Chapitre 5 › Saveur bonbon mentholé
Ce n'est qu'après plusieurs heures que je décide de sortir de ma cachette. Le groupe, que je n'ai pas encore rencontré, s'est réuni sur la terrasse. J'en profite pour me faufiler discrètement en direction d'un coin reculé de la plage. J'espère pouvoir lire sans que personne ne fasse attention à moi et, de ce fait, m'éloigner des potentielles crises d'angoisse susceptibles de se déclencher.
Positionné sur le ventre, j'enfonce mes pieds dans le sable chaud. Ce geste devient si plaisant que l'idée de me cacher entièrement dans le sable me traverse l'esprit et me vole un rictus. Les vagues de l'océan résonnent dans mes oreilles, ainsi que le vacarme des goélands cherchant à se mettre quelque chose dans le bec. La chaleur m'assomme. Mon index remonte mes lunettes de soleil glissantes à cause de mon visage moite.
Un soupir m'échappe tandis que je pose mon livre et croise les bras sur mon front afin de me relaxer. Un court instant, je m'autorise à fermer les paupières. Je crois m'endormir, bercé par la légère brise du vent et le déchaînement des vagues qui fait crier et rire ceux qui s'aventurent à la baignade. Je ne saurai dire combien de temps s'est écoulé lorsque je sursaute à la suite d'un contact qui retrace la courbe de ma colonne vertébrale en sueur. Je lève la tête avec précipitation et mon corps suit le mouvement.
Je reprends mon calme en découvrant le minois de Roxanne qui s'assied auprès de moi, les cheveux mouillés et le corps perlé de gouttes d'eau.
— Désolée, je voulais pas te faire peur, murmure-t-elle avec douceur.
Je change aussitôt de sujet :
— L'eau est bonne ?
— Viens vérifier par toi-même !
Je pouffe.
— Sans façon, merci.
Je me retourne, ramenant mes jambes à proximité de mon torse frêle afin de m'appuyer contre mes articulations. Roxanne laisse tomber son visage contre mon épaule brûlante, ses cheveux me rafraîchissant. Je ne raffole pas des contacts physiques, mais j'apprécie par moments la délicatesse des gestes de mon amie.
Roxanne et moi nous sommes rencontrés en sixième, au collège. C'était en plein mois de février, jour de la Saint-Valentin. Elle avait glissé sur ma chaise une petite carte qui disait que cette fête était aussi pour les amis et qu'elle souhaitait devenir la mienne. Je me rappelle qu'elle avait déversé une tonne de paillettes sur sa carte, une telle quantité que j'avais passé cette journée les doigts imbibés de celles-ci. J'ai accroché cette carte dans ma chambre et, depuis toutes ces années, elle n'a jamais été décrochée. Ce n'est qu'à notre première année de lycée que Solène s'est ajoutée à notre duo, mais notre lien a conservé ses bases solides.
— Au fait, commence-t-elle, toujours contre mon épaule. Tu te souviens du garçon dont je t'ai parlé ?
J'observe discrètement sa petite moue sentimentale du coin de l'œil avant de la questionner, un rictus discret figé sur mes lèvres :
— Le garçon dont je ne connais toujours pas le minois ? Comment s'appelle-t-il, déjà ?
Elle ricane comme une enfant et relève ses grands yeux marron dans ma direction pour tenter de m'amadouer.
— Oui, lui. C'est pas ma faute s'il ne poste aucune photo de lui ! Il s'appelle Vincent, comment tu peux oublier ça ?
Elle pince mon bras et ce geste me fait tressaillir, il m'arrache un rire crédule. Ce n'est pas que j'ai une mémoire qui néglige les détails, c'est simplement que je connais Roxanne. Elle a déjà discuté avec pas mal de garçons potentiels, mais rien n'en est jamais ressorti. Depuis deux ans, elle est obsédée par l'idée de trouver un petit ami.
J'essaie de tourner tout ça à la plaisanterie :
— Ah oui, le fameux Vincent ! Qui décide d'appeler son fils ainsi, hein ? Ça fait tellement cul serré !
— N'importe quoi ! Il est joli, son prénom.
J'ai droit à une petite claque derrière le crâne cette fois-ci, amplement méritée. Voilà bien longtemps que nous n'avons pas ri comme nous le faisons. Je me laisse tellement submerger par mes angoisses que j'en oublie de vivre et de profiter de mes amies. Je dois les savourer, car je ne suis pas dupe. À tout moment, je peux replonger dans mon anxiété.
