Chapitre 45 › Plus fort que toi

Une semaine s'est écoulée depuis notre dispute. Je suis à peine sorti de mon lit durant tout ce temps et je me traîne aux repas pour tout juste toucher à mes assiettes. Les insomnies s'enchaînent et l'angoisse reprend une place conséquente dans mon quotidien. Je vide les boîtes de mouchoirs et les questions à mon sujet se soulèvent dans le foyer. Ma seule occupation est de ruminer les scènes en boucle dans ma tête, à la recherche d'une issue à notre problème.

Les deux premiers jours, Vincent m'a envoyé une avalanche d'excuses par messages. Jour et nuit, il tentait de m'appeler. Je l'ai laissé se confronter à mon répondeur, il m'était impossible de décrocher. Pas une fois il n'a essayé de me faire culpabiliser d'être venu lui rendre visite, au contraire. Apparemment, une partie de lui était heureuse de me voir dans le décor de sa maison. Néanmoins, comme il le dit, nous aurions tous les deux voulu que les choses se passent autrement.

Les jours suivants ont été plus calmes, il a cessé de me demander pardon et s'est contenté de me rappeler à quel point il peut m'aimer. Il m'a confié ses peurs et ses doutes quant à notre couple dans des pavés de textes interminables. Cet incident l'a affecté plus que je ne l'aurais imaginé. Mais, là encore, je l'ai laissé sans retour. Pourtant, j'ai écrit des tonnes de messages pour finalement les effacer sans les envoyer. Depuis, et sûrement parce que je l'ignore, Vincent ne donne plus aucun signe de vie.

Bien que je comprenne pourquoi il a eu peur de me parler de l'accident, mon cœur ne sait plus où se situer. Par moment, il m'arrive de penser que je fais une montagne pour pas grand-chose. Mais les larmes qui reviennent m'envahir dès que je songe à l'existence de Simon ne cessent de me prouver le contraire. Ce qui m'abat dans cette histoire, c'est qu'il n'a pas su me faire confiance alors que je l'ai toujours préservé, même lorsque son impulsivité a marqué ma peau., mais il n'a pas su me faire confiance.

Malgré tout ça, il me manque éperdument.

Emmitouflé dans ma couverture, mes yeux s'ouvrent quand j'entends le vibreur de mon téléphone se manifester sur la table de chevet. Je le saisis aveuglément, espérant en secret que ce soit lui, mais ce n'est que Roxanne qui me demande si je suis prêt.

Je l'avais complètement oubliée, la fête de prérentrée chez Gabriel est ce soir.

J'ignore le message et souffle faiblement en me retournant dans mon lit. Je ne sais même pas qui il y aura en plus de ceux avec qui j'ai partagé mon été. Et s'il avait encore convié Clémence ? Ou ceux qui m'ont harcelé ? Je soupire de nouveau. Après tout, j'ai dépassé ça depuis mon altercation avec celle que j'ai cru aimer, et j'ai une nouvelle douleur à gérer dans le cœur. Je ne me sens pas apte à me rendre chez le sportif et je ne suis pas d'humeur à faire la fête, mes émotions étant raccord avec le temps pluvieux de la journée.

D'autant plus que j'étais censé y aller avec Vincent, et que je ne tiens pas à expliquer pourquoi il ne sera pas à mes côtés. Avec ma mine de déterré, cela va se lire sur mon visage que quelque chose ne va pas. Mais, en un sens, c'est peut-être l'occasion pour moi de le recontacter et de discuter plus posément avec lui de notre posture. On pourrait arranger les choses et trouver des solutions à tout ça.

Je me redresse avec difficultés et me cale contre les coussins placés dans mon dos. Je ravale mes dernières larmes de la journée et décide d'ouvrir ma conversation avec Vincent. Là, face à l'écran, je ne sais pas par où commencer après être resté silencieux aussi longtemps. Mes yeux me lancent, ils sont gonflés par les pleurs quotidiens et le manque de sommeil. J'écris plusieurs messages sous différentes formes : du plus aimable au plus dramatique.

