Chapitre 44 › Une surprise d'enfer
— Tu penses qu'elle m'irait bien, celle-ci ?
Roxanne place une robe bleue électrique encore étiquetée devant elle. J'observe brièvement sa proposition, puis hausse les épaules par manque d'intérêt.
Je m'apprête à lui donner mon avis quand, indécise, elle m'interrompt en saisissant le même modèle en noir.
— Ou tu préfères de cette couleur ? Ça irait peut-être mieux avec mon teint et, au moins, j'aurai plus de facilité à accorder mon maquillage.
Une robe dans chaque main, elle se tourne vers le miroir du rayon et alterne les deux teintes face à elle. Je l'observe dans le reflet et relève une nouvelle fois les omoplates.
— Je préfère la noire.
Elle soupire et délaisse le vêtement de la couleur mentionnée.
— Bien sûr, tu choisis toujours la sécurité, souligne-t-elle. Je sais pas pourquoi je te demande.
Je roule des yeux et passe outre sa remarque.
Je ne fais que la suivre à petits pas pendant qu'elle fouille les portiques. Elle dépose ses trouvailles au fur et à mesure sur l'un de mes bras, ce qui m'encombre, car, de l'autre, je transporte déjà un gâteau emballé dans du papier aluminium.
Voyant que le rôle de porteur commence à m'agacer, elle me dévisage et finit par me questionner :
— Est-ce qu'on est dans un jour où t'es Allan le grincheux ?
— N'importe quoi, grogné-je.
— Alors pourquoi tu tires cette tronche ?
Je hausse un sourcil pour marquer mon incompréhension.
— De quoi tu parles ?
— On dirait que t'es au bout de ta vie, mec.
Elle hisse un haut pailleté devant elle, puis grimace avant de le reposer. Je souffle discrètement de soulagement ; rien ne pouvait me faire plus plaisir que de ne pas accumuler un nouveau vêtement à mon bras.
— Je ne suis pas au bout de ma vie. Peut-être un peu fatigué, puis c'est chiant ! Tes affaires m'encombrent !
— OK. Donc, on est bien dans un jour Allan le grincheux.
Elle ricane quant à sa remarque et récupère quelques vêtements afin de me soulager. Ma bonne humeur revient aussitôt et je m'engage dans un avis que, je sais, elle va contester :
— Tu n'as pas besoin de tous ces accoutrements pleins d'artifices, j'aime bien ta garde de robe actuelle.
Ses yeux s'écarquillent et elle arrête aussitôt son farfouillage.
— J'espère que tu plaisantes ? Tout ce que j'ai est fade !
— Pourquoi tu ne mets pas ta robe rouge, celle avec les manches longues ?
La blonde grimace.
— Je sais même pas pourquoi j'ai acheté cette horreur !
— Moi je te trouve jolie dedans, elle te va bien.
Elle repousse une mèche de cheveux ondulée derrière son oreille et prend appui en s'accoudant contre un portique. Je sais d'avance que je vais avoir droit à des explications grotesques et, surtout, interminables :
— Samedi prochain, Gabriel organise une soirée de prérentrée dans son immense maison avec piscine.
Je fronce les sourcils, ne comprenant pas pourquoi elle précise ces détails.
— Et alors ? Toi aussi, tu as une piscine.
— Mais là, c'est la piscine de Gabriel !
— Qu'est-ce que ça change ?
Elle soupire en laissant tomber ses épaules.
— Allan, tu le fais exprès ? Gabriel est le mec le plus populaire du lycée.
— Plus maintenant, la coupé-je. On n'est plus au lycée.
— Il connaît beaucoup de monde ! souligne-t-elle. Même les gens qui faisaient leur entrée au lycée savaient à l'avance qui est Gabriel.
— C'est ridicule, tu l'idéalises.
— Il joue au foot, Allan.
— Et alors ? Comme Nicolas, Maxence et Camille.
— Il est le capitaine de l'équipe ! Et son père est le directeur d'une grande entreprise internationale !
— Oui, son père. Pas lui.
Ses yeux roulent vers le ciel. Elle finit par capituler en voyant que je ne changerai pas d'avis et retourne à sa recherche de la tenue parfaite.
