Chapitre 9 › Prête-moi tes yeux

Nous avons marché environ une trentaine de minutes avant de trouver un endroit à visiter. Nous avons atterri dans un petit village qui, à première vue, donne l'impression d'être inoccupé. L'allée qui nous y mène est un long chemin aride dont arbres et buissons jonchent les bordures. Chacun de nos pas dégage un léger nuage de poussière. Sur notre gauche se trouve une espèce de bar modeste où quelques résidents déjà âgés flânent sur la terrasse, à l'ombre de la chaleur cuisante. Sur notre droite, le sentier nous propose de rejoindre une plage nichée un peu plus bas. Face à nous se dresse un porche de pierres blanches et épaisses qui invite à visiter les rues.

J'ai cessé de m'imposer une distance de sécurité avec Vincent, nous sommes côte à côte, mais j'attends qu'il décide de notre route. Nos jambes avancent à contretemps. Il est confiant, je suis hésitant.

Nous passons finalement le porche pour nous engouffrer dans le village avec ses maisons mitoyennes et tombons au pied d'un petit château qui paraît inhabité. Je balaye l'espace d'un regard. Un vieil homme est assis sur un banc dont la peinture verte s'écaille. Un chapeau de paille dissimule ses yeux, sa peau est lissée par le soleil. Il y a un charme inexplicable au sein de ce hameau, ce lieu oublié du monde, avec ses coins de verdure et ses plantes de diverses couleurs dispersées dans tous les coins. Elles rampent le long des fissures des colossales pierres blanches, prouvant que la nature reprend toujours ses droits.

Vincent s'accoude sur un muret en hauteur qui surplombe la mer et je l'imite. Il a l'air pensif, ses épaules sont plus rouges qu'à notre départ, il a attrapé un coup de soleil. J'ai envie d'y poser ma main, juste pour vérifier à quel point sa peau est chaude. À la place, je compte ses grains de beauté. Trois. Ils forment un petit triangle.

Le vent se lève, la mer est quelque peu agitée. Vincent est calme. Son visage se tourne vers moi, les quelques petites mèches brunes et bouclées qui tombent sur son front batifolent au gré de la brise. Ses yeux se plissent sous la lumière éblouissante de l'astre dans le ciel, sa voix est plus douce :

— Qu'est-ce que tu remarques autour de toi ?

Toi.

Mes lèvres se pincent à sa question. Je ne daigne même pas observer les alentours, comme s'il me tendait un piège.

— Que veux-tu que je voie ? demandé-je.
    — J'en sais rien. Nos perceptions sont différentes.
    Je demeure hésitant, voire gêné par sa demande.
    — Ce n'est pas un piège, souligne-t-il après quelques secondes.

Je hausse les épaules avant de contempler tout ce que nous venons de traverser depuis le porche en pierre. Je me laisse quelques instants de réflexion, tournant sur moi-même. J'ai réellement envie de répondre correctement, pensant, malgré sa précision, que cette question n'est qu'un traquenard. Ça m'oppresse la poitrine.

Je me décide à réagir, timide, incertain, et déjà persuadé que je suis dans le faux.

— Prête-moi tes yeux, dis-je finalement.

Il pouffe, mais pas comme ce matin. C'est le genre de rire un peu incommodé, comme si je l'avais touché sans qu'il s'y attende.

Il reprend, le regard vagabond sur le paysage qui s'offre à nous :

— Moi, je vois un premier plan qui paraît tellement lambda qu'il en devient presque invisible. Ce ne sont que de vieilles pierres entassées les unes sur les autres, pas vrai ?
    Ses yeux se tournent dans ma direction, mais je demeure muet.
    — Puis, reprend-il, une fois que l'on ose bien regarder, on y aperçoit des couleurs, de la vie. Regarde, là-bas, du laurier crapahute sur les murs.

Une de ses mains se pose sur mon épaule, ses doigts me forcent à suivre son index qui pointe un coin du paysage. Il se tourne vers l'autre côté et m'entraîne avec lui par ses phalanges qui me guident en serrant leur étreinte.

— Et là, le sol est fendu par un passage régulier. Juste à côté, les fleurs s'ouvrent.
    Il me lâche, mais, conditionné par ses gestes, je reporte mon attention vers les arbres, comme il le fait.
    — Tu les entends ? me demande-t-il.
    — Qui ça ? Je n'entends personne.
    — Pas des personnes, mais la pierre, les plantes, le bois, les oiseaux... Ils racontent l'histoire de ce lieu. Si tu délaisses toutes tes croyances et que tu écoutes attentivement, ils te raconteront des histoires.

