Chapitre 12 › Les fantômes que tu m'as laissés

Le corps de Gabriel se retourne tandis que je me positionne sur le côté, mon visage vers l'intérieur du lit. J'entends mon compagnon de nuit soupirer. Il somnole, mais semble repartir dans le sommeil après avoir une nouvelle fois changé de posture. J'ai mis du tout à m'endormir. Peut-être ai-je fermé les yeux durant trois heures, tout au plus.

Mon front se crispe. Je pense trop, j'ai du mal à me détendre alors que je n'ai pas encore ouvert les paupières. La journée s'annonce émotionnellement difficile. Je n'ai pas envie de la vivre, donc je repousse mon éveil total autant que je le peux. Pourtant, je sais qu'il faudra bien que je finisse par retrouver la vue.

Je tente de convaincre mon esprit que tout se passera bien, qu'il me suffit de me lever et de prendre chaque moment avec légèreté. Difficile à envisager quand il y a un poids si lourd en moi qu'il me cloue face contre terre. Mes phalanges s'accrochent au coin de mon oreiller que je resserre dans la paume de ma main. J'entame des respirations rapides qu'il m'est compliqué de contrôler.

Ouvre juste les yeux.

Je serre les dents. Ma mâchoire est contractée par mon anxiété, elle se répand le long de mon échine. Il me faut quelques instants avant que mes paupières se mettent à papillonner, ma rétine étant agressée par la lumière que laisse passer le velux. Le flou dans lequel est embarquée ma vision se dissipe peu à peu. Je distingue la poutre au fond de la chambre, puis la couverture aux draps à la couleur bleu minéral qui recouvre le corps de mon ami, qui a gardé son tee-shirt pour la nuit.

Mes lèvres entrouvertes tremblent lorsque je remonte mon attention vers le visage de l'endormi. Pour la première fois depuis l'été dernier, je découvre un faciès à mes côtés, loin de celui que j'implore de revoir. Le bout de mon nez devient subitement brûlant au moment où les larmes me montent aux yeux. Le portrait assoupi de Gabriel n'a rien à voir avec celui de Vincent ; il n'est pas détendu ni même enfoncé dans le coussin. Au contraire, ses sourcils restent froncés et sa bouche crispée, comme s'il avait fait des cauchemars à répétition.

Mon cœur est frappé d'une douleur qui surgit tel un coup de foudre à l'envers. Mon corps se rétracte en position fœtale tandis que ma respiration saccade sous la pression du mal qui m'asphyxie. Ma vue se trouble par les larmes qui inondent mon visage et s'écoulent jusqu'au bout de mon nez, pour venir s'échouer sur mes lèvres. Ce cri, il revient dans mon esprit et résonne en écho.

Je tente de hurler, mais aucun son ne sort de ma bouche, bien que celle-ci soit ouverte. Je n'avais pas encore atteint ce stade de mon deuil, celui où même ma voix me préserve du bruit de ma douleur en restant muette. Elle est là, ma minute de silence pour rendre hommage à ce qu'on était. C'est comme être sous l'eau ; l'image est visible, mais le son est étouffé. Il n'y a rien à percevoir, tout reste en moi, comme si mes émotions étaient une bombe à retardement dont le décompte n'est pas arrivé à échéance.

Puis, sans prévenir, je remonte à la surface et ma peine se manifeste par un cri aigu qui marque une voix brisée. Mon corps engourdi menace de me quitter, incapable d'encaisser l'émotion qui s'étire dans mon cœur, mon âme et ma chair. Je grogne en serrant les dents tant cette tornade d'émotions me demande de lutter contre moi-même. J'ai l'impression d'accoucher de ma peine, de tuer ma rage de l'avoir laissé m'abandonner, de ma culpabilité de ne pas l'avoir retenu. Quelque chose est en train de mourir à l'intérieur de moi, je le sens dans mes tripes, dans mon esprit qui s'effrite à travers mes gémissements qui étranglent ma respiration aléatoire.

Mes mains sont fermées en des poings qui tirent sur les draps que j'agrippe depuis que je suis sorti de mon sommeil. Je sens le corps de Gabriel sursauter contre le matelas, sûrement dû aux cris que j'étouffe en mordant mes lèvres.

— Allan ? murmure-t-il, la voix voilée.
Il soulève la couverture sous laquelle je me suis réfugié en boule et se redresse aussitôt en me trouvant dans cet état.
— Allan ! Qu'est-ce qui se passe ?

Il panique. J'aurais aimé lui offrir un réveil des plus chaleureux, moi aussi, comme il l'a toujours fait lorsque je dormais chez lui. Mais j'en suis incapable. Découvrir son visage au lieu de celui de Vincent a créé un choc auquel je ne m'attendais pas, bien que je le redoutais.