— Bref ! Je ne suis plus la lycéenne discrète et renfermée que j'étais. Cette soirée, c'est mon entrée dans ma nouvelle vie. Alors, j'ai envie de dénicher la tenue qui me correspondra, conclut-elle.
Une moue se forme sur mes lèvres.
— Désolé. Je n'avais pas réalisé à quel point c'était important pour toi.
Je n'avais pas compris non plus le pouvoir qu'un vêtement peut procurer à une personne qui n'a jamais eu confiance en elle.
Mon amie m'offre un petit sourire qui apaise notre désaccord, puis rejoint les cabines d'essayage. Je profite de cet instant de répit pour m'asseoir dans l'un des fauteuils et lui raconter ma discussion avec ma grand-mère, quelques jours plus tôt. Roxanne est, depuis toujours, au courant de mon incapacité à me rapprocher de ma mère. Lorsqu'une dispute éclate au sein du cocon familial, elle est systématiquement la première vers qui je me tourne pour déverser mon mécontentement.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais après les révélations de Nonna, j'ai eu la drôle d'idée d'aller dormir avec ma mère.
Roxanne écarte le rideau épais de la cabine d'un coup sec, puis se fige une seconde.
Confuse, elle me questionne :
— T'as fait quoi ? La fin du monde est proche, c'est ça ?
Je ris doucement.
— Tu n'es jamais dans l'excès toi, n'est-ce pas ?
Elle retourne à son essayage, l'air outré par ma taquinerie. Après un court instant, elle ressort de la cabine habillée d'une combinaison grise et pailletée dont les jambes sont taillées en patte d'éléphant.
Mes yeux s'écarquillent et je critique sans attendre :
— Si ça, c'est ce qui représente ta nouvelle vie, alors je te conseille de rester dans l'ancienne.
— T'aimes pas ?
Elle s'étonne de mon avis et je poursuis sur ma lancée.
— C'est parfait pour une soirée disco, tu ferais une belle boule à facette.
Je me gausse tandis qu'elle me jette un vêtement à la figure, que je réceptionne maladroitement.
— Elle rendait mieux sur le cintre !
— Ouais, c'est ce qu'on dit.
Sans attendre, mon amie se précipite pour aller retirer ce qu'elle porte.
Sa voix s'élève derrière le rideau :
— Tu vas finir par me dire quelle mouche t'a piquée ?
Mes lèvres se pincent entre elles. Je cherche à lui expliquer brièvement la situation en la résumant à une phrase :
— En fait, j'ai avoué à Nonna que Vincent est mon petit ami.
Mince, c'est la première fois que je le dis à voix haute.
Je sursaute quand Roxanne réapparaît de nouveau à l'entente de cette confession. Ses yeux écarquillés m'ont dans le viseur et elle vient fermement saisir mes épaules. J'ai un geste de recul à la voir débouler si vite.
Stupéfaite, elle s'exclame :
— Allan, t'as dit à ta grand-mère que tu sors avec Vincent ? C'est génial !
— Tais-toi ! grommelé-je dans un chuchotement.
Je regarde autour de moi afin de m'assurer que le magasin tout entier ne nous a pas entendus. Il est vrai que j'aurais peut-être dû lui donner un petit avant-goût avant de lâcher une bombe pareille, mais l'annonce a été tellement bien accueillie par ma grand-mère que cela me semble soudain plus facile à avouer.
Roxanne ne perd pas le fil de la discussion et me questionne :
— Comment est-ce qu'elle a pris la nouvelle ?
— Elle l'a tout de suite acceptée.
— Et ta mère ?
Je m'emporte sans le vouloir :
— Non ! Elle ne doit jamais l'apprendre !
Cette fois-ci, c'est elle qui examine si les regards sont figés sur nous. Les traits de mon visage se crispent, je n'ose imaginer la réaction que pourrait avoir ma mère en apprenant que son fils sort avec un garçon.
La blonde poursuit à voix basse :
— En même temps, ça se voit que t'es amoureux, tu ne pourras pas éternellement le cacher.
Mes pommettes s'empourprent aussitôt. Un mécanisme de défense s'enclenche automatiquement en moi.
Incapable de contrôler mon embarras, je crie presque :
— Je n'ai jamais dit que j'étais amoureux de lui !
Elle se met à rire comme si elle n'en croyait pas un mot. Je grogne, la mine boudeuse. Elle repart une nouvelle fois dans la cabine et j'attends qu'elle finisse de se changer.