Finalement, j'opte pour quelque chose de franc :

Un souffle très lent s'échappe de mes lèvres quand je repose mon portable sur la couette. L'arrière de mon crâne se cale contre la tête de lit et je décide de fermer les yeux un instant pour faire le vide et évacuer la boule de stress qui me noue l'estomac.

Le téléphone vibre, je sursaute.

Mon cœur s'emballe, il n'a pas mis beaucoup de temps pour me répondre – dans le cas où ce serait lui. Pour mon plus grand bonheur, l'écran affiche son nom et l'aperçu de son message.

Il semble réceptif.

Je ne peux contrôler le sourire qui se dresse sur mes lèvres. Cette infime information suffit à ranimer une flamme de joie dans mon corps et je m'empresse de poursuivre la discussion.

Nous échangeons sur des banalités, il s'assure surtout que je vais bien après ces précédents jours de mutisme. Avec appréhension, je lui demande s'il est toujours d'accord pour que nous allions à la soirée ensemble et lui propose de rediscuter de tout ça là-bas. Il est emballé par l'idée et je ne lui dissimule pas mon enthousiasme, accompagnant même mon dernier message d'une émoticône cœur blanc.

Un poids se retire de ma poitrine. Dans la foulée, je réponds à Roxanne pour l'informer que je serai présent à la fête de ce soir. Tout cela ne se fera pas sans angoisse, puisque des fourmillements remontent déjà le long de mes membres.

Je tente de me rassurer à voix basse :

— Tout va bien se passer. Après ça, tout reviendra dans l'ordre.

***

Je me rends à la cuisine, vêtu d'une chemise colorée dans le style des années 80 et légèrement oversize. Nonna me scrute des Converse jusqu'aux boucles, en passant par mon jean. Elle lit un magazine, une tisane posée devant elle.

Dove credi di andare ? (Où tu vas comme ça ?)

Je saisis la carafe sur le plan de travail et me serre un verre d'eau. Je n'ai pas donné signe de vie depuis un moment, du moins, je suis resté enfermé le plus possible dans ma chambre.

J'avale une gorgée et réponds en haussant les épaules :

— Je sors avec des amis. Gabriel donne une fête avant que les cours ne reprennent.
    Elle appuie sa tête contre l'une de ses mains et retourne son attention sur les pages, mouillant le bout de son doigt pour les feuilleter.
    — Tu as meilleure mine.
    — Mmh.
    — Tu dors là-bas ?
    — Non, je rentre. Seulement, je ne sais pas à quelle heure.

Je saisis mon sac à dos posé dans l'entrée et m'apprête à sortir quand Adeline m'interrompt dans ma lancée par une dernière remarque :

— Amuse-toi bien, tesoro.

Son regard levé dans ma direction, je lui adresse un léger rictus avant d'enfin quitter le cocon familial. La nuit est prête à tomber, mais la chaleur de l'été a du mal à se dissiper. Je me mets en route d'un pas léger en direction de la place de l'église qui est mon point de rendez-vous avec Vincent. Tout au long du trajet, une gêne enfle au creux de mon ventre. Il m'est impossible de définir si elle provient d'une angoisse ou si je suis juste pressé de le revoir. Sûrement est-ce un peu des deux.

Ma destination atteinte, je m'installe sur l'un des murets en constatant que je suis le premier à être arrivé. Mes jambes se balancent dans le vide, Vincent me paraît terriblement long à arriver. Je reste à l'affût, tournant mon visage dans toutes les directions possibles.

Impatient, je décide de le contacter afin de savoir où il en est.

Sa réponse prend quelques minutes à arriver et est loin de celle que j'attendais.

L'inquiétude m'envahit. Je découvre que ma confiance en lui est nettement diminuée, au point de commencer à psychoter et à m'imaginer toutes sortes de scénarios qui pourraient me faire du mal. Néanmoins, j'ai conscience que notre relation est actuellement fragile et décide de marcher dans son sens en acceptant ses excuses, lui affirmant que ce n'est pas grave.

