rire, mes lèvres s'étirent un peu.
— Et cette soirée, alors ? Tu crois qu'on peut t'accompagner ? Ô, grand Gabriel ! Prince des fêtes populaires, s'il te plaiiiit ! s'enquiert Roxanne.
Elle passe une main dans ses longs cheveux blonds légèrement ondulés, un doux sourire illuminant son visage.
Gabriel reste impassible face à elle. Il me dérobe mon gobelet des mains et je sursaute. Je l'observe, surpris, amener la paille à ses lèvres, de manière à boire une gorgée du contenu.
— OK, je vous envoie l'adresse. Dites-moi quand vous êtes devant chez lui.
Les filles tapotent à l'unisson dans leurs mains, surexcitées à l'idée d'avoir quelque chose de prévu pour ce soir. Gabriel quitte le banc après m'avoir rendu ma boisson et récupère son sac, qu'il jette sur son épaule. Tout son corps se penche en direction du mien, les paumes bien à plat sur la table pour se maintenir. Je relève les yeux vers les siens, intimidé par sa prestance. Il m'adresse un regard pénétrant, pourtant, je ne peux m'abstenir de dériver vers la cicatrice de son sourcil.
D'un timbre de voix serein, il annonce :
— Je viens te chercher à vingt heures ?
Les traits de mon visage se braquent, je suis dans le refus.
— Je ne compte pas venir.
— Tu n'as pas envie qu'on passe la soirée ensemble ?
— Là n'est pas le sujet, Gab.
— Alors, qu'est-ce qui t'en empêche ?
Je le foudroie du regard, comment peut-il oublier mes angoisses ?
— Tu le sais très bien.
— Il viendra avec nous, alerte Solène.
— Il en est hors de question ! me rebiffé-je.
Le pied de Roxanne m'adresse un coup sous la table. Je jette un œil aux filles qui articulent une phrase muette : tout ira bien. J'affronte les yeux du sportif, qui ne m'ont pas lâché une seconde, et capitule :
— Vingt heures trente, et je rentre quand je veux.
Son visage s'éclaire, satisfait de me faire sortir de ma tanière. Je ne peux pas le nier, j'ai bon nombre de fois refusé ses invitations quand il s'agit d'inclure d'autres personnes que nous deux – à l'exception du groupe du chalet.
Gabriel se retire avec un sourire ridicule que j'ai envie de lui effacer. J'inspire un grand coup et ferme un instant mes paupières, comme pour relâcher une pression que je retiens depuis trop longtemps. Lorsque je rouvre les yeux, mes deux amies abordent une expression stupidement enjouée.
Je les pointe du doigt tour à tour avant d'ordonner avec aplomb :
— Taisez-vous.
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