Chapitre 11 › Quand je suis avec toi

    — Tu plaisantais pas quand tu m'as dit qu't'aimais les livres.

    Gabriel scrute ma bibliothèque au fond de la pièce. Il se penche et semble lire les titres. On pourrait croire qu'il cherche des indices pour vérifier si je lui cache quelque chose sur ma personnalité. Je demeure silencieux, assis sur mon lit, les chevilles croisées et les mains jointes. Une partie de moi ne peut s'empêcher de penser à Vincent et au jour où il a découvert ma chambre. Tout comme Gabriel, ma bibliothèque l'avait impressionné.

    Préoccupé, je gratte les contours de l'ongle de mon pouce avec mon index et m'arrache la peau. Le grand brun dévie le regard sur la carte pailletée de Roxanne, toujours accrochée au mur, puis sur mes photos de vacances en Italie avec Nonna. Il poursuit sur les divers dessins que j'ai pu disposer au-dessus de mon bureau, égal à celui de ma mère ; en bordel.

    — Je reconnais cet endroit, lance-t-il.
— C'est normal. Ce sont les parterres de fleurs qui étaient devant le chalet.

    Ses yeux se plissent. Elles doivent être fanées, maintenant.
Un peu comme moi.

    Je me lève et prends le temps d'aller brancher la guirlande suspendue aux rebords du plafond. Celle-ci éclaire la chambre et lui apporte une ambiance plus chaleureuse qu'une simple lampe de bureau à la lumière jaune. Durant un bref instant, l'attention de mon ami est captivée par la poutre en bois proche de mon lit, qui s'illumine grâce à la torsade qui l'entoure.

    Gabriel se comporte comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Les mains dans le dos, il n'ose toucher à rien. Même ses pas sont vigilants.

    — Elle est cool, dit-il, les yeux levés vers le plafond.
— La guirlande ?
— Non, ta chambre. Enfin, la guirlande aussi.
Un rictus se dessine sur ma bouche.

    Le silence qui stagne dans la pièce m'oppresse un peu plus chaque seconde. Je décide de sortir mon ordinateur de sa veille et de lancer ma playlist aléatoire afin de meubler le vide. Je règle le son à un volume convenable pour ne pas déranger Adeline à l'étage du dessous, ainsi que ma mère que j'ai entendue rentrer il y a peu de temps. Après les premières mélodies instrumentales, l'expression de Gabriel reprend soudainement toute sa vitalité.

    — C'est Sparks !
Je hausse un sourcil, stupéfait qu'il puisse écouter des chansons des années 80.
— Euh, oui. Tu écoutes ça, toi ?
— Ben ouais, j'adore cette époque. Ça, au moins, c'est d'la vraie musique.

    Il s'assied sur le lit tandis que je reste figé dans mon étonnement. Je n'aurais jamais pensé que nous puissions avoir des goûts musicaux en commun. Nous n'avons jamais écouté de musique ensemble et lorsque nous étions avec ses amis ou les membres du chalet, nous étions loin de ce registre. J'ai besoin d'en savoir plus à ce sujet.

    — Mais, tu n'as jamais écouté ça avec les autres.
Il hausse les épaules.
— Disons que j'm'adapte à l'opinion populaire.
Il ne me laisse pas le temps de continuer la conversation qu'il se met aussitôt à chantonner :
— When I'm with you. I never have a problem when I'm with you.*

    Son index se lève dans ma direction alors qu'il bouge légèrement ses épaules au rythme du tempo. Cette image me fait instantanément éclater de rire, je n'aurais jamais pensé l'entendre chanter et se mouvoir de la sorte. Pourtant, il est très impliqué dans son karaoké improvisé, même son visage traduit les paroles de la chanson.

    — Allez, chante ! quémande-t-il. When I'm with you !

    Je réponds par la négative d'un geste de tête sans pour autant perdre mon sourire. Mes joues s'empourprent, je suis beaucoup trop timide pour oser chanter. Ça a l'air si facile lorsque je le regarde faire, mais aucun son ne veut sortir de ma bouche. Il me fait penser aux personnes que j'envie ; celles qui n'ont jamais honte de rien et pour qui chaque jour est une nouvelle occasion de vivre pour la dernière fois.