J'espère qu'il me rejoindra plus tard dans la soirée.

Un soupir de déception s'échappe de mes lèvres. Je me retrouve bredouille, d'autant plus que je ne connais pas l'adresse de Gabriel. Sans attendre plus longtemps, je m'apprête à contacter Roxanne pour lui demander le chemin, mais celle-ci me devance.

Je décroche aussitôt, la voix morne :

— J'allais justement t'appeler.
    — Vous êtes en retard ! Quand est-ce que vous arrivez ?
    Une grimace tord mes traits, elle aussi va être déçue.
    — Je suis seul. Vincent a un contretemps.
    — Oh, non ! Rassure-moi, tu vas quand même venir ?
    — Ouais, justement, il me faut l'adresse de Gabriel.
    Mon amie semble se débattre pour faire taire nos camarades. Je reconnais les rires de Jade et Jessica en arrière-plan, apparemment embêtées par Camille.
    — Je vais te l'envoyer, dit-elle d'une voix forte pour que je l'entende.
    — OK. Merci.

Les cris et les fous rires mélangés résonnent dans le haut-parleur et m'agressent l'audition. Je décide de raccrocher et de lui envoyer un message pour lui redemander les coordonnées du sportif. Ni une ni deux, celle-ci est réceptionnée et je me mets en route vers un arrêt de bus, après avoir consulté les horaires sur Internet. En attendant celui-ci, j'échange avec Roxanne par écrit. Impatiente de me voir, elle m'oblige à lui envoyer une photo de chaque étape de mon trajet, ce que je fais avec amusement. En retour, elle me transmet une vidéo de Solène et elle en train de faire les pitres devant un grand miroir.

La blonde porte la robe noire que je lui ai suggérée lors de notre virée shopping, elle lui va à ravir. Toutes les deux réussissent à me redonner le sourire, mais j'espère secrètement que Vincent trouvera l'occasion de venir me rejoindre.

***

La fête bat son plein. Roxanne n'a pas menti quand elle disait que la demeure de Gabriel est immense.  À l'exception des membres du chalet, je ne connais personne ou bien juste quelques têtes que j'ai rapidement aperçues dans mon ancien lycée.

La musique est forte, tous s'amusent tandis que je ne pense qu'à Vincent. Pourtant, les heures défilent et toujours aucun signe de sa présence. En attendant, Roxanne et Solène m'ont forcé la main pour aller danser, Nicolas et moi avons fait une partie de fléchettes dans le jardin et j'en suis à ma troisième bière aromatisée. Depuis, je reste assis sur l'un des canapés noirs au fond du grand séjour à attendre impatiemment un signe de vie de la part de Vincent.

Je n'ai pas le cœur à me réjouir, simplement la tête pleine d'inquiétudes.

Je sirote ma boisson tout en vérifiant les notifications de mon téléphone à maintes reprises. Toujours rien. Je l'ai ignoré durant des jours, mais maintenant, je perds patience et décide de me lever afin de rejoindre une pièce plus tranquille et tenter de l'appeler.

Dans le couloir, je croise Gabriel qui, sans prévenir, attrape mon bras et m'apostrophe :

— Tu vas où comme ça ?
    — Qu'est-ce qui te prend ? Je vais juste téléphoner.

Mon timbre de voix laisse entendre mon agacement. L'hôte saisit mes épaules et fait pivoter mon corps pour me placer face à lui. Il y a quelque chose qui cloche, je le vois dans son regard tracassé, je le ressens dans ses gestes qui se crispent et qui ne font aucun sens.

