Chapitre 39 › Ma pièce secrète

« J'ai voulu te briser. Je voulais qu'on souffre à deux. »

Cette phrase résonne dans ma tête de plus en plus fort et envahit ma tête, jusqu'à faire vriller mon cerveau. Je revis soudainement tout ce que mes harceleurs m'ont fait subir. De l'intimidation aux menaces de mort, jusqu'à ma tête plongée dans les toilettes du lycée... Tout y passe, même l'apparition de mes angoisses. Ces souvenirs me frappent avec violence, tel un coup de poignard en plein cœur.

Je repense à ma première crise de panique, à tous les stratagèmes utilisés pour dissimuler mon secret, les sourires manqués, les larmes versées, sans oublier ce soir où j'avais décidé de me suicider. Je revois ces matins où je me réveillais pareil à un pantin recousu par des milliards de mains différentes, ces nuits noires à me demander si j'allais pouvoir à nouveau regarder la lumière du jour.

« J'ai voulu te briser. »

Cette conversation ouvre toutes les plaies intérieures recouvertes de pansements fictifs. Un vertige s'empare de moi, je suffoque. Mes ombres et mes monstres, enfouis au fond de moi et enfermés dans des coffres cadenassés, s'échappent et submergent l'intégralité de mon être.

Lorsque j'ai revu Clémence à la fête foraine, j'étais épouvanté et manipulé par mes angoisses. Mais à cet instant, je ne fais qu'un avec elles. Je ne suis plus terrorisé par les autres, mais par ce que je ressens. Des pulsions grandissent en moi et, même si j'en ai conscience, ma part de lumière ne peut contrôler ce que je m'apprête à faire. J'atteins un point de non-retour, celui que je redoutais, car cette noirceur n'a jamais manqué de me faire remarquer sa présence.

Mes mains tremblent et, brusquement, mes jambes me relèvent et me propulsent en direction de Clémence que je percute de plein fouet. Mes phalanges saisissent fermement son col alors qu'elle se dispute avec mon pauvre mec. Je la repousse jusqu'à la baie vitrée pour y plaquer son dos avec une force que je n'imaginais même pas posséder. Son teint vire au blanc, tandis que le maquillage que mes larmes ruinent brûle mes joues.

Là, je m'époumone :

— T'as une idée de ce qu'ils m'ont fait subir ? Hein, tu le sais ? C'est ta faute, Clémence ! Tout ça, c'est ta faute !

Le brouhaha qui s'est emparé de mes pensées m'empêche de parler normalement, je ne contrôle pas le hurlement qui sort de ma bouche :

— Je te hais ! Tu m'entends ? Je te hais de tout mon être !

Ses mains s'agrippent à mes poignets et tentent de les repousser. Pour autant, je réutilise la colère qui m'envahit pour claquer de nouveau son dos avec force contre la vitre.

— Allan, arrête, tente-t-elle d'articuler.
    Je perçois à peine la voix de Vincent, perdu dans les méandres de l'injustice dans laquelle je me retrouve piégé.
    Lui aussi crie à pleins poumons en m'implorant :
    — Lâche-la, Allan !

Il me bouscule, tente de décrocher mon emprise. Seulement, je lui donne des coups d'épaule pour l'éloigner. Malgré sa puissance, il ne parvient pas à me détacher d'elle. J'ai l'impression d'être un chien enragé qui vient d'attraper sa cible.

Je continue de vociférer, même si ma voix se casse peu à peu :

— Tout ça, c'est ta faute ! Ils m'ont détruit, tu m'as détruit !
    Clémence déploie sa voix, dans le but de me faire flancher :
    — Arrête, putain ! T'es un malade !
    — Tu ne m'auras pas, continué-je sans me soucier de son état, je vais guérir, je ne t'appartiendrai jamais !

Alertés par les hurlements, le reste de nos colocataires se dépêchent de rejoindre la terrasse. Ils découvrent une scène que, moi-même, je n'aurais jamais pensé projeter. Et pourtant, le tableau qu'ils visualisent n'est autre que Vincent qui essaie de desserrer ma poigne du cou de Clémence. Il m'ordonne d'arrêter, seulement, je l'entends comme s'il était à plusieurs mètres de moi. Ma victime, elle, se débat avec ses jambes et ses ongles qui griffent mes avant-bras.

Je suis prêt à accepter chaque coup, pourvu qu'elle me libère de ses chaînes. Je suis bloqué dans une sphère qui m'empêche de considérer quoi que ce soit d'autre que mon but et deviens un danger à écarter.

Seule la voix effrayée de Roxanne me parvient de manière plus audible :

— Qu'est-ce qui te prend, Allan ? Je t'en supplie, arrête ! Arrête !

Elle me percute et me ramène presque à la raison. Je me rends compte que je suis devenu hors de contrôle. Derrière moi, Gabriel passe ses bras sous mes aisselles et Vincent se glisse entre mon corps et celui de Clémence.

À ses risques et périls.