Taquin, je reprends :
— Laisse-moi deviner. Vincent a en réalité cinquante ans et t'a proposé des bonbons mentholés ?
Roxanne s'esclaffe contre ma peau. Après notre discussion de la veille, je suis content d'avoir un moment de complicité avec elle.
— Non, espèce d'idiot...
Elle me bouscule gentiment alors que je ris de ma propre sottise. Comme un secret, elle finit par avouer l'objectif de cette conversation qu'elle a entamée :
— Je l'ai invité, il est ici.
— Je comprends mieux l'intérêt d'avoir tout ce monde avec nous...
Elle me tire la langue, grognant à ma remarque.
— D'ailleurs, ce serait cool que tu ailles saluer les autres.
Je pince mes lèvres, puis rétorque à voix basse :
— Demain. Là, j'ai besoin de me faire à l'idée.
Elle acquiesce, puis sans doute par gêne, elle change de sujet :
— OK, j'avoue ! dit-elle en laissant tomber son dos sur le sable, les bras croisés derrière son crâne. C'est aussi pour tenter une approche plus sérieuse que je lui ai proposé de venir. Et non, Allan, il ne m'a pas proposé de bonbons mentholés.
— Dommage, moi j'aime ça les bonbons mentholés, répliqué-je avec ironie.
Je balaye la plage d'un coup d'œil discret à la recherche du fameux prétendant, puis échange un regard complice avec mon amie. J'ai le pénible sentiment qu'il s'est creusé un écart entre nous, même après tant d'années. J'aurais voulu dès à présent lui parler de mes nombreuses crises d'angoisse, mais la peur a bâillonné ma voix. Le temps où nous échangions nos jouets est terminé et il est plus difficile d'échanger nos chagrins.
Dans un élan d'énergie, Roxanne lance :
— Allez, bouge ! Viens te baigner avec moi !
Elle attrape mon poignet et m'entraîne jusqu'aux ondulations de la houle qui m'entraîne un peu plus à chaque fois que l'eau se retire vers le large. Ma peau devient granuleuse tandis que Roxanne plonge tête baissée, fidèle à elle-même. Elle est spontanée, tout ce que j'aimerais être. Ça semble si simple pour les autres et pourtant si inaccessible pour moi... Je sais que je devrais me laisser aller, oublier le passé et de tout recommencer. Mais je lutte encore, sans jamais lâcher prise. Je me bats contre mon corps qui se crispe non pas de froid, mais de peur.
Je finis par m'asseoir au bord de l'eau et décide d'écrire à l'aide d'un doigt les angoisses qui me hantent. Je les remets à la mer sans les quitter des yeux, le cœur battant si fort que je crois que l'océan l'emportera, lui aussi. Sans prévenir, une vague me heurte de plein fouet et emporte avec elle ces inscriptions qui s'estompent.
Cependant, me délivrer de mes angoisses n'est pas aussi simple qu'un coup de vague. Plus j'essaie d'oublier, plus les images enracinées en moi se manifestent par des flash-back que mon cerveau me pousse à revivre.
Je halète, puis ferme les yeux avec force.
Tout va bien, Allan... Ici, ils ne peuvent pas t'atteindre...
***
Par précaution, j'ai opté pour une douche plutôt qu'un plongeon dans la mer. Assis dans le canapé du salon, les mèches de mes cheveux s'égouttent dans ma nuque alors que je relis les derniers mots que j'ai échangés avec Clémence. C'était au moment où j'ai découvert le pot aux roses, celui que je n'arrive toujours pas à encaisser. Une douloureuse période où je ne cessais de l'aimer et de la haïr à la fois. C'est entre ces deux pôles que j'ai appris à me détester.
Encore aujourd'hui, je ne saisis pas comment nous avons pu en arriver à ce stade. Comment a-t-elle pu ignorer mes appels de détresse ? Pourquoi est-ce qu'elle n'est pas intervenue quand elle en avait l'occasion ? Je n'en peux plus de ces interrogations qui se bousculent dans le bordel de mes pensées. Il est plus judicieux pour moi de verrouiller mon téléphone afin de ne pas être tenté de réexaminer notre dernière conversation.