— Tu vas appeler qui ?
    Mes sourcils se froncent, je tente de le repousser.
    — Ton comportement est vraiment étrange. Lâche-moi, maintenant, ça ne te regarde pas.
    — Dis-moi qui tu vas appeler, Allan.
    Je m'emporte, exaspéré par ses agissements :
    — Je vais juste passer un coup de fil à Vincent ! Voilà, t'es content ?
    — Ne fais pas ça, m'ordonne-t-il.
    J'ai le cœur qui s'agite. À présent, je suis persuadé que quelque chose ne va pas. Mes lèvres se mettent à trembler, j'ose à peine lui demander des explications.
    — Pourquoi ? Il y a un truc que je devrais savoir, Gabriel ?

L'athlète relâche la pression qu'exercent ses mains sur moi et me tourne le dos en soupirant. Je ne peux m'empêcher de fixer la cicatrice qui coupe son sourcil en deux.

J'insiste une nouvelle fois afin d'empêcher le brun de s'enfermer dans son mutisme :

— Gabriel, explique-moi ce qu'il se passe.
    Mes mains deviennent moites, j'ai la frousse.
    Et s'il était arrivé quelque chose à Vincent ?
    Gabriel fait les cent pas devant moi, l'air songeur, les mains positionnées sur ses hanches.
    — Dis-moi où il est, persisté-je à demander.

Mon ton ne laisse pas place à un quelconque défilement. J'ai la nausée face au regard perçant que mon vis-à-vis me lance. Pris d'anxiété, je m'agace de cette situation et décide de contourner l'athlète afin de poursuivre mon chemin.

— Laisse tomber, je vais directement lui demander, déclaré-je.

La voix rauque de Gabriel s'exprime alors d'un ton maussade :

— Il ne te répondra pas.
    Je m'arrête aussitôt.
    Je n'ai pas le temps de rétorquer quoi que ce soit, il me vole la parole :
    — Suis-moi, faut qu'on parle.

Je m'exécute sans sourciller, le cœur cognant contre mon thorax.

Nous traversons le long couloir, puis montons des escaliers. Il nous entraîne dans une pièce et je demande par curiosité :

— C'est ta chambre ?
    — Ouais.

Je profite de l'occasion pour observer son environnement. Son lit est complètement défait, le chargeur de son téléphone encore branché traîne sur son oreiller. Son ordinateur est posé à même le sol fait d'un parquet dont le bois est foncé, contrairement aux murs blancs. L'un de ses posters sur le thème du football est détaché sur un coin et menace de tomber sur l'étagère où s'amassent des prix tels que des flots et des trophées.

La voix faiblarde de Gabriel me parvient et me sort de mon analyse :

— Assieds-toi.

Sous sa demande, je repousse la couverture en désordre et prends place au bord du lit. En attendant qu'il fouille dans son sac, je vérifie une nouvelle fois mon téléphone, puis lève les yeux vers ce qu'il me tend d'une main tremblante. Je découvre un carnet que je reconnais tout de suite, puisqu'il s'agit du mien.

— Comment as-tu eu ça ?

Mon corps se tend, mes yeux s'écarquillent. Je suis épouvanté à l'idée qu'il ait pu lire son contenu, mais aussi perturbé qu'il soit en possession de cet objet que je pensais en sécurité.

— Ouvre-le.

Lentement, je reprends mon bien tandis que Gabriel s'éloigne afin de s'appuyer contre l'un des murs de sa chambre.

Je le vois ronger ses ongles, sa gestuelle est nerveuse. J'appréhende ce que je vais pouvoir trouver dans mon carnet. Mes mains chevrotantes se mettent à faire défiler les pages que j'ai crayonnées durant des mois ; des ratures, des dessins, de la colère, des doutes, de l'angoisse, tout y passe ! Jusqu'à ce que j'arrive au mot que j'ai écrit lorsque nous étions encore au chalet. Ce sont les seules pages qui parlent d'amour.

J'ai envie de voir Vincent, de le serrer dans mes bras et d'effacer l'ardoise de ces derniers jours. Je veux l'étreindre et lui dire qu'à mes yeux, il n'a rien d'un monstre. Parce qu'il est non pas ma rose, mon renard, mon lever de soleil... mais mon astéroïde. Car, lorsque je suis avec lui, je me sens chez moi.