L'un me tire vers l'arrière, l'autre me pousse. Ils parviennent à me faire lâcher ma prise. Mes phalanges se détendent et craquent d'avoir été trop fortement contractées.

Là, entre les bras des garçons, je me débats sans relâche, en vain. Leurs deux forces combinées réussissent à me clouer au sol, sans possibilité de bouger. Si j'avais été en mesure de le faire, j'aurais sans doute mordu dans la chair de l'un d'eux afin de revenir à ma cible.

Je ne remarque même pas le visage de Vincent qui, face à moi, cherche à me faire reprendre mes esprits. En revanche, j'entends Gabriel hurler près de mon oreille, tandis que ses bras restent contractés contre mes épaules :

— Vincent ! Il lui faut un électrochoc !
    Je me révolte et admoneste contre eux :
    — Foutez-moi la paix, vous ne pouvez pas comprendre !
    Vincent recule, sa voix chevrote :
    — Je peux pas, Gabi... Je peux pas le faire...
    — T'as pas l'choix, Vinz, fais-le !

    J'arrondis mon dos dans le but de me dégager de l'emprise de Gabriel, mais celui-ci oblige mon buste à se tenir droit en maintenant mes épaules en arrière.

    Là, il hurle :

    — Fais-le, Vinz ! C'est bon, oublie deux secondes que t'es un connard et fais-le !
    — OK ! Lâche-le, répond-il à l'athlète, après quelques secondes d'hésitation.

Gabriel me relâche et me donne la sensation de me libérer d'un poteau contre lequel on m'aurait condamné à brûler. J'ai à peine le temps d'entamer une foulée pour revenir à la charge que la main de Vincent attrape brutalement ma gorge.

Le coup est si violent que j'en recule de quelques pas, le souffle coupé. Mon corps tangue légèrement vers l'arrière et j'ai le réflexe de saisir son avant-bras afin de me raccrocher à quelque chose. Il ne serre pas mon cou très fort, mais juste assez pour que le choc physique me remette les idées en place.

Le ton de sa voix demeure autoritaire, cependant, c'est la première fois que j'y distingue une note de peur :

— Maintenant, tu te calmes !

Mon regard se pose enfin sur son visage aux traits tendus et baigné de larmes. Je ne l'ai jamais vu pleurer auparavant. Mon ventre se tord de me savoir responsable de son chagrin. Le faire souffrir n'était pas mon intention.

Sa main, qui me serre toujours, me ramène vers lui et il remplace son geste violent par une étreinte dans laquelle je m'écroule. Je tente quand même de reculer, de rétablir l'ordre dans ma respiration saccadée. Mon cœur se serre de me dire que je voudrais qu'il me lâche, alors que j'ai tant aspiré à ce qu'il me touche. Ma température corporelle baisse au point où je me mets à grelotter, malgré cette nuit d'été.

Je cesse de lutter pour lui échapper et dépose mon front contre le haut de sa poitrine. Tout en frappant son torse de mon poing, je marmonne dans un sanglot :

— Tu ne peux pas comprendre, cette fois-ci, tu ne peux pas m'aider.

Je hoquette, n'arrivant pas à retrouver mon souffle. Les bras de mon compagnon m'enlacent de toutes leurs forces contre lui, néanmoins, plus il le fait, plus je sens le soutien de mes jambes défaillir. Je prends lentement conscience de la situation que j'ai créée, de mon attitude et de ce qui vient de me posséder. Je me trouve effrayant et, à la fois, je suis effrayé.

Je le repousse faiblement. Il faut croire que je n'ai plus de force pour me défendre, maintenant que la colère s'est rendormie.

— Laisse-moi, Vincent, va-t'en.
    — Je reste.
    — Va-t'en, je veux que tu t'en ailles.

    Il s'empare de mes joues avec ses mains chancelantes et m'oblige à le regarder. Il n'a pas séché ses larmes, elles sont toujours présentes, et ce tableau me force à fermer les paupières.

    Avec tendresse, il dégage mes cheveux bouclés, collés à mon front en sueur.

    — Allan, regarde-moi.
    Je secoue la tête.
    — Non, va-t'en.
    Il répète sa phrase, mais sa voix se casse dans un sanglot qu'il a retenu trop longtemps. Mon cœur se déchire, seulement, je n'ose pas lever les yeux vers lui.
    — Bébé, regarde-moi...
    Je ressens toute la panique qui l'habite, il me secoue légèrement, tout en maintenant mon visage.
    — Tu es plus fort que ça, Allan.

Ces mots s'enfoncent dans mon cœur telle une flèche qu'il y aurait plantée. Il est catastrophé par ce qui se passe, mais le simple fait que j'ouvre les yeux pour le fixer remplit les siens d'espoir.

Il serre un peu plus ses mains autour de mon visage et m'adresse de nouveau ces paroles :

— Tu es plus fort que ça !

Vincent est le seul être qui peut mettre mes ombres chaos grâce à sa lumière. Je crois que je n'ai jamais autant ressenti le besoin de lui dire que je l'aime, qu'il est mon moteur et que je le remercie d'embrasser chaque partie de moi, même les plus sombres.