    Le sportif saisit mon poignet et me tire jusqu'au lit où je prends place à ses côtés. Ses épaules qui se balancent me percutent tandis qu'il continue à pousser la chansonnette. J'humidifie mes lèvres d'un coup de langue rapide et me mets à fredonner d'une intonation à peine audible :

    — I never feel like garbage when I'm with you.**
Il me pointe du doigt et chante la suite d'une voix plus claire.
— I almost feel normal when I'm with you, with you, with you.***

    Mes yeux n'arrivent plus à se décrocher du sportif qui continue la chanson tout seul. Et soudain, tout devient parfaitement clair.

    Cette chanson, elle parle de nous.

    Lorsque je suis avec Gabriel, je ne me sens jamais comme quelqu'un d'étrange ou de bizarre. Quand nous sommes ensemble, j'ai l'impression d'être une personne tout à fait normale, comme si mon anxiété devenait timide dès qu'il est à mes côtés.

    — Tu sais quoi ? m'interpelle-t-il alors que la musique se termine.
Mes paupières papillonnent lorsque je sors de mes pensées.
— Quoi ?
— Cette chanson, elle explique exactement comment j'me sens avec toi.

    Mes yeux s'élargissent de surprise. Perturbé, je ne sais plus où me mettre. Je me replace plusieurs fois sur le lit et m'écarte quelque peu de lui. Je tente d'articuler une phrase qui se veut instable :

    — Ah... ah bon ? Pourquoi ?
— Quand j'suis avec toi, j'me sens pas comme une ordure.
Il tourne son visage abîmé vers le mien, un sourire chaleureux aux lèvres.
— Tout l'monde me voit comme une grosse brute. Mais, avec toi, j'me sens comme quelqu'un de bien.

    J'esquisse un sourire forcé. Non pas que je ne sois pas touché par sa confession, mais je n'ai pas assez de recul sur le sujet pour y voir les bons côtés. Tout ça, cette pensée collective, ça m'effraie.

    Néanmoins, je tiens à souligner un point :
— Tu es quelqu'un de bien, Gabriel.

    Il n'a pas l'air d'y croire, même si j'ai en réserve des exemples en abondance pour appuyer mes propos. Il fuit la conversation en se tournant vers la literie, caressant la couverture de sa main écorchée.

    — Bon. On va préparer mon lit ?
— Ton lit ? demandé-je en levant un sourcil, inclinant la tête.
— Ouais, tu sais, c'est une sorte de rectangle moelleux pour que j'puisse dormir.
Mon nez se plisse à son ironie, comme embêté qu'il ne comprenne pas où je veux en venir.
— Je sais ce qu'est un lit. C'est juste qu'il n'y en a pas d'autres.

    Ses yeux font un mouvement vers le sol où il pensait sûrement loger pour la nuit avant de revenir à moi.

— J'dors dans ton lit ?
— Oui.
— Avec toi ?
J'avale difficilement ma salive.
— Oui. On n'a pas de matelas en plus.
— Oh.

    Il se redresse, une expression perplexe sur le visage. Son regard observe mes oreillers et les draps tandis que le muscle de sa mâchoire se contracte.

    — Ça t'pose pas de problème ? s'assure-t-il.
— Non, mens-je aussitôt pour avoir l'air crédible.

    Il n'insiste pas et se dirige vers l'autre partie de ma chambre où est installée ma commode sur laquelle reposent des toiles peintes à l'acrylique. Nous discutons rapidement de celle-ci et nous dérivons sur les cours durant quelques minutes. La vérité, c'est que je ne cesse de lancer de nouveaux débats artistiques pour retarder l'heure du coucher.

    Mais ce moment fatidique finit par arriver.
— Je suis crevé, annonce Gabriel avant de bâiller.
Je passe une main dans mes boucles, déviant discrètement le regard vers mon lit.
— Tu as eu une rude soirée et il est tard.
— Ouais, j'risque de m'endormir rapidement.
Chanceux.
Il marche en direction du lit quand il se retourne d'un coup.
— J'y pense, ça va aller avec tes insomnies ?
Je mords l'intérieur de ma joue et mens à nouveau.
— Je suis fatigué, ça devrait aller.
— OK. Et tu dors de quel côté ?
— Droit.

