Chapitre 35 › La mémoire de la peau

Une question collective se fait ressentir dans le chalet : que faire d'une dernière journée de vacances ?

Pour Vincent et moi, c'est déjà tout décidé.

Là, dans la cuisine, je m'empresse de nous préparer quelques encas pour notre ultime excursion. Des fruits de sa réserve personnelle, des sandwichs au pain Mauricette et la fameuse bouteille d'eau à ne surtout pas oublier.

Je me remémore la toute première fois où nous sommes partis à l'aventure, un sourire mélancolique aux lèvres. Ça me semble improbable quand on sait que, sans Jade et ses suppositions concernant mon orientation sexuelle, nous n'aurions peut-être jamais vécu toutes ces belles péripéties. À mes yeux, notre couple est devenu un pilier dont je ne sais plus vivre indépendamment. Aimer Vincent m'épanouit et m'angoisse à la fois.

J'entasse une à une mes collations dans mon sac à dos quand la voix rauque de Gabriel me sort de mes songes :

— Tu prépares déjà tes affaires ?

Je ne m'habitue toujours pas au fait qu'il puisse user de gentillesse envers moi. Pourtant, il est bien là, les bras croisés contre son torse bien bâti – que l'on devine même à travers le large tee-shirt qu'il porte – et le corps adossé au plan de travail de la cuisine éclairé par le soleil.

— Non, c'est pour cet après-midi.
    Je n'ai rien contre lui, seulement, mon instinct méfiant demeure sur le qui-vive et explique la tonalité monotone de ma voix.
    — Ah. Tu vas t'faire une dernière virée avant le départ ?
    — On. On va se faire une dernière virée avant le départ, Vincent et moi.

Je ne daigne pas lever les yeux de mes occupations, entassant maintenant des paquets de chips au-dessus du reste afin de ne pas les écraser. Gabriel ne bouge pas d'un iota, seule sa tête semble scruter la pièce à la recherche d'une occupation visuelle, ou pour vérifier si la voie est libre, puisqu'il surenchérit :

— Je tenais à te présenter mes excuses pour mon comportement d'hier.

    Ah, juste celui d'hier ?

    Mes sourcils se froncent un court instant.
Mon regard bifurque brièvement vers son visage à présent dirigé vers le sol carrelé de la cuisine. Il donne l'air de s'apitoyer sur son sort. Je préférerais qu'il s'excuse pour avoir amené Clémence et pour m'avoir humilié dès que l'envie lui prenait. Quoi qu'il en soit, je préfère me contenter de me ranger du côté neutre.

— Ce n'est pas à moi que tu dois des excuses, Gabriel.
    Un faible rire moqueur s'échappe de sa bouche et me contrarie. Son comportement me met sur la défensive, prêt à protéger ma moitié.
    — Qu'on soit clair, j'dois rien à Vinz.

Il tente de retenir son amertume, mais elle s'entend dans son timbre. Quant à moi, je conserve le même ton monotone :

— Franchement, ça en devient ridicule. Vous êtes amis depuis l'enfance, alors, réconciliez-vous ou prenez enfin la décision de vous ignorer plutôt que de vous disputer à la moindre occasion.
    — J'peux pas. Je pourrai jamais lui pardonner ce qu'il a fait.
    Je souffle, faisant retomber mes bras en un claquement contre mes hanches alors que je me retourne vers mon interlocuteur.
    — Mais qu'est-ce qu'il a fait, à la fin ? Ça ne peut pas être si grave !
    Gabriel entrouvre la bouche, mais se résigne à la refermer.
    — Laisse tomber. Même si j'venais à t'en parler, tu le défendrais.
    — Qu'est-ce que tu imagines ? Bien sûr que je le défendrai ! Je connais Vincent, il a toujours été bienveillant envers moi, contrairement à toi.

Pensant que la conversation est terminée, je finis par hausser les épaules et attrape mon sac à dos avant d'engager mes pas à quitter la pièce. Je préfère m'arrêter là, non seulement pour préserver notre amitié naissante, mais aussi pour protéger mes sentiments pour Vincent.

Cependant, Gabriel n'est pas de cet avis et, rapidement, il saisit mon biceps d'une poigne ferme dans le but de me retenir.

— Justement, Allan. Tu n'le connais pas, articule-t-il précipitamment dans un souffle.

Sa prise en main appuie contre l'hématome caché. Ce geste indélicat m'apparaît comme une agression et me fait lâcher mon sac à terre. Je réprime un gémissement en mordant mes lèvres, ce qui le fait immédiatement lâcher prise. Il s'écarte, le regard atterré.

L'une de mes mains se faufile sous ma manche. Je frotte l'hématome étalé sur mon épiderme pour essayer d'apaiser cette sensation de lancement dans mon bras. Je n'ose pas bifurquer mon attention vers lui, sauf si je me cache derrière les quelques mèches de cheveux tombantes face à mon visage. Mon dos est légèrement incurvé, comme s'il se rétractait dans une sphère protectrice. C'est les dents serrées que je me reprends, chassant les vives pulsions qui s'élancent sous ma peau.

— Ne t'avise plus jamais de me toucher, Gabriel. Plus jamais.

Je récupère mon sac à dos dans un geste hâtif en saisissant maladroitement le tissu de celui-ci, essayant de m'échapper de cette conversation pour de bon. Seulement, une fois de plus, l'athlète m'arrête et soulève la manche du haut que je porte.

Je virevolte en tentant de l'arrêter et m'écris :

— Non, ne fais pas ça !
Mais je n'ai pas été assez rapide. L'énorme bleu que je voulais garder secret se révèle sous ses yeux. Il n'est pas stupide.
— Je le savais, murmure-t-il.