***

Je ne peux pas être comme ça, c'est impossible.

Appuyé contre l'un des meubles de la cuisine, les remords me grignotent peu à peu de l'intérieur. Il paraît que chacun de nous possède une part d'obscurité. Je n'aurais jamais imaginé que la mienne soit aussi brutale.

Dans le salon, la bonne ambiance est revenue. Personne n'a pris le parti de l'un ou de l'autre concernant notre accrochage, mais j'ai tenu à présenter mes excuses pour mon comportement. En état de choc, Clémence a appelé ses parents pour qu'ils viennent la chercher et elle est désormais partie. Quant à moi, même si la fête bat à nouveau son plein, je préfère rester dans mon coin.

Le geste délicat de la main de Roxanne contre mon épaule me sort de ma bulle et je porte mon attention vers elle, lui offrant un léger sourire pour la rassurer.

Toujours inquiète, elle demande :

— Tu vas mieux ?
    — Oui, ne t'en fais pas pour moi.
    Pas convaincue par ma réponse, elle réitère sa question sous une autre forme :
    — Il y a quelque chose dont tu aimerais me parler ?
    Cette fois, je secoue négativement la tête.
    — Non. Je n'étais pas dans mon état normal, c'est tout.

Même après tout ça, je ne me sens pas capable de lever le voile sur mes petits secrets. Sans insister, elle embrasse furtivement ma joue avant de rejoindre les festivités.

Mes yeux suivent Gabriel, qui fait des allers et retours du salon à la terrasse depuis une demi-heure, fumant cigarette sur cigarette. Il n'arrête pas de se ronger les ongles depuis que l'atmosphère s'est apaisée.

Il me stresse.

Je fais volte-face vers le comptoir de la cuisine et avise la bouteille de vodka à mes côtés et décide de me servir un shooter à ras bord. Je le soulève jusqu'à ma lèvre, mais hésite un instant.

Décidément, ce soir, je ne me ressemble pas.

J'avale d'un trait le contenu de celui-ci. Mes yeux se ferment lorsque l'alcool fort glisse dans ma gorge et grimace comme pour mieux en accepter le goût. Néanmoins, je décide de me resservir. Au point où j'en suis, autant tout tenter pour faire taire mes pensées.

Si ma Nonna me voyait, elle serait déçue.

J'avale le deuxième shooter cul sec. Mon gosier me brûle, pourtant, je réitère l'opération à plusieurs reprises et ne m'arrête que lorsque Vincent se manifeste dans mon dos pour m'arracher la bouteille des mains.

Il laisse entendre un léger rire avant de commenter ma situation par une question :

— Tout doux. Pourquoi est-ce que tu bois ?

Mes doigts agrippent le rebord du meuble afin de me stabiliser. L'alcool me réchauffe à une vitesse si rapide que j'ai l'impression d'étouffer dans mes vêtements.

Un soupir m'échappe, puis je réponds d'un ton neutre :

— Parce que nous sommes à une fête. Et c'est ce qu'on fait lors des fêtes, non ?
    — Désolé, je vais poser ma question autrement. Tu bois pour oublier quoi, exactement ?
    J'ai l'impression qu'une fièvre atroce me monte à la tête. J'ai du mal à encaisser, il faut dire que je ne picole jamais d'alcool fort.
    — Pour tout oublier.
    Je marmonne ces mots sans articuler.

Vincent repose la bouteille loin de moi et se penche légèrement au-dessus de mon épaule, puis chuchote à mon oreille :

— Même moi ?

Je me redresse subitement et me retourne face à lui, tout en passant mes mains dans le dos pour me maintenir au comptoir.

Je réplique aussitôt d'un timbre ennuyé :

— Impossible. Même sans alcool, tu me soûles, c'est terrible.
    Son rire éclate à gorge déployée. J'ai l'impression de ne pas avoir entendu ce son depuis des millénaires.
    — Mince, je ne pensais pas être un fardeau.
    — Tu ne l'es pas.
    — Alors, pourquoi est-ce que tu bois ?
    — Parce que je me déteste ! Ce soir, j'ai besoin de quelque chose qui m'aide à me supporter.
    Sans plus attendre, il saisit la bouteille et ingurgite quelques shooters d'affilé.
    Mes sourcils se froncent en le voyant faire, je l'interpelle en posant une main sur son avant-bras :
    — Qu'est-ce qu'il te prend ? Arrête ça !
    — Non. Tu bois, alors je bois.
    Cette réponse me contrarie.
    — Vincent, tu réagis comme un gamin, là.

Il affiche une fausse mine étonnée et réplique d'un timbre moins aimable :

— Donc, si je comprends bien, c'est toi qui te bourres la gueule au hard stuff* et c'est moi le gamin ? C'est toi qui vois, mais, à partir de maintenant, tout ce que tu boiras, je le boirais.

Je le regarde se resservir, puis souffle mon mécontentement. En tout cas, même s'il supporte beaucoup mieux la boisson que moi, ça ne l'empêche pas de grimacer, lui aussi.

*Alcool fort.

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