    Sur ces mots, le grand brun effectue le tour du sommier, afin de s'asseoir à la place que je lui ai attribuée. Je fais de même en m'installant dos à lui et retire mes chaussettes orange aux motifs colorés de ramens. Je l'entends se débarrasser de son sweat à capuche, puis vient le tintement de la boucle de sa ceinture et du frottement de son jean qu'il glisse le long de ses jambes. Mon cœur accélère, je suis stressé de devoir me coucher auprès d'un corps qui n'est pas celui qui a partagé mon dernier été.

    Je suis prêt à enlever mon short, mais je préfère me lever pour aller débrancher la guirlande et éteindre la lampe de mon bureau, de façon à nous plonger dans le noir. J'avance prudemment, les mains tendues devant moi pour retrouver mon lit et regagner ma place. Là, je peux enfin retirer mon bas et m'allonger sous la couverture.

    Discrètement, j'évacue l'air en trop que j'ai retenu dans mes poumons. Mes yeux, encore grand ouverts, s'habituent à l'obscurité de la pièce. Grâce au velux au-dessus de nos têtes, je perçois des détails comme les poutres et l'armature de mon lit, éclairées par la lune.

Mes doigts serrent les draps tandis que Gabriel glisse ses bras dessous. Je n'ose pas le regarder, la chaleur qui émane de son corps et réchauffe le matelas m'étant déjà difficile à accepter. Pourtant, je suis intimement persuadé qu'il n'a pas encore fermé ses paupières et que, lui aussi, fixe silencieusement un point imaginaire au plafond.

    Il finit par me tourner le dos. Mes membres demeurent pétrifiés par la réalité qui me rattrape. Ma chambre était devenue mon lieu de rendez-vous avec Vincent, le dernier endroit accessible où j'avais l'impression qu'il ne pourrait pas s'enfuir. Et maintenant, c'est comme si son odeur se dissipait, comme si je ne pouvais revoir que ces souvenirs d'un endroit lointain. Vincent n'a jamais si peu existé qu'à cet instant où je réalise que je n'ai plus d'autre choix que d'avancer. J'ai beau le voir et l'entendre partout où je vais, je ne me suis jamais senti aussi seul depuis que sa présence à quitter ma vie.

    Il ne reviendra pas. Et même s'il le faisait, la crevasse qu'il a creusée dans mon cœur est si profonde que je doute que son amour puisse un jour la remplir. Il a emporté avec lui toutes ses affaires, toute sa vie qui tenait sans doute dans une valise. Il s'est barré sans même venir me dire au revoir, sans m'expliquer de vive voix pourquoi il souhaitait partir. Je n'ai eu droit qu'à une lettre après laquelle je n'ai plus jamais écrit. Il m'a fait renoncer à mon carnet comme il m'a abandonné ; avec négligence.
    Je l'ai laissé prendre possession de moi et, à présent, je ne sais pas comment l'exorciser.

*

    7 heures du matin doivent être passées. Je n'ai pas bougé pour vérifier l'information sur mon téléphone, mais je le sais, car j'ai entendu le réveil de ma mère retentir à deux reprises avant qu'elle décide enfin de se lever. Elle s'est rendue à la salle de bains, ce qui équivaut à peu près à une demi-heure de préparation. Il doit être environ 8 heures, ou peut-être un peu plus. Le frottement des bols qu'Adeline sort des placards au rez-de-chaussée me parvient. Une odeur de pain grillé est remontée de la cuisine et envahit le premier étage.