— Parle-moi, qu'est-ce... qu'est-ce que je dois faire ?

Il insiste d'un timbre affolé tandis qu'il passe une main dans mon dos en essayant de me ramener contre lui. Ses doigts descendent le long de ma colonne vertébrale, je sens qu'il appuie pour tenter de me redresser, mais je reste bloqué.

— T'es rigide comme la pierre, constate-t-il.

Je ne parviens même plus à respirer par le nez, celui-ci étant bouché et coulant contre le drap. Mes sanglots s'intensifient au moment où mon ami me soulève du mieux qu'il peut, sans grand résultat. J'aimerais lui parler, lui expliquer ce qu'il me prend. Je le ferais, si je pouvais ne serait-ce qu'aligner un mot.

Aide-moi, je t'en supplie. J'ai tellement peur de ce qui m'arrive.

Je réussis à relâcher l'oreiller, bien que mes doigts craquent, tant ils sont ankylosés. J'attrape faiblement le poignet du sportif sur lequel il s'appuie pour rester redressé au-dessus de mon corps. Je tente de lui montrer que je souhaite qu'il s'allonge, incitant son bras à venir m'entourer. Heureusement pour moi, il comprend vite ma démarche et s'empresse de s'étendre en prenant soin de me prendre dans ses bras. L'un est autour de mes épaules, une main contre ma nuque, alors que l'autre recouvre mes hanches, pendant que ses doigts câlinent mon épine dorsale dans le but de la détendre.

Son menton se pose contre le haut de mon crâne lorsque je cale mon front contre son torse, blottissant mon corps contre le sien tout en gardant les yeux fermement clos. Là, il tente de me rassurer à voix basse :
— J'suis là, il ne peut rien t'arriver.

Je me raccroche au tee-shirt qu'il porte, froissant le tissu entre mes doigts. Ma respiration sursaute, mais je réussis enfin à glisser quelque mots qui sont vite rattrapés par un gémissement de douleur qui me contracte tout le corps :

— J'ai peur...
— Je sais. Tout va bien s'passer, j'te le promets.
La force de son étreinte me compresse contre lui et me rassure.
— Tu vas y arriver. Concentre-toi sur ta respiration. On va l'faire ensemble, OK ?

J'adhère à sa proposition en hochant la tête. Gabriel exerce une première inspiration que j'imite du mieux que je peux, puis nous bloquons durant trois secondes avant de relâcher l'air. Nous répétons l'exercice cinq fois d'affilée avant de faire une pause. Pendant plusieurs minutes, nous recommençons autant de fois que nécessaire. Il ne desserrera pas son étreinte tant que mes pleurs n'auront pas cessé et que ma respiration ne se sera pas stabilisée. Là, tout contre lui, je récupère doucement le contrôle de mon être, malgré mes membres engourdis. J'ai la tête qui tourne, même si mes yeux sont plongés dans l'obscurité.

Sa main, logée dans ma nuque, dérive jusque dans mes cheveux qu'il papouille. Mes joues me semblent irritées par les pleurs qui ont souillé ma peau. Ma bouche, quant à elle, est sèche et pâteuse. Je me sens comme anesthésié, suspendu entre deux mondes : le calme après la tempête et le son des battements de cœur apaisants de Gabriel.

Il adopte sa voix la plus douce et me demande :
— Comment tu t'sens ?

Je redresse légèrement mon visage. Le bout de mon nez frôle son vêtement alors que je lève les yeux dans sa direction.

— Mieux.
— Tu veux parler de c'qui s'est passé ?
Je prends un moment avant de répondre, mon regard est perdu dans le vide.
— J'ai été exorcisé.
— Comment ça ?
— La souffrance que je gardais pour ne pas l'oublier. Elle est partie. Comme lui.

Gabriel inspire un grand coup, resserrant son étreinte qui me fait fermer les yeux un bref instant. J'avais besoin de ça ; de quelqu'un qui m'étreint, qui montre à mon corps qu'il n'est pas perdu.

— Il a toujours été spécial, tu sais. Crois-moi, j'sais ce que ça fait d'avoir mal à cause de lui. Sa vie n'a pas toujours été facile, il a eu beaucoup de responsabilités sur les épaules dès son enfance. Mais j'peux te promettre une chose, Allan. Vincent tient beaucoup à toi. Il ne voudrait pas qu'tu souffres autant.
— Comment est-ce que tu peux savoir ça ? demandé-je, les yeux larmoyants.
— Parce qu'il est égoïste. Il n'a pas hésité à tous nous écorcher, nous, ses proches. Mais, toi, il t'a préservé en partant. C'était peut-être pas c'que tu voulais, mais il a fait c'qui lui semblait être la meilleure solution.