Je tourne les dernières pages de mon bloc-notes et trouve une écriture qui n'est pas la mienne. Vincent a déposé un mot, lui aussi. Pour la première fois, je découvre son écriture, un italique superbe.

Des papillons dans le ventre, je lis :

Allan,
Avant notre rencontre, je broyais du noir à longueur de temps. C'est au travers de nos moments passés ensemble que le monde a repris ses couleurs. Le soleil avait beau se lever, tant que tu n'ouvrais pas les yeux, il faisait encore nuit dans mon cœur.
Mais, les mensonges que j'ai tenté de noyer ont fini par me couler. Cet amour que je ressens pour toi, de la première fois où je t'ai aperçu en avril jusqu'à maintenant, me terrifie. Je ne cesse de rêver que je te fais du mal, à toi aussi. Chaque matin, je me lève en murmurant des prières pour que tu ne t'aperçoives pas que tu as fait le mauvais choix en pariant sur moi. Chaque soir, je m'endors la peur au ventre. Entre-temps, je mens pour que tu ne m'échappes pas.
Je t'aime, Allan. Tu n'es en rien responsable de ce qui me torture. Nous sommes notre propre enfer, et le mien est plutôt calamiteux. Je n'ai jamais réussi à me construire un paradis, sauf à travers nous. C'est pourquoi je ne viendrai pas à la fête de ce soir. Je ne reviendrai pas avant un moment. Ce que nous avons trouvé ensemble est une chance, je ne peux pas me permettre de le gâcher, tant pis si je dois le risquer.
L'amour n'a pas sa pendule à l'heure : il arrive toujours trop tôt ou bien trop tard. Je me suis rendu compte que nous entretenions une nouvelle dépendance afin d'en calmer une autre. Il ne s'agit pas là de nos sentiments, mais de notre façon d'être l'un avec l'autre.
Moi, je veux t'offrir le paradis, même si cela signifie que je dois d'abord traverser l'enfer. Mon cœur est recouvert d'hématomes et je ne veux pas que tu passes ton temps à lui dessiner des pansements. Toi et moi, nous devons panser nos blessures afin de nous permettre d'être bons l'un pour l'autre.
Je sais que ces mots te font souffrir, c'est bien là ma punition. De tout mon être, je souhaite que tu puisses enfin voir la lumière qui se trouve en toi.
On se reverra, je te le promets. Je me battrai pour toi, et si ton bonheur est ailleurs que dans mes bras, je m'en contenterai. Je n'ai toujours souhaité que ça ; te savoir heureux.
    En attendant, mon ange, il y a une chose que tu ne dois jamais oublier : quoi qu'il arrive, tu es plus fort que ça.

Des larmes tombent sur le papier et font s'étaler l'encre. Tout comme la page, mon cœur gondole. Je suis pris par des tremblements qui me submergent de toutes parts, il fait soudain si froid que je jurerais que mon sang s'est glacé.

Je ne peux pas croire que ces mots ont été écrits par Vincent, alors je conteste cette écriture que je ne connaissais pas avant :

— Tu mens, affirmé-je. Cette lettre ne vient pas de lui.
    Le carnet tombe au sol, je me précipite sur mon téléphone que je n'arrive pas à déverrouiller tant mes chevrotements sont intenses.
    — J'suis désolé, Allan, mais c'est bien lui qui l'a écrite.
    — Tu mens ! l'accusé-je en criant.

J'entreprends d'appeler Vincent et tombe directement sur son répondeur. Je réitère l'opération en retenant des sanglots si compacts qu'ils laissent des gémissements de douleur m'échapper. Mes émotions sont en roue libre, mon cœur menace de s'expulser de mon corps, ce dernier devient un habitat insalubre.