Je pousse une réflexion quant à ma situation avec ma génitrice :
— Enfin bref, ça me fait mal de l'avouer, mais, finalement, on se ressemble peut-être un peu, ma mère et moi.
— Tu sais, Allan, j'ai toujours trouvé des similitudes entre vous, avoue-t-elle avec détachement à travers le rideau.
Lorsqu'elle en ressort, elle me fixe dans les yeux.
— T'es le seul à ne pas vouloir le voir.
Je fuis immédiatement son regard.
— Peut-être bien, clôturé-je.
Je soupire avec lassitude, puis détends les muscles de mon visage pour effacer ma nervosité.
Roxanne range les vêtements qu'elle ne compte pas acheter sur le portant, plus décontractée qu'à notre arrivée. Quand elle revient à moi, ses doigts saisissent mon menton et m'encouragent à relever ma tête qui contemple le sol. Elle arbore un léger sourire et termine notre échange sur une note pleine de douceur.
— Laissez-vous le temps de vous apprivoiser.
Comme avec le renard.*
Son sourire est communicatif. Je saisis l'idée qu'elle souhaite me transmettre en s'exprimant avec des mots qui me parlent. Toujours installé dans l'un des mini canapés, le gâteau à mes côtés, Roxanne élève une tenue face à moi ; un chemisier blanc nacré orné de dentelle sur le col.
— Alors, t'en penses quoi ? Je peux le mettre avec un élégant pantalon noir et des bottines.
Il est terriblement laid.
— Ça va.
Elle soupire, l'air dépité. Ses bras retombent lourdement le long de son corps. Malgré toutes les forces dont j'use pour cacher mon mensonge, elle le pointe du doigt :
— Tu le détestes.
Je réponds sans délai :
— Je le trouve affreux.
Ses poings s'installent sur ses hanches et son visage marque une expression d'insatisfaction. Il semblerait qu'elle ait jeté son dévolu sur ce chemisier depuis le début, mais que mon opinion la fasse douter de ses goûts vestimentaires.
Pour gentiment se venger, et sûrement évacuer sa frustration, elle me lance une pique :
— Et toi, tu crois que t'as l'air de quoi avec ton gâteau ? D'ailleurs, pourquoi tu te trimballes avec ça ?
Mon regard fait un aller-retour entre la pâtisserie et mon amie. J'humidifie mes lèvres avant de répondre, tandis que Roxanne retourne à ses hésitations.
— Adeline l'a fait pour moi, c'est une torta paradiso**. C'est pour Vincent. Je vais lui apporter dans l'après-midi, c'est une surprise.
Il ne s'attend pas à ce que je vienne, ne se doute même pas que j'ai enquêté ce matin, afin de débusquer son adresse sur le Net.
En cherchant son nom de famille, je suis tombé sur de nombreuses informations. J'ai déniché des articles d'écoles où j'ai vainement tenté d'identifier sa frimousse. Je n'aurais jamais imaginé à quel point le nom Belvio pouvait être répandu dans le coin. Je suis passé par toutes sortes d'informations sur de nombreuses familles, dont un article de journal plutôt triste. Il traitait d'un accident de voiture assez grave où l'un des passagers, le frère du conducteur, serait devenu tétraplégique. J'ai été touché comme si cela me concernait directement. Heureusement, il y avait aussi de bonnes nouvelles, comme un jeune sapeur-pompier portant le nom de Belvio, qui aurait sauvé un enfant de la noyade.
J'ai fini par éplucher l'annuaire, ce qui m'aurait fait gagner du temps dans mes recherches si j'avais commencé par là. Grâce à l'autoentreprise de sa mère, dont il m'avait brièvement parlé, j'ai pu trouver ses coordonnées.
Je cesse de rêvasser lorsque Roxanne m'interpelle afin que nous passions en caisse, enfin décidée de sa tenue.
Finalement, elle a choisi la robe noire.
***
L'heure est venue. Plus je me rapproche de la rue où habite Vincent, plus mes jambes tremblent. Aujourd'hui, nous n'avons échangé que quelques messages. Nous étions tous les deux occupés, mais j'ose espérer ne pas le déranger avec ma surprise.