Il est fou ou plus lucide que moi ?

Je tends l'oreille, dans le doute, sans être certain de ce que Vincent avance. Il sourit, puis pose un œil insistant sur moi avant de conclure :

— Le jugement, c'est ce qui nous empêche de voir la beauté qui se cache en chaque chose, ou en chacun.

Mes doigts se tâtent entre eux et mon regard s'abaisse jusqu'à n'avoir que mes chaussures pour seule vision. Je viens de déchiffrer ce que Vincent essaie de me dire depuis notre petit déjeuner de ce matin. Mon cœur se met à battre plus fort, je me sens trembler. Ce n'est pas une crise d'angoisse, ce n'est rien d'autre qu'un garçon auquel je ne comprends rien qui montre à un garçon écorché que, dans l'ombre, il y a toujours une lumière qui n'attend que de nous éclairer.

Il me regarde retenir mon sourire et semble se satisfaire de voir que j'ai enfin compris, que rien dans la vie n'est tout noir ou tout blanc, tout est simplement gris. J'ai envie de le prendre dans mes bras pour le remercier, lui dire merci. Merci d'avoir prouvé que ma mère avait tort : il vient d'utiliser mes faiblesses afin de me permettre d'évoluer et de panser mes blessures.

Après cette conversation qui m'a allégé le cœur, nous rejoignons le sable. Nous restons allongés au bord de la mer. Les jambes caressées par les vaguelettes qui s'échouent sur la plage, je tente d'en apprendre un peu plus sur mon nouvel ami :

— Du coup, tu vas dans quelle université après les vacances ?
    — Aucune, j'en ai fini avec ça depuis que je suis majeur.
    J'arbore un air perplexe. Il le remarque et éclaire ma lanterne :
    — J'ai eu vingt ans cette année.
    — Oh, tu es vieux, le taquiné-je.

Nous partageons un rire léger.

Le silence revient, je me sens quelque peu intimidé par sa présence. Mes doigts s'enfoncent dans le sable. Je cherche à me divertir afin de ne pas penser à ma timidité, augmentée par son regard sur moi qui observe le moindre de mes faits et gestes.

Pris par la panique, je tente une nouvelle approche :

— Tu as des frères et sœurs ? Je te vois bien porter la casquette du grand frère.
    Sa réponse fuse.
    — Non. Je suis fils unique.
    Mon attention se reporte sur son visage qui, à présent, scrute l'horizon. Il semble mal à l'aise, j'ai peur d'avoir dit quelque chose qu'il ne fallait pas.
    — Désolé, c'était un peu sec comme réponse, s'excuse-t-il.
    — Ce n'est rien, je sais ce que c'est de ne pas vouloir partager sa vie privée.
    — Non, ce n'est pas ça.

Il se tourne vers moi afin de me faire face, une jambe pliée sous l'autre. Ses mollets sont recouverts de sable. Ses doigts se mettent à imiter les miens, créant aussi de petits puits qui se remplissent à chaque fois que la mer monte.

— En fait, mon père est décédé lorsque j'avais six ans, explique-t-il. Ma mère venait de se lancer en tant qu'autoentrepreneuse, alors on avait du mal à joindre les deux bouts. C'était difficile d'encaisser ça à cet âge. On m'a rapidement délégué de grosses responsabilités. Alors, quand tu as dit « la casquette du grand frère », ça m'a ramené à ça.
    Je mords l'intérieur de l'une de mes joues, culpabilisant d'avoir pu lui faire penser à un souvenir aussi triste.
    — Je suis désolé, je ne savais pas. En réalité, je cherchais un moyen de combler le silence. Je ne suis pas très doué pour tisser des liens.

    Vincent retrouve soudainement le sourire. Il retire une main du sable et vient appuyer son index sur le bout de mon nez, laissant des grains de sable se coller à ma peau.

    — C'est rien. Puis t'es plus doué que tu l'imagines.

Il s'emporte dans un rire tandis que mes joues s'empourprent à son compliment.

Peut-être n'a-t-il pas totalement tort. Ma maladresse l'a mené à se confier à moi, me laissant une porte ouverte afin d'entrer plus aisément dans sa vie.

Un rictus ne quitte plus mes lèvres à cette prise de conscience, mais aussi parce que je suis touché qu'il puisse me faire confiance.