La nuit est tombée sur cette première journée de cohabitation. Outre le fait que je rumine mon ancienne relation, il est agréable d'écouter un silence que seuls les grillons recouvrent. Ils me font songer à ma grand-mère. Elle, elle aurait su quoi faire à ma place. J'ai longtemps hésité à aborder le sujet de mes angoisses avec elle, mais son âge avancé m'a freiné. J'ai peur qu'elle ne s'en remette pas si je lui révèle tout ce que j'ai subi. Nous sommes tellement proches... Elle serait dévastée d'apprendre ce que je m'inflige.
La fatigue me gagne peu à peu, mais je suis content de constater que je n'ai eu aucune crise aujourd'hui alors que tout m'y exposait. J'ai réussi à gérer l'arrivée des nouveaux résidents, ma rancune de la veille, ma crainte d'être confronté à une personne qui m'est inconnue, mais aussi l'environnement qui est hors de ma zone de confort. Je suis plutôt fier de moi, pour une fois. Je m'apprête à aller le noter dans mon carnet d'émotions quand j'entends le bois des escaliers craquer. Moi qui pensais être seul pendant que les autres profitent d'une soirée feu de camp sur la plage, je vais devoir faire profil bas.
D'un bref coup d'œil, je devine que cet indiscret n'est autre que le garçon qui m'a fait un commentaire sur mes chaussettes. Mon cœur augmente ses battements et mes muscles se contractent si fort que j'ai l'impression de me métamorphoser en statue de pierre. J'ose à peine relever la tête, peut-être qu'il ne me remarquera pas si je me fais discret ? Je feins d'être occupé en fixant l'écran de mon téléphone balayé par mon pouce. Mon souffle s'écourte sous ses pas qui se rapprochent. Je crois même cesser de respirer. Je voudrais m'enfoncer dans le canapé pour m'y cacher.
Ce que je redoute arrive, c'était inévitable et, pourtant, j'ai eu l'espoir que sa voix, tout aussi tranquille que ce matin, ne m'adresse pas la parole :
— Hiya* ! Tu ne veux pas te joindre à la fête ?
Eh merde, pourquoi faut-il qu'il me parle, celui-là ?
J'ai le mauvais réflexe de pincer mes lèvres. Mes doigts se faufilent dans ma nuque encore humide, et je lui adresse un premier et faible sourire en espérant ne pas le regretter par la suite. J'essaie d'avoir l'air décontracté, mais c'est toujours aussi difficile de faire semblant. Il reste là, à m'observer sans la moindre timidité, tandis que je peine à lever les yeux dans sa direction.
C'est si effrayant que je me précipite à répondre avec la première excuse qui se forme dans ma tête :
— Je ne sais pas trop, je me sens un peu fatigué.
Un dernier petit rictus pour conclure et le tour est joué ! Du moins, je crois que c'est ainsi que fonctionnent les relations sociales. En y réfléchissant, je passe pour un véritable naze. Je frémis de l'intérieur, honteux d'avoir répondu quelque chose d'aussi insignifiant.
Le jeune homme hausse les épaules avec une petite mine déçue. Il glisse l'une de ses cigarettes derrière son oreille gauche et m'adresse un dernier sourire que je note du coin de l'œil, le nez sur l'écran de mon téléphone, comme pour lui apporter la preuve que sa présence m'indiffère.
— C'est dommage, mais comme tu voudras. Je te laisse tranquille dans ce cas !
C'est ça, va voir ailleurs si j'y suis.
Je roule des yeux dès qu'il se retourne et le scrute à son insu. Il a cette dégaine de monsieur-je-sais-tout qui m'irrite. Je le juge explicitement comme il a pu me juger ce matin et le foudroie du regard.
Ce que je n'ai pas prémédité, c'est ce renversement de situation lorsqu'il se tourne de nouveau dans ma direction et me prend sur le fait accompli. Je passe par toutes les expressions faciales possibles avant d'obtenir la bonne afin qu'il ne remarque pas que je l'observais. C'est évident qu'il m'a grillé ! Il est improbable d'envisager que la tête que je viens de faire est naturelle ! Je le devine dans ce sourire qu'il tente vainement de camoufler.
Il sourit, puis finit par m'adresser une dernière parole avant d'enfin disparaître :
— Au fait, moi, c'est Vincent.
Cazzo ! Je veux me liquéfier sur place. (Putain !)
✦
*Combinaison de Hi (ou Hey) et you, signifiant : Coucou toi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top