Chapitre 19 › Ce que tu ne me feras jamais

Bercées par le bruit de l'horloge du salon, les minutes s'écoulent. Le plateau de jeu est déjà bien rempli, mais je ne suis pas dans mon jour de chance. Je bois une gorgée de ma tisane tout en cherchant à composer un mot avec mes lettres, guettant la moindre occasion de pouvoir gratter des points. Je repère la possibilité de poser un mot avec une lettre compte triple, mais Nonna me devance.

    — No ! Era per me ! râlé-je.
    Adeline lève les mains en l'air tout en riant.
    — Non hai intenzione di detronizzare il maestro.
    — Tu triches, c'est sûr.
    Elle pioche dans la sacoche tout en soufflant.
    — Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, tesoro.

Sa phrase me percute. Elle me ramène à un autre sujet que mon vocabulaire italien. L'image de Gabriel se dessine dans mon esprit. Je croise mes bras afin de m'appuyer contre la table, humidifiant mes lèvres avant de demander de but en blanc :

— Je crois que Vincent a un nouveau petit copain.
    Elle lève les yeux vers moi, ses lunettes au bout du nez.
    — C'est lui qui te l'a dit ?
    Je positionne une lettre à la fin d'un mot, puis soupire en piochant.
    — Je l'ai déduit. On ne s'est pas parlé directement.
    Adeline place ses lettres et gagne des points grâce au mot passione.
    — Donc, tu n'en es pas certain, précise-t-elle.
    — Non.

Son index remonte ses lunettes. Le silence qui revient me rend nerveux. En un sens, je cherche à ce qu'elle me conforte dans mon idée de me rapprocher de Gabriel afin de couper les ponts avec Vincent. Il me serait plus facile d'être proche de quelqu'un avec qui je partage mes journées que coincé dans ma souffrance.
Encore une fois, j'ai besoin de l'approbation de quelqu'un pour m'aider à prendre une décision plutôt que de faire mes propres choix.

— Tu te souviens de Gabriel ? insisté-je.
    — Le sparadrap ?
    — Oui, le sparadrap, pouffé-je.

J'observe le jeu, mais je me résigne à ne poser qu'une lettre. Mon cerveau est submergé par des pensées qui ne concernent pas les mots, mais mes maux.

Questo è il nuovo fidanzato di Vincent ? demande-t-elle.
     Mes yeux s'écarquillent de surprise en même temps que ma bouche s'ouvre. Je secoue la tête afin de me retirer cette image affreuse de mon esprit.
     — Non, Nonna ! Pourquoi tu m'as mis ça en tête ? C'est horrible !

Elle grimace avant de lever une main qui traduit qu'elle ne voit pas ce qu'elle a pu dire de mal. Je ne peux m'empêcher de rire, peut-être un peu nerveusement.
    Elle qui m'a toujours soutenue et écoutée par rapport à Vincent, je me retrouve soudainement gêné de lui parler de quelqu'un d'autre. J'ai la sensation de jeter mon premier amour à la poubelle, comme si passer à autre chose ne m'était pas autorisé.

— Nonna...
    — Mmh ?
    — Est-ce qu'on peut aimer une personne et être attiré par une autre ?

Adeline retire ses lunettes qui pendent autour de son cou. Elle redresse ses yeux vieillis vers moi, puis repousse légèrement ses lettres cachées afin de ramener sa tasse entre ses mains.

— De mon temps, on se mariait très tôt, commence-t-elle. Je me suis mariée avec ton nonno lorsque j'avais vingt-deux ans. Mais, à cette époque, j'ai rencontré un jeune homme. Alejandro, précise-t-elle de son plus bel accent.
    Elle marque une pause afin de boire sa tisane qu'elle soulève d'une main tremblante.
— Il travaillait dans un bar au bord d'une plage à côté de Rome. À Santa Sevena. Era bello e carismatico ! Mais il était volage.

À mon tour, je mets mon jeu de côté afin de saisir ma boisson, écoutant attentivement l'histoire dont elle ne m'a jamais parlé malgré les nombreuses aventures italiennes de son enfance qu'elle m'a déjà racontées.