Je défais doucement notre enlacement, afin de pouvoir lui faire face. Son pansement n'a pas bougé durant la nuit, mais ses hématomes virent vers une couleur bleue, jaune et violet.

— Que ferais-tu à ma place ? Tu l'oublierais ?
— Tu pourras jamais l'oublier. Mais tu dois avancer. Ça va faire six mois que tu restes bloqué sur quelqu'un qui ne reviendra probablement pas.
— Et s'il revient ?
— Tu aviseras, dit-il en dégageant une boucle de mon visage qu'il passe derrière mon oreille. Il a décidé de partir, il pourra pas t'reprocher d'avoir avancé.
Je baisse les yeux et tire ma lèvre inférieure entre mes dents.
— Tu comprends ? s'assure-t-il.
— Oui, je comprends. Merci d'avoir pris le temps de me parler et de m'avoir aidé. Et désolé de t'avoir fait peur.

Un sourire se glisse sur sa bouche en même temps qu'il se redresse afin de s'asseoir sur le rebord du lit. Je l'imite et passe le revers de ma main sur mes joues que j'essuie. La boucle de la ceinture de Gabriel tinte et m'indique qu'il se rhabille. Je m'abaisse dans le but de retrouver mon short que j'enfile en un mouvement, et, sans réfléchir, je demande de but en blanc :

— Tu penses que quelqu'un réussira à m'aimer à nouveau ?
Le grand brun fait le tour du lit, s'arrête à mes côtés et répond sans hésiter :
— Évidemment.

***

Gabriel a pu regagner sa maison le jour même en étant en sécurité, ce qui m'a énormément soulagé. Pour la première fois, sa mère s'est décidée à se ranger de son côté. Bien que sa relation avec son père soit toujours tendue, il pouvait au moins avoir un toit sur la tête. J'espère que son paternel remarquera un jour à quel point son fils est quelqu'un de gentil.

Quant à moi, j'ai pu dormir une nuit entière. Le soir de mon choc émotionnel, je me suis écroulé avant minuit. Encore habillé et au-dessus de ma couette. Je ne me suis réveillé qu'au petit matin. Ça ne m'était pas arrivé depuis des mois. Peut-être que la crise qui m'a traversée m'était nécessaire, que j'en avais besoin pour extérioriser tout ce que je retenais par peur de tout oublier.

Gabriel a raison, il faut que je passe à autre chose. Je ne peux pas continuellement attendre que Vincent revienne. L'amour que je lui porte m'appartient. Qu'il soit là ou non, mes sentiments sont à moi. L'amour n'a pas de but. Il n'est pas question d'atteindre le but ultime en possédant la personne, mais en s'autorisant à apprécier plus que de raison un être qui, au départ, nous était un parfait étranger. Ça me suffit.

Son absence ne m'aide pas à me retrouver. Au contraire, elle m'éloigne encore plus de moi.
Pour la première fois de ma vie, je décide de me choisir. À partir de maintenant, j'accepterai les opportunités que la vie me présente. Et pour ça, il me faut un guide.

Mes dents mâchouillent le capuchon de mon feutre, je réfléchis à d'autres pensées positives que je pourrais rajouter, mais rien ne me vient. De toute manière, celles-ci remplissent déjà la feuille. Je délaisse mon marqueur et me relève afin d'aller chercher ma palette d'aquarelle. En quelques allers-retours, je ramène un pinceau, mais aussi un verre d'eau pour le rincer.

J'ai envie de pouvoir décorer ma charte avec des couleurs significatives, et les premières qui me viennent à l'esprit sont celles des chakras. Ainsi, je trempe les poils de mon pinceau dans le vert avant d'étaler celui-ci sur la feuille, créant des ronds de différentes tailles que je répartis un peu partout sur le papier. Je rince mon outil, puis choisis l'orange pour réitérer l'opération. Je répète le même schéma avec le rouge, le violet, le jaune, puis le bleu. Rapidement, les teintes égayent le tout et me donnent la sensation que je vais pouvoir m'y tenir sans baisser les bras.

Je trouve une place d'honneur à ma création en l'accrochant près de ma porte de chambre. Mon ventre se tord lorsque je recule pour observer mon œuvre. Je me rends compte que je suis en train de faire un premier pas vers une nouvelle vie qui, je l'espère, me réserve de beaux horizons.