    Connaissant ma grand-mère, elle doit concocter un véritable festin pour bien accueillir notre invité. Malheureusement, les voix fortes des deux femmes qui se querellent à peine le soleil levé sont tout aussi perceptibles. Les matins à la maison sont toujours rythmés de cette manière ; si Gabriel n'était pas là, Maman hurlerait mon prénom d'en bas pour que je daigne enfin sortir de ma cachette et me préparer à affronter ma journée. Ici, personne n'a le droit de se tourner les pouces. Déjà lorsque j'étais enfant, mes parents étaient très à cheval sur l'heure. Jouer à des jeux vidéo ne m'était pas autorisé, « c'est une perte de temps », disait Maman. Papa, quant à lui, affirmait que ça allait m'abrutir. Au lieu de ça, j'ai eu droit à des livres. Des tonnes de livres. Pour mon anniversaire, je n'avais jamais le dernier dinosaure à la mode, encore moins de moto – véhicule trop dangereux –, ou de Pokémon. J'ai eu droit à des crayons de couleur, des romans, un vélo, des vinyles à écouter sur le vieux tourne-disque de mamie.

    Et rêver ? Non, surtout pas. Laisser mon esprit s'envoler dans les nuages n'était pas autorisé. Il fallait que j'étudie, que je sache bien parler. Un bon français, parce que les personnes qui savent bien s'exprimer ont l'air plus sûres d'elles, moins à part de la société. Puis, comme si le français n'était déjà pas une langue assez complexe, je devais apprendre l'anglais et l'italien. Mes grands-parents paternels ont même voulu m'initier au latin, comme l'était le père de mon père qui fut l'un des professeurs le plus réputé – et respecté – de Paris. Pendant que mes petits camarades allaient jouer au parc en imaginant des mondes merveilleux que j'aurais voulu partager avec eux, moi, j'allais à des leçons de piano. Puis, je me suis lassé et j'ai fait de l'escrime. Encore une fois, ça m'a ennuyé, alors je me suis tourné vers les échecs. Peu de gens le savent – pour ne pas dire personne –, mais je suis médaillé dans le monde des échiquiers. Ce n'était que des compétitions sans grande notoriété par-ci par-là. Au moins, ça faisait plaisir à mes parents. Je faisais partie de l'élite des gosses cérébralement avancés.

    Notre train de vie était un emploi du temps parfaitement ordonné qu'il fallait respecter à la lettre. Les enfantillages n'y avaient pas leur place, même pour un gamin de huit ans. Tout a changé lorsque mes parents se sont séparés. Ils n'ont plus eu le temps de s'attarder sur moi et mes désirs d'illusion utopique.

    À l'école, c'était difficile de me faire des amis. J'étais toujours trop intelligent, je rectifiais les fautes d'orthographe ou de vocabulaire des autres – en toute innocence, c'était ma manière de sympathiser. On me reprochait de parler bizarrement, d'être inexpressif, de manquer de tolérance quant aux gamineries. J'étais rejeté par mes camarades et adoré par mes professeurs. Je mangeais seul à la cantine, mais on s'asseyait à côté de moi durant les contrôles. Heureusement, plus tard, il y a eu Roxanne. Puis, Solène. Mais avant elles, j'essayais de me fondre dans la masse. En vain. J'ai fini par rester en retrait. Au fur et à mesure, je me suis perdu en passant à côté de qui je suis réellement, sans savoir où est-ce que je devais me ranger dans la société ni même quoi ressentir ou comment réagir auprès de quelqu'un. Et cela, parce que je ne sais pas comment me comporter. J'ai cultivé mon intérêt pour le monde sans me douter que, moi aussi, j'en fais partie. Je n'ai jamais connu une autre vie que celle d'être coincé dans un corps dont la croissance ne réussit pas à suivre les connaissances de mon cerveau. Voilà à quoi m'a mené mon ignorance pour mon existence.

    Aujourd'hui, je n'en veux pas à mes parents d'avoir apporté la littérature, la musique et la culture dans ma vie. L'erreur qu'ils ont commise, et qui m'handicape encore, est qu'ils ont oublié de m'apprendre la leçon la plus fondamentale de la vie : la capacité de penser par moi-même.

*Quand je suis avec toi. Je n'ai jamais de problème quand je suis avec toi.
**Je ne me sens pas comme une ordure quand je suis avec toi.
***Je me sens presque normal lorsque je suis avec toi, avec toi, avec toi

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