— J'étais amoureuse de ton nonno, mais Alejandro me faisait un effet que je n'avais connu nulle part ailleurs. Lorsque j'ai réalisé ça, je me suis rendu compte que l'on aime chaque personne différemment.
    — Tu veux dire qu'il n'existe pas qu'une seule forme d'amour ?
    Ses lèvres se mettent à trembler, comme émue de lancer ce sujet.
    — Pourquoi devrait-il n'y avoir qu'une seule forme d'amour quand nous sommes des milliards d'âmes différentes les unes des autres ?

Cette évidence me saute aux yeux. J'avale difficilement ma salive en sentant les larmes naissantes. La voix étranglée, je me décide à révéler ma peur la plus profonde :

— J'ai peur d'apprécier la compagnie de quelqu'un d'autre. Si je me l'autorise, j'aurai l'impression de trahir Vincent et les sentiments que j'ai pour lui.
    Incapable de contrôler mes émotions, une larme tombe. Nonna tend le bras afin de m'ouvrir sa main et je la saisis sans attendre.
    — Tesoro, tu as un bon cœur. Ce que tu as vécu et ressenti avec Vincent vous appartient. Il n'existe rien au monde qui puisse vous le retirer. Toi aussi, tu as le droit d'avancer et de te découvrir. Sei così giovane.

J'acquiesce de la tête. Le revers de ma main libre essuie le bout de mon nez qui s'apprête à goutter. Mon thorax est pris d'une oppression qui se dégage peu à peu grâce aux caresses du pouce de ma grand-mère contre ma paume.

— Qu'est-ce qui s'est passé avec Alejandro ?
    — Niente. J'étais une jeune fille sans courage.
    — Est-ce que tu regrettes ? demandé-je à demi-mot.
    — Mes années avec ton nonno ont été les plus belles de ma vie. Disons juste que si j'avais eu ma sagesse actuelle, j'aurais été plus courageuse.

    À mon tour, je resserre sa main dans la mienne. Elle soupire, comme accablée par les souvenirs qui la rattrapent.

    —  La vie va trop vite pour en avoir peur.
Elle redresse le haut de son corps voûté et se retire de notre étreinte, afin de remettre ses lunettes sur son nez et d'étudier la partie que nous avons mise de côté.
— Ne crois pas que pleurnicher va m'empêcher de gagner, déclare-t-elle, l'index en l'air.

   En fin de compte, elle a réussi à me battre à plat de couture.
    Ce soir-là, dans mon lit, j'observe la photo que Roxanne m'a envoyée plus tôt dans la soirée. Je scrute ma main sur son bras, le petit sourire qui lui façonne des fossettes, la couleur rosée de mes pommettes et les regards pétillants que nous nous échangeons. Jusqu'ici, je n'avais pas remarqué à quel point nos visages peuvent être si proches. S'il n'avait pas à peine dissimulé le bas de son faciès contre son sweat grâce à son bras, j'aurais sans doute pu sentir son souffle caresser mes lèvres.

Blotti sous ma couverture, une de mes jambes s'enroule autour de celle-ci. Installé sur le côté, je jette un coup d'œil sur ma charte accrochée au mur face à moi. Mon ventre se tord par le trac lorsque je relis ma résolution : me laisser tenter par de nouvelles expériences. Au moment où je l'ai écrite, j'étais loin d'envisager que les nouvelles expériences peuvent être des gens.

Mon regard revient à l'écran de mon téléphone. Mes doigts vont jusqu'à ma conversation avec Gabriel qui m'a répondu par un simple émoticône souriant. Ni plus ni moins, ce qui m'embête. Il ne laisse aucun indice quant à son opinion sur le quiproquo au stade et dont nous n'avons pas discuté. Il se contente d'agir comme si rien de tout ça ne s'était produit, ou peut-être suis-je le seul à me faire tout un film d'un pas grand-chose. Après tout, il a toujours été très protecteur envers moi, alors, un baiser sur le front est sans doute sa manière de me montrer de l'attention.

Une attention amicale.

Mon torse se bombe, laissant une respiration chevrotante s'extirper de mon nez. Mes sentiments sont en désordre ; une tristesse m'envahit à l'idée qu'il ne puisse me voir que comme un simple ami. Pourtant, au plus profond de moi, je suis convaincu que s'il me demandait d'être son petit ami, je refuserais.