— Et toi, du coup ? reprend-il. Oh ! Non, laisse-moi deviner.
    Je pouffe tandis qu'il plisse les yeux, réfléchissant à mon rang familial.
    — Je prédis que tu es le cadet de la fratrie.
    — Mmh.
    — J'ai raison ?
    — Laisse-moi te dire que tu es franchement nul comme prophète.
    Il râle d'avoir perdu et jette du sable dans la mer comme pour se venger.
    — Bon, tant pis, abandonne-t-il. Souffle-moi la réponse.
    — Je suis comme toi.
    Il hausse un sourcil et adopte un air hautain ainsi qu'une voix charmeuse :
    — Oh, intéressant. Tu veux dire, intelligent et irrésistible ?

    Mon nez se fronce, je ne ris que parce que sa remarque me déroute, malgré son ton ironique. Je me redresse, récupère mon sac à dos au sol et frotte mes vêtements recouverts de sable.

    — Allez viens, rentrons avant que tu ne fabules encore plus.

Sur le chemin du retour, le jour se change en nuit. Une palette de rose s'étend au-dessus de l'océan, les premières étoiles sortent de leur sommeil. Je me surprends à voir la vie autrement : je l'apprécie, au moins pour aujourd'hui. Je pensais que nous nous étions perdus dans un village qui, à mon avis, n'est même pas indiqué sur une carte. J'ai néanmoins trouvé tout ce qu'il me fallait là-bas : du réconfort, de l'espoir et un ami.

Le poids de mon sac à dos sur mes épaules me prodigue des crampes et me fait songer aux épaules de Vincent qui doivent le brûler. Vincent marche plus loin derrière moi quand nous approchons du chalet où j'aperçois Roxanne et Gabriel qui partagent une cigarette sur la terrasse. Mon ventre se tord en un millier de nœuds.

Je m'arrête.

Mon monde se rétrécit, c'est le moment fatidique où je vais devoir affronter la réalité. Même si j'ai déjà préparé un nombre illimité de réponses aux éventuelles attaques que je pourrais recevoir, je sais qu'aucun son ne sortira de ma gorge qui se serre. Je ne suis pas prêt à revivre une nouvelle fois cette expérience. Je veux faire machine arrière, j'ai envie de vomir, c'est au bord de mes lèvres. Je me rends malade au fur et à mesure que le regard méprisant de celle qui était mon amie se défait de moi. Gabriel rit aux éclats comme une hyène, peut-être rient-ils de moi ?

Vincent passe devant, et sans même me demander un quelconque avis, il saisit mon poignet. Ses doigts glissent contre la paume de ma main et me forcent à cheminer. Je traîne des pieds et donne des coups dans de petits cailloux dissimulés dans l'herbe. Plus nous nous rapprochons d'eux, plus je freine la cadence. Les phalanges de Vincent resserrent solidement leur prise pour me faire avancer. Il me fait mal, mais je prie pour que cette douleur remplace celle qui se réveille dans mon corps. Il ne daigne pas regarder Roxanne, sa correspondante depuis quelques mois. Cette dernière me dévisage de haut en bas et me transperce de ses yeux.

Je me sens partir, les fourmillements montent dans mes doigts que j'étire inconsciemment pour vérifier que je suis bel et bien intact. L'angoisse me donne très souvent un sentiment de dépersonnalisation et de déréalisation.

Le bois du parquet de la terrasse craque sous nos pieds.

J'y suis.

J'ai le souffle coupé. Vincent s'arrête et son corps fait volte-face pour ancrer ses yeux bruns dans les miens. Leur contour est bien noir, mais il a une espèce de petite touche orange qui les rend moins sombres. Mes phalanges glissent dans la paume de sa main à sa volonté. Je ressens la corne de son pouce abîmé. Durant un instant, il serre mes articulations avec une force qui me fait prendre conscience de mon corps.

Puis il reprend de sa voix pète-sec, que je pensais avoir oubliée :

— Repose-toi. Demain, tu m'accompagnes encore.

Il disparaît aussitôt dans le chalet, tel un mirage. Son absence est si soudaine que j'ai la sensation que mes doigts sont gelés. Je regagne l'intérieur, ses baskets sont à l'entrée.

Il est donc bien réel.

Le reste du groupe est affalé sur les sofas du séjour. Ils sont absorbés par l'écran de la console et ne me voient pas parcourir la pièce en un pas décisif jusqu'à ma chambre, devenue mon refuge. Je projette mon sac à dos à travers la pièce et ne prends pas la peine de retirer mes chaussures lorsque je dérobe mon carnet des émotions caché sous mon oreiller.

À plat ventre sur le matelas moelleux, je retire le capuchon de mon stylo à l'aide de mes dents et ouvre maladroitement mon bloc-notes.

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