Gabriel tente une approche, les mains en évidence, comme si j'allais l'attaquer au moindre faux pas :

— Allan...
    Encore le répondeur.
    — Où est-il ?
    — Ça sert à rien, il est plus ici.
    Je crie contre l'athlète :
    — J'en ai rien à foutre ! Dis-moi où est Vincent !

Il ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort.

En voyant les expressions de son visage, je réalise qu'il est trop tard et que je ne reverrai pas Vincent ce soir ni dans les semaines à venir. Je me lève brusquement et sors de la chambre en courant, dévalant les escaliers à grande vitesse.

Gabriel me hèle, je l'entends me poursuivre :

— Allan, attends ! Reviens !

Je désobéis et accentue ma foulée.

Les fourmillements m'engourdissent les jambes et me font perdre l'équilibre. Je tente de me rattraper, mais le poids de mon corps bascule en avant et s'écroule aux deux dernières marches. Physiquement, tout est anesthésié. La douleur est intérieure, elle se propage dans mes veines, percute chaque organe.

Roxanne pousse un cri de frayeur et les invités se précipitent dans ma direction, témoins de ma chute. J'ignore l'impact que la dégringolade a pu avoir sur moi et tente de me relever à la hâte avec l'aide de Maxence et Nicolas qui me soutiennent.

— Allan, ça va ? T'as mal quelque part ? demande l'un.
    — T'as fait une sacrée chute, mec ! s'étonne l'autre.
    Solène est affolée, je la vois sortir son téléphone et s'exclamer :
    — J'appelle une ambulance !
    Ils tentent tous de me forcer à m'asseoir à même le sol afin de vérifier si je ne me suis pas blessé. Leurs têtes me surplombent et Roxanne, sensible, gâche son maquillage à pleurer.
    — Allan, qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande-t-elle, la voix prise par la peur. Il faut nous le dire si tu as mal à un endroit.

J'ai mal au cœur.

Gabriel débarque rapidement et cherche à me soulever en saisissant le dessous de mes bras, comme il l'avait fait au chalet.

Sa voix s'impose :

— Laissez-le ! J'm'en occupe.
    — Non ! s'écrit Solène. Qu'est-ce que vous faisiez là-haut ? C'est ta faute, c'est ça ?
    — Qu'est-ce que tu me chantes, toi ? T'insinues quoi, là ? s'insurge l'athlète.

Je manque d'air.

Je ressens la crise qui grandit et m'isole à l'intérieur de moi, alors que tous se mettent à se disputer. Je le sens, je vais imploser d'une minute à l'autre. Mon cerveau ne me fait que de me renvoyer des images de Vincent souriant, puis m'embrassant... Je n'ai jamais envisagé que l'on puisse ressentir une telle souffrance, c'en est presque inhumain.

Mon corps est malmené par les gestes maladroits de Gabriel qui essaie de me faire tenir sur mes jambes et de m'écarter de la foule qui s'est rassemblée autour de moi. Ma vision n'arrive même plus à se stabiliser, j'ai l'impression d'être une poupée de chiffon dont les coutures viennent de tomber.

La douleur en moi explose sans prévenir. J'entre dans une crise d'hystérie et m'époumone d'une voix haletante en repoussant tous ceux qui m'entourent :

— Lâchez-moi ! Lâchez-moi, lâchez-moi !
    Je le répète jusqu'à ce qu'ils s'écartent, n'hésitant pas à ruer les jambes de Gabriel de coups de pied tandis qu'il tient fermement mon dos contre son torse.
    — Calme-toi, putain ! râle-t-il en resserrant sa poigne.
    Je m'agrippe au mur afin d'essayer de lui échapper, repoussant Nicolas et Maxence qui viennent prêter main-forte à l'athlète.
    Je continue de hurler :
    — Lâchez-moi, je vous dis ! Je veux voir Vincent, je dois aller le chercher !
    Je ressens la panique de Gabriel dans sa voix quand il exécute mon désir.
    — OK, lâchez-le ! C'est bon, laissez-le faire.