Je l'imagine m'ouvrir la porte, tout sourire et sûrement interloqué de me voir débarquer. Cela dit, une appréhension monte en moi : et s'il n'appréciait pas du tout cette intrusion ? Après tout, il ne m'a jamais donné son adresse. Quoiqu'il en soit, je ne peux plus revenir en arrière, maintenant que je tombe nez à nez avec la porte d'entrée de sa maison. Le quartier est sympa, reculé du centre. La devanture de la demeure est décorée de pots de fleurs, ses volets sont en bois et peints en rouge. L'aspect extérieur de son foyer inspire confiance.
Je sens mes mains devenir moites. Il ne me reste plus qu'à sonner, seulement, l'intégralité de mon corps se pétrifie. C'est seulement maintenant que je réalise que je vais rencontrer sa mère, la femme qui l'a mis au monde et qui l'a élevé, mais a-t-il envie de ça ? Et s'il m'en voulait d'entrer dans sa vie privée, alors qu'il ne me l'a pas proposé ? Je n'ai jamais fait ça pour personne, je ne me reconnais même pas, moi, le garçon qui a si peur d'affronter la vie.
Je ferme les yeux un instant afin de stabiliser l'anxiété qui monte, puis je ne réfléchis plus et appuie sur la sonnette, qui retentit dans un joli carillon.
J'ai à peine le temps de me reculer d'un pas que la serrure se déverrouille. Je découvre le visage de sa mère, une belle femme aux cheveux châtains, attachés en queue de cheval, et aux yeux noisette. Son sourire est la copie conforme de celui de son fils.
— Bonjour, me salue-t-elle avec entrain.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine, entraîné par les multiples émotions qui me traversent. Je tente d'aligner une phrase, malgré mon soudain bégaiement :
— Bon... bonjour, madame Belvio. Vincent est-il l... là, s'il vous plaît ? Je suis un ami.
— Bien sûr ! Entre donc, mais je t'en prie, appelle-moi Catherine.
Je hoche la tête, mais je ne me permettrai jamais de le faire. Elle m'invite en s'écartant pour me faire entrer. Je n'ai pas le temps d'observer le lieu de vie qu'elle m'interroge aussitôt :
— Comment tu t'appelles ?
Je n'ose pas vraiment bouger, moi et mon fichu gâteau, qui me semble soudain peser très lourd.
— Je m'appelle Allan.
Elle disparaît quelques secondes pour héler gentiment son fils au pied des escaliers, puis revient près de moi. Je lui tends alors mon présent.
— Ma grand-mère vous a fait un gâteau, c'est un torta paradiso, une spécialité italienne.
— Oh, il ne fallait pas, merci !
Elle marque son étonnement en posant les mains sur ses joues, puis elle me débarrasse enfin du plat. Je m'aventure à inspecter ce qui m'entoure pendant qu'elle soulève le papier d'aluminium afin de contempler l'aspect de la pâtisserie.
Tout y est calme. Des plantes vertes sont positionnées un peu partout ; sur chaque meuble, suspendues au plafond, autour des poutres apparentes. Sa mère a l'air d'avoir une appétence pour les bougies, car on en retrouve dispersées un peu partout. L'entrée donne sur un grand salon cosy avec, au fond, une porte près d'un escalier. Un encens brûle sur un meuble, laissant une odeur de lotus avec une note de muguet envahir la pièce.
Je glisse les mains dans les poches de mon jean par timidité et reporte mon attention sur Catherine qui me questionne une nouvelle fois de sa voix enjouée :
— Où vous êtes-vous connus ? Il ne m'a jamais parlé de toi.
Forcément.
Je déglutis avant de m'avancer un peu vers elle.
— Cet été, durant les vacances. Le chalet appartient à l'une de mes amies.
Elle s'apprête à me répondre lorsque la porte du fond s'ouvre.
Notre attention se tourne vers celle-ci et mon cœur s'emballe à l'idée que Vincent fasse son entrée. J'ai presque du mal à dissimuler les tremblements de mes mains et le sourire qui me vient instantanément.
Toutefois, ma joie est de courte durée. Elle s'efface pour laisser place à l'incompréhension. Je demeure figé lorsqu'un jeune homme entre dans la pièce, usant de ses mains pour faire avancer son fauteuil roulant. Il a les cheveux courts, rasés de la nuque jusqu'aux oreilles, d'un châtain qui tire vers le blond. Son visage affiche une mine désintéressée et ses yeux sont vides de lumière.