Il n'est pas celui que j'aime.
    D'ailleurs, qu'est-ce qui peut bien m'attirer chez lui ?

Il est grand, c'est intimidant et à la fois réconfortant. Il est protecteur, parfois trop. Il a une jolie bouche bien dessinée. Puis il est taquin, on se marre bien ensemble. J'adore ses dessins, c'est un petit plus à ne pas négliger.

Une moue se forme sur mon visage alors que mes yeux divaguent vers le plafond.

Au risque de tomber dans le cliché, j'avoue que son petit côté mauvais garçon lui donne du charme. Juste un peu.

Je me rends sur les réseaux sociaux et consulte son profil Instagram. Je fais défiler les photos en prenant le temps de bien les regarder.

Bon, OK. Un peu, beaucoup.

Il faut que j'arrête de stalker les gens sur Internet dès que je me pose des questions à leur sujet. Par cette prise de conscience, je m'apprête à couper mon téléphone quand je remarque que Gabriel a publié une story visible uniquement pour ses amis proches – dont je semble faire partie. Curieux, j'appuie sur celle-ci et l'écran affiche la photo que Roxanne m'a précédemment envoyée.

Je me redresse aussitôt dans mon lit en position assise. Les yeux écarquillés, j'observe le cliché posté auquel je ne m'attendais pas. Un cœur rouge qui porte des bandages y a été ajouté. Qu'est-ce que cela peut bien signifier et, surtout, qui a-t-il dans sa liste d'amis proches ?

Mon portable est délaissé sur la table de nuit tandis que je me laisse retomber, passant mes mains sur mon visage avant de les perdre dans mes boucles.

— Est-ce que toi aussi, Gabriel, tu les ressens ces papillons ?

Mes paupières se ferment tandis que mes lèvres s'entrouvrent afin de laisser passer ma respiration. Mes mains descendent lentement le long de mon torse recouvert par un tee-shirt, saisissent le rebord de celui-ci et le remontent jusqu'au-dessus de mon nombril. Là, le bout de mes doigts caresse la partie basse de mon ventre alors que je plie les jambes.

— Et toi, Vincent, tu les ressens ces papillons, quand tu es avec celui par qui tu m'as remplacé ?

Que lui fais-tu que tu ne me feras jamais ?

Sous mes paupières se redessinent les courbes de mon amour d'été, la sensation de ses baisers contre ma bouche, de ses mains parcourant mon épiderme. Je retourne dans mes réminiscences, revivant les scènes de nos baisers endiablés. Il était si brut qu'on aurait dit qu'il était pressé de me dévorer.
À quel moment l'amour tombe-t-il dans les profondeurs de la passion ?

Mes pensées dérivent sur l'image du sportif marchant sous la pluie. Je le revois, lui et ses hématomes, lui et ses vêtements couverts de boue, lui et ses cheveux qui gouttent sur son front. Ma peau frissonne sous les gestes de mes doigts qui ne font que caresser mon hypogastre. Ma main libre s'empare des draps contre lequel mes phalanges appuient en même temps que mon esprit revoie celle de Gabriel saisir ma mâchoire. Le sportif pose ses lèvres contre les miennes et j'expire un véritable souffle qui se fait entendre.

Mes cuisses se crispent, je me force à ne pas les serrer alors qu'un feu brûle au creux de mes reins. Je le vois m'embrasser, je pourrais presque sentir sa présence, ses baisers mouillés par la pluie battante. Je me sens durcir sous l'influence de mes chimères qui m'égarent de la réalité. Je suis prêt à me laisser tenter par celles-ci quand mon téléphone se met à trembler contre le bois de ma table de chevet.

Un sursaut de peur m'arrête. Mon cœur frappe si fort aux portes de ma cage thoracique qu'il pourrait m'en briser les os.
Je souffle un bon coup, rassuré que ce ne soit que le vibreur. Ma main tâte le meuble afin d'attraper mon portable que je tiens dans les airs, face à mon visage. Mes yeux se plissent, agressés par la lumière vive de l'écran sur lequel j'avise un message de Gabriel.

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