Je manque de tomber à nouveau. Ce qui m'importe peu, puisque je n'ai qu'une idée en tête : empêcher Vincent de partir.

Je m'enfuis sans réfléchir et franchis la porte d'entrée pour me lancer dans une course effrénée dans la rue. Le vent me fouette le visage et les larmes qui se déversent le long de mes joues sont telles des lames de rasoir.

La respiration haletante, je m'épuise en appelant Vincent à tue-tête, comme si celui-ci pouvait m'entendre :

— Vincent ! Vincent, reviens ! Je t'en supplie, ne me laisse pas !

Derrière moi, j'entends le reste du groupe me pourchasser. Ils me demandent de m'arrêter, mais ça m'est impossible. Mes jambes sont désormais contrôlées par mon cœur. Je n'ai jamais fait pareil effort physique en pleine crise. J'ai la sensation que mon âme déguerpit de mon corps et que ce dernier va s'effondrer sans vie d'une seconde à l'autre.

— Je suis désolé, Vincent ! Je te pardonne, reviens ! Je te pardonne !

Je t'aime, Vincent. Ne me laisse pas, je t'en prie, ne me laisse pas.

Ma tête tourne, le manque d'air brouille ma vision et fait ralentir mon allure. Maintenant à l'arrêt, je tangue. J'ai la nausée, des picotements s'emparent de mes lèvres et remontent jusque dans mon crâne.

Vincent est parti. Je ne le reverrai pas.

Je le réalise. Les muscles de mon thorax se contractent brusquement, un cri de détresse émane de mon cœur et me déchire les cordes vocales. De petites lumières dansent dans mon champ de vision et je me sens partir quand une main se pose sur mon épaule.

Puis plus rien. Le silence. Le noir. Le néant.

Jusqu'à de légères claques sur mes joues qui me font reprendre connaissance. Une voix me supplie d'ouvrir les yeux, mon prénom est prononcé par plusieurs intonations autour de moi. J'inspire un grand coup, à l'image d'un rescapé de la noyade qu'on aurait repêché. J'ouvre les yeux avec difficulté, ma tête est lourde, mes membres anesthésiés.

Le visage apeuré de Gabriel, qui me tient contre lui, me ramène à cette réalité dont je souhaite à tout prix m'échapper. Il ne me reste que mes larmes, et je me mets à pleurer comme si le monde venait de mourir.

— Allan, fais un effort, m'implore Gabriel. Tu vas pas rester au beau milieu d'la route, lève-toi !
    Je me rends compte que je suis allongé par terre et que ma tête repose sur les genoux de Gabriel, assis près de moi. Je n'ai pas la force de bouger, je n'ai plus la force de rien.
    — Tu m'entends, Allan ?

Son timbre est instable.

Il me traîne jusque sur le trottoir, plaçant mon dos contre son torse alors que le sien s'appuie contre un lampadaire. Ses bras m'enlacent comme pour former une camisole de force. Je gigote pour essayer de m'en défaire, sans succès tant je manque de force.

Je geins, tandis qu'il me murmure de rester tranquille, mais ma respiration devient davantage saccadée.

— Allan... Mais qu'est-ce qui t'arrive ? demande Roxanne d'une voix éraillée.

Mon regard se lève vers elle. Je n'avais pas remarqué sa présence ni même celle des membres du chalet qui ne font que me regarder avec effroi et inquiétude. Les mains devant la bouche, elle semble horrifiée par ce qu'elle découvre de son meilleur ami. Son mascara s'est étalé sous ses yeux et sa robe est toute froissée.

Je retiens un rire nerveux, prenant conscience que mon secret est dévoilé. Ils sont tous là, à m'observer comme une bête de foire.

— Rentrez, ordonne Gabriel. On en parlera plus tard.

Alors, c'est comme ça que les choses se terminent ?

Dans un élan de rage, je pousse sur mes jambes pour tenter de me relever, grognant au brun de me lâcher. Ce dernier me maintient au sol de toutes ses forces et somme une nouvelle fois les autres de rebrousser chemin, ce que, cette fois, ils font sans discuter.