Catherine pose sa main dans mon dos et fait les présentations :
— Vincent a sûrement dû te parler de Simon ! Simon, je te présente Allan, un ami de ton frère. Il t'en avait parlé ?
Son frère ?
— Non, répond-il à sa mère d'une voix morne.
J'ai l'impression qu'un étau se resserre autour de moi, que le nœud dans ma gorge va finir par m'asphyxier. Simon ne daigne même pas me regarder.
Je me remémore le moment où, sur la plage, Vincent m'a affirmé être fils unique. J'ose à peine cligner des yeux, réfléchissant à vive allure. Je tente de comprendre la raison pour laquelle il m'aurait menti au sujet de son frère quand je fais tout à coup le lien. Je me remémore l'article de journal lu ce matin, celui où deux frères ont eu un accident de voiture. Celui où le conducteur, Vincent, n'a pas pu freiner à temps, paralysant de ce fait son frère, Simon.
C'est impossible, pourquoi il m'aurait caché ça ?
Mes émotions se bloquent, tout en moi se verrouille. Je reste stoïque, pendant que la maîtresse de maison m'informe qu'elle va de nouveau appeler Vincent, apparemment enfermé dans sa chambre à l'étage.
— Il doit sans doute avoir ses écouteurs, précise-t-elle, c'est comme ça à chaque fois que je l'appelle !
Je tente de saisir l'occasion pour lui dire que ce n'est pas la peine et ainsi prendre la fuite, mais elle disparaît dans les escaliers plus vite que mes mots.
La situation ne pouvait pas être plus désastreuse. En venant ici à l'improviste, je découvre que celui à qui j'ai donné ma confiance s'est joué de moi. Je déglutis avec difficulté tant ma gorge se serre, mais j'ai besoin d'entendre la vérité afin de prendre réellement conscience de la situation.
La voix chevrotante, je m'adresse à Simon pour être sûr d'avoir bien compris quand sa mère me l'a présenté :
— Alors, tu... tu es donc le petit frère de Vincent ?
Il me répond aussitôt :
— Ouais.
Sa réponse fait monter mes larmes, tout devient concret. Vincent m'a menti.
Je ne peux empêcher mon regard de rester fixé sur le fauteuil roulant. L'accident, le passager tétraplégique... La photo de la voiture cabossée présente sur l'article de journal me revient en tête. J'entends Catherine descendre, son pas est suivi d'une autre démarche, plus précipitée. Un poids s'abat sur moi et me fait suffoquer. Je commence à reculer, prêt à prendre mes jambes à mon cou, quand Vincent apparaît en haut des marches.
Il se fige. Nos regards se croisent et je constate dans ses yeux une peur profonde. Un sentiment d'aversion me saisit. Je me mets à regretter d'avoir avoué la nature de notre relation à Nonna. Comment vais-je lui expliquer que mon petit bout de paradis vient de me faire descendre en enfer ?
— Salut, Allan, dit-il d'une voix faussement joviale. C'est sympa de passer.
Il donne le change, toutefois, il a très bien compris la situation.
L'air de rien, sa mère surenchérit :
— Il a même apporté un gâteau ! T'as de bons amis.
La tension entre nous est palpable, je suis à deux doigts d'imploser. Il n'ose même pas s'approcher.
— Qu'est-ce...
Je préfère le couper sèchement avant qu'il ne poursuive :
— Je dois y aller, je n'ai pas fait attention à l'heure.
Je me retourne vers sa mère.
— Merci pour votre accueil, madame Belvio.
Je m'empresse de me diriger vers la sortie, mais, avant d'ouvrir la porte, j'adresse un mot à Simon :
— Content d'enfin te connaître, Simon.
Vincent se hâte de me rejoindre et pose sa main sur le bois de la porte, afin de me bloquer l'accès à l'extérieur. Je le foudroie du regard, il est beaucoup trop proche de moi à mon goût.
— Attends, Allan. Je vais te raccompagner.
J'ai du mal à cacher ma déception.
Sans lui répondre, je force l'ouverture de la porte et m'extirpe de cette maison en vitesse. Vincent me talonne, me crie de m'arrêter. J'autorise enfin mes larmes à couler à l'entente de la voix brisée du garçon qui ne cesse de me supplier de l'attendre. Mes mains passent dans mes boucles, j'ai envie de m'arracher le crâne, de ne plus réfléchir ni rien ressentir.