En attendant, tous les matins, je lirai ce texte et tenterai de les appliquer dans mes journées. J'ai envie d'aller bien, de ne plus sentir mon corps s'alourdir à chaque fois que mon cœur prend un coup. Bien évidemment, je sais que je resterai toujours le garçon étrange qui demeure timide et introverti, mais je veux croire que, même en étant ainsi, la quiétude est à ma portée.

Je m'apprête à aller ranger mes affaires éparpillées sur mon bureau quand on toque à ma porte. J'ouvre celle-ci, sachant qu'il n'y a qu'Adeline qui réagisse de la sorte sans oser rentrer – pas comme ma mère. Elle porte deux tasses dans ses mains et est habillée de son plus beau pyjama pilou gris et rose à l'effigie de fleurs printanières.

— Je t'ai préparé un lait chaud au miel.
Un sourire s'élargit sur mon visage tandis que je la laisse entrer.
— Comment as-tu su que c'était ce dont j'avais besoin ? dis-je en saisissant la tasse qu'elle me tend.
— Una nonna sa queste cose. | Une grand-mère sait ces choses.
— Certo (évidemment). C'était une question idiote.

Nous nous asseyons au bord de mon lit. Ça me fait tout drôle de la voir dans ma chambre, elle qui n'y vient quasiment jamais. Du moins, elle ne frôle que très rarement le seuil. Elle ne peut d'ailleurs s'empêcher d'observer la décoration alors que je trempe mes lèvres dans la douceur du lait chaud à l'arrière-goût sucré.

— Je ne pense pas qu'il puisse exister de questions idiotes.
Son regard, vieilli par les années, se tourne vers moi. J'ai la sensation qu'elle n'est pas montée ici par hasard.
— Comment ça se passe à l'école ?
Je hausse les épaules.
— Ça va. C'est beaucoup de croquis et certains cours m'ennuient, mais l'an prochain, je pourrai choisir des options, alors ce sera plus agréable.
Ses fossettes se creusent avec ses lèvres qui s'étirent.
— C'est bien. Tu dois faire ce qui te fait palpiter le cœur, ajoute-t-elle en tapotant mon genou d'une de ses mains.

Un silence s'installe, dû au fait que nous buvons une gorgée de nos boissons chaudes. Puis, comme si elle voulait en venir au vif du sujet, elle fait remarquer :

— Il est gentil, ton ami. J'ai oublié son prénom.
Elle me montre son arcade sourcilière et rajoute :
— Colui che indossava il cerotto. | Celui qui porte un sparadrap.
Je feins un rire incontrôlé à l'entente de la description du sportif.
— Il s'appelle Gabriel.
— Sì ! Gabriel ! amplifie-t-elle comme si elle avait s'était fatiguée à se souvenir de son prénom durant toute la journée. Ma mémoire n'est plus aussi vive que dans ma jeunesse.
— Ta mémoire va très bien, Nonna. Et oui, Gabriel est gentil.
— Je ne l'ai pas reconnu sur le coup, avec ses ematomi (hématomes). C'est plus tard que je me suis souvenu qu'il était déjà venu à la maison.
— Oh, il n'est pas venu si souvent. Deux ou trois fois.
— Sento che gli piaci. | Je sens qu'il t'aime bien.

Voilà donc le sujet de son intervention.

J'avale difficilement ma salive, baissant les yeux comme si j'avais peur qu'elle y voit quelque chose dont je suis moi-même inconscient.

— È normale, siamo amici. | C'est normal, nous sommes amis.

Je bois une nouvelle gorgée pour me soustraire à cette conversation. J'avise Adeline du coin de l'œil. Elle fixe ma charte accrochée au mur, qui relève sa bouche ridée. Elle finit par se redresser en s'appuyant sur le matelas. Un soupir s'échappe d'entre ses lèvres, comme pour exprimer sa fatigue.

D'un pas traînant, elle se rend vers la porte qu'elle s'apprête à franchir, avant de finalement s'arrêter pour consulter l'affiche que je viens tout juste d'accrocher. Je me sens mis à nu qu'elle puisse lire mes objectifs pour tenter d'atteindre la paix intérieure. Je savais qu'elle ou maman finirait par la découvrir lorsque je l'ai exposée, et c'est là le premier obstacle de ce changement.

Adeline pouffe, puis elle se retourne dans ma direction. Son regard brille et sa voix est calme :
— On risque de pleurer un peu si l'on s'est laissé apprivoiser.

La référence au Petit Prince me fait l'effet d'une décharge dans ma poitrine. Depuis le drame de la fin d'été, je n'ai plus jamais touché à ce livre que j'ai tant aimé. Pire, je l'ai caché avec mon carnet dans une boite que je préférais oublier.

Le temps que je trouve mes mots afin de lui répondre, elle est déjà partie, en ayant pris soin de refermer la porte.

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