Je me remets à sangloter et à trembler comme une feuille. Je ne suis plus maître de mes émotions, j'ai l'impression de perdre la raison.

Gabriel se met à murmurer près de mon oreille :

— Cinq choses qu...
    — Je t'interdis de prononcer ces mots, le coupé-je sèchement, tout en reniflant.
    — Cinq choses que tu peux voir, reprend-il.
    J'arrête aussitôt de me débattre, tétanisé par ce qu'il vient d'articuler.
    — Ferme-la, et fous-moi la paix.
    — Cinq choses que tu peux voir, Allan.

Je peux difficilement respirer. Les cinq reconnaissances ne sont plus une aide dont je peux me servir pour me calmer. Tout ça, mes angoisses avec, font désormais partie de ma relation avec Vincent. Mes pires cauchemars, il en a fait des rêves. Mais à présent, tout s'évanouit.

Je devine que Vincent est derrière tout ça et m'exécute quand même, car c'est la dernière chose qui me donne l'illusion qu'il demeure encore là, près de moi.

J'observe l'environnement malgré ma vue brouillée et émets d'une voix faible :

— Je vois un lampadaire qui grésille, la route humide à cause de la pluie tombée aujourd'hui, le lacet de ta chaussure qui est effilé, une marguerite qui a survécu au passage de la tondeuse et une voiture à la couleur affreuse.
    — Quatre choses que tu peux toucher.

Je me laisse aller contre son torse pour lui faire comprendre par le biais de ce contact que cet appui compte dans l'exercice. L'une de mes mains se pose contre le bitume rugueux, tandis que l'autre arrache la fleur précédemment citée que je froisse dans ma paume. En dernier, je replie mes bras sur moi et saisis la montre au poignet du sportif.

— Trois choses que tu peux entendre.

Mon souffle reprend progressivement un rythme convenable et Gabriel desserre la pression qu'il exerce autour de mon corps. Tout en restant appuyé contre lui, je ferme un instant mes paupières afin de me concentrer sur mon ouïe.

J'entends encore mon cri comme un écho.

— Le vent, le ronronnement des moteurs et ton cœur qui bat à cent à l'heure.

Il pouffe, sûrement parce qu'il pensait contrôler le faux semblant de sang-froid qu'il tente d'afficher. Pour autant, aucun sourire ne se dessine sur mon visage, je reste planté là, le corps faible et engourdi.

— Deux choses que tu peux sentir.

J'inspire un grand coup afin de régulariser l'air entrant dans mes poumons. Je suis contracté à tel point que la douleur des hématomes internes dans ma poitrine et sur mes omoplates, probablement causée par ma chute dans les escaliers, me fait grimacer.

— Tu pues l'eau de Cologne.
    Il me pince le coude, je sursaute.
    — Je rigole. Tu pues l'alcool, rectifié-je.
    Gabriel soupire :
    — Mais encore ?
    Je marque un temps afin de me recentrer. Mes paupières me semblent soudain très lourdes. Elles portent le poids de mon chagrin.
    — Et je sens l'essence.

Le moment fatidique arrive. Je connais la finalité de cette technique, elle ne sera pas terminée tant qu'il ne m'aura pas demandé le dernier point.

— Une chose que tu peux goûter.

Le voilà, l'ultime achèvement de ma relation.

Ces mots résonnent dans mon esprit. Je ne cligne pas des yeux, mais des larmes chutent lentement le long de mes joues et s'échouent au niveau de mon menton. Notre premier baiser me revient à l'esprit, ainsi que tous ceux qui ont suivi pour conclure cet exercice qui me menait à embrasser sa bouche.

Vincent. Ce sont les baisers de Vincent que je veux goûter, rien qu'une dernière fois.

Malheureusement, Vincent est devenu l'une de mes cinq reconnaissances et il n'est plus là pour que je puisse goûter à ses lèvres.

À suivre...

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