Il savait, il était au courant de ce que me font les mensonges. Vincent réussit à saisir mon bras et me retourne brusquement vers lui. Son geste me met aussitôt hors de moi. Je le repousse avec la même force et ne contrôle pas mes paroles, vociférant contre lui :
— Dégage ! Laisse-moi tranquille, Vincent ! Rentre chez toi.
Comme à son habitude, il ne m'écoute pas.
— Attends, je peux tout t'expliquer ! Je vais tout t'expliquer !
Sa voix est larmoyante, sa respiration haletante. Il m'attrape par le poignet et m'entraîne dans une petite ruelle près de chez lui. Je ne peux plus contrôler mes émotions sens dessus dessous et l'attaque avec mes mots :
— Tu m'as menti, Vincent ! Tu m'as affirmé être fils unique, alors que tu sais que j'ai horreur du mensonge. Tu ne me faisais pas assez confiance, c'est ça ? Ça ne te suffisait pas de connaître tous mes secrets ? Il fallait que tu me caches les tiens ?
Je fais de grands gestes qu'il tente de calmer en saisissant mes mains, en vain, puisque je ne fais que le chasser.
Les expressions de son visage sont affolées alors qu'il essaie de s'expliquer :
— Non, j'ai confiance en toi ! Je suis désolé, je...
— Je m'en contrefous de tes excuses ! le coupé-je sèchement. Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ? Ça ne change absolument rien.
— Allan, je ne savais pas comment te le dire, arrête de me rejeter !
J'en ai des fourmillements dans les jambes tant la colère et la tristesse me submergent.
— Tu as si honte de ton frère ?
— Non, ce n'est pas ç...
— C'est parce qu'il est en fauteuil roulant ?
Je le bombarde, le souffle court.
— Non ! Laisse-moi t...
— J'avais confiance en toi, Vincent ! Je n'arrive pas à croire que tu puisses être ce genre de type, de ceux qui ont honte d'un handicapé au point de renier leur propre frère.
Tout s'embrouille dans mon esprit. Vincent entre dans une détresse folle, bien qu'il tente de contenir sa voix dont le volume augmente et se casse :
— Ce n'est pas parce qu'il est en fauteuil roulant, c'est pourquoi il l'est !
Je suis choqué par les pleurs de Vincent qui éclatent d'un coup, témoignant d'une douleur qui me ferait presque entendre son cœur se fissurer.
Comme son tatouage...
Je me calme instantanément tandis qu'il me tourne le dos pour se dissimuler. Son torse se bombe d'air pour se détendre, mais il hoquette. Rien ne semble atténuer sa peine. J'ai l'habitude d'envisager les pires situations possibles, mais celle qui se produit sous mes yeux est encore pire que tout ce que mon imagination a pu créer.
Pour la première fois depuis longtemps, je ne ressens pas l'ombre d'une émotion. Je suis vide et, même si j'ai souvent souhaité une pause dans mon hypersensibilité, celle-ci me terrorise.
— Je ne pensais pas que l'on se rapprocherait autant, articule-t-il, et après, c'était trop tard.
— Il n'était pas trop tard. Tu as eu de nombreuses occasions pour m'en parler.
— Non, j'ai pas réussi à trouver ce moment. Tu me voyais comme le mec parfait, comment aurais-je pu tout à coup t'apprendre que...
Un couinement de douleur s'extirpe de sa bouche.
Sa voix le retient d'avouer ce qui le pèse, mais j'insiste :
— Que quoi, Vincent ?
Il se retourne après avoir inspiré un grand coup. Je constate que le blanc de ses yeux a viré au rouge. Mes lèvres se pincent entre elles afin d'étouffer le mal que cela me fait de le voir ainsi.
— Que j'ai failli tuer mon petit frère et mon meilleur ami ! dévoile-t-il dans un sanglot. Tout ça parce que j'ai perdu le contrôle de cette putain de voiture !
Gabriel. C'était donc ça, ses sous-entendus.
— Ta cicatrice au torse et celle de Gabriel à l'arcade, ça vient donc de l'accident ?
— Oui, me confirme Vincent, l'air abattu.
— Je comprends mieux pourquoi tu ne voulais pas que je pose des questions...
Il m'est impossible d'avoir un geste tendre envers Vincent, qui regarde à présent le sol. Pourtant, l'entendre me dire tout ça me déchire.
— Enfin bref, c'était un accident, Vincent. Tu n'es pas responsable, tu ne l'as pas fait exprès.
Je tente cette phrase désespérée afin de le réconforter.
— Tu ne comprends pas ! C'était moi, le conducteur, j'aurais dû être plus prudent. Si je n'avais pas forcé Gabi et Simon à sortir ce soir-là, on n'en serait pas là. Je suis qu'un putain de monstre qui détruit tout ce qu'il touche...
— Tu ne pouvais pas savoir ce qui allait arriver. Et sache que j'ai jamais attendu de toi que tu sois parfait, préféré-je préciser.
Ses mains tremblantes se posent de part et d'autre de ma figure. Malgré ma réticence, ses yeux s'ancrent dans les miens.
— Je n'ai jamais voulu te mentir ou te faire de mal, Allan. Lorsqu'on était au chalet, je n'arrêtais pas de me dire qu'avec toi, tout serait différent, que je serais une meilleure personne.
Je retire son contact de ma peau et je m'écarte une nouvelle fois de lui.
— Je ne crois pas que tu sois une mauvaise personne, Vincent. Mais, je n'ai plus confiance en toi.
— Je ferai tout pour regagner ta confiance.
J'arrime mon regard au sien, à la recherche de la touche orangée dans ses yeux.
— Est-ce qu'il y a d'autres choses sur lesquelles tu m'as menti ? Concernant qui tu es, la mort de ton père ou ton amitié avec Gabriel qui aurait pu être plus intime ? Ou que sais-je encore ?
— Non, répond-il tout de suite.
— Réfléchis bien, parce que je ne suis pas certain de supporter ça une seconde fois.
Il baisse les yeux, puis se répète après un court silence :
— Non, tu sais tout.
J'exhale un soupir en passant mes mains sur mon visage, appuyant mes doigts contre mes paupières brûlantes. Je tente de remettre de l'ordre dans ma tête le temps d'une seconde et tranche dans le vif :
— Tu ferais bien de rentrer, je vais en faire de même, conclus-je.
Vincent refuse. Il réduit la distance que je veux imposer pour m'empêcher de partir, seulement, je ne compte pas poursuivre notre discussion.
— S'il te plaît, reste. Je suis désolé, Allan, on va trouver une solution, OK ?
J'entends bien la crainte dans son ton, toutefois, je ne peux pas me résoudre à ignorer la tristesse que je ressens.
— Écoute, on ne résoudra rien dans cet état. J'ai besoin d'espace pour réfléchir à tout ça.
Je sens la crise d'angoisse appuyer sur ma gorge, elle tente de m'étrangler. Dans un silence accablant et sans plus attendre, je me presse de partir. Je n'ai pas pu le regarder avant de m'en aller, tout comme je ne peux pas retenir les sanglots que je m'efforce d'étouffer en plaçant l'une de mes mains contre ma bouche.
Le chemin jusque chez moi me semble durer des heures. Ce n'est qu'une fois arrivé que je me précipite dans ma chambre, claquant les portes derrière moi. Je vais jusqu'à ignorer la question de Nonna, assise dans la cuisine, qui me demande si le gâteau a été apprécié.
Mon portable ne cesse de vibrer à cause des messages que Vincent m'envoie, c'est oppressant au point où je l'éteins. Je me jette sur mon lit, le corps tremblant. Les draps dans lesquels je me réfugie sentent son odeur de patchouli.
Il est omniprésent, tout le temps, jusque dans la crise d'angoisse qui me saisit sans que je puisse la maîtriser et qui cause la fissure d'un cœur non pas tatoué sur une peau, mais suspendu dans ma poitrine.
✦
*Référence au livre Le Petit Prince.
**Le gâteau du paradis ou « torta paradiso » est un gâteau rond d'environ trente centimètres de diamètre pesant jusqu'à deux kilos. Il est à base de sucre, de citron, de beurre, de levure, d'amidon, d'amandes douces, de farine blanche, d'œufs et de sucre glace à la vanille pour la garniture. Il s'agit d'un dessert typique de la région de Mantoue en Italie.
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