J'ai la désagréable sensation d'être à moitié nu. Je devrais être terrifié par les conséquences que cela va apporter, pourtant, ce que je décrypte dans les yeux bleus de Gabriel me terrorise plus que quoi que ce soit d'autre. Il a le visage d'un homme qui revit le même cauchemar pour la centième fois. Ça m'en glace le sang.

Son regard soutenant le mien, il présume d'une voix à peine audible :

— Tu t'es pas fait ça tout seul, j'me trompe ?
    — Va te faire foutre, Gabriel.
    Il a un bref rictus.
    — C'était hier ? Qu'est-ce qui s'est passé, Allan ?
    — Il ne s'est rien passé, lâche-moi !
    La pression monte dans mon thorax, j'ai l'impression que je vais imploser sous son insistance.
    — C'est la première fois qu'il te fait ça ?

Ma cage thoracique se gonfle d'un souffle qui s'accentue, une colère imminente me monte aux joues et j'admoneste :

— Tu ne sais rien ! Et quand on est ignorant, on se tait. Il vaut mieux pour toi que tu te taises.
    — Tu me menaces maintenant ?
    — Prends ça comme tu veux, je ne fais que te prévenir.

Je peux voir mon indignation se refléter dans ses iris. En règle générale, je suis le garçon discret qui esquive les ennuis. Mais cette fois, j'emploie une stratégie tout à fait différente, loin de me ressembler. Celle d'attaquer le premier – d'attaquer tout court. Avec tout cela, Gabriel conserve un air soucieux sur son visage, affrontant le changement d'attitude que je lui montre, différent du début de notre rencontre.

— Allan, j'peux t'aider, reprend-il d'un timbre de voix magnanime. Il finira par te faire du mal, c'est ce qu'il fait à chaque fois.
    — Au lieu de t'intéresser à nous, tu ferais mieux de faire attention à là où traîne la bouche de ton petit protégé, Camille, lui murmuré-je, tel un aveu. Lui, je peux te dire que tu ne le connais pas très bien.

Hormis moi-même, je n'ai jamais défendu qui que ce soit. La triste vérité est que je n'ai jamais été assez courageux pour me mesurer à plus fort que moi. Pourtant aujourd'hui, je suis prêt à tout pour protéger Vincent qui, dans une humeur plus joyeuse que la tension qui règne entre Gabriel et moi, vient couper notre conversation, empêchant le sportif de répliquer.

— Tu es prêt ? lance-t-il.
    Je hoche la tête, m'éloignant de quelques pas de Gabriel pour ne pas paraître suspect.
    — Tu as pris la bouteille d'eau ?
    Un rictus spontané se hisse sur mes lèvres.
    — Évidemment, impossible de l'oublier celle-là.

Gabriel a les yeux rivés sur Camille qui, au loin, se prélasse sur la terrasse en compagnie de nos autres colocataires. Un dernier bain de soleil que je viens de sacrifier, car je comprends à travers l'expression du grand brun que j'ai amené la pluie dans leur relation. Mes lèvres se pincent entre elles lorsque je me rends compte des conséquences de mes paroles. Pour protéger mon petit ami, j'ai sacrifié un autre amour.

Là, j'ai vraiment merdé.

— Allan, tout va bien ? m'interpelle Vincent, passant l'une de ses mains dans ma nuque.

Mon visage se tourne immédiatement vers sa mine préoccupée. Aujourd'hui devait être une journée parfaite, pourtant, j'ai l'impression de passer mon temps à lui cacher des choses. Je glisse l'une de mes mains dans la sienne et entrelace nos doigts afin de le rassurer, étirant un sourire sur mes lèvres rougies par les morsures que je leur inflige depuis quelques minutes.

— Désolé, je me demandais si j'avais bien pris tout ce qu'il nous faut pour notre sortie.

Il saisit le sac à dos resté sur le sol et tourne un dernier regard vers Gabriel qui, de son côté, demeure pensif. Ils ne se sont pas parlé depuis la veille, se boudant l'un l'autre comme des gamins.

— OK, allons-y, alors.

En quelques courtes minutes, nous revenons au sentier que nous avons emprunté maintes fois. Nos doigts entrelacés deviennent moites par cette chaleur, mais aucun de nous deux ne souhaite rompre ce lien. Le soleil s'étend sur les épaules dénudées de Vincent et met en lumière ses trois petits grains de beauté.

Je me retrouve encore une fois à sourire bêtement, loin d'être le seul dans ce cas-là, puisque Vincent ne cesse de tourner son regard vers moi, un rictus tout aussi idiot sur les lèvres.

Nous sommes à mi-chemin lorsqu'il s'arrête et me demande :

— T'as soif ? On peut s'arrêter un peu, si tu veux.

À nos côtés se trouve le rocher sur lequel nous nous sommes assis lors de notre première excursion, là où j'avais improvisé une excuse bidon à mes rêveries. Ces souvenirs remontent à quelques semaines, mais ils sont encore intacts dans ma mémoire.

Amusé par sa démarche, je rentre aussitôt dans son jeu d'une voix joviale :

— Tes dons de prescience sont époustouflants, Belvio. Je n'en reviens pas !
    — Oh, tu n'as pas fini d'être surpris, Morelli, crois-moi.

Mes joues se réchauffent bien que je sois à l'ombre, abrité par une multitude d'arbres ainsi qu'une végétation à laquelle je tourne le dos. L'odeur salée de la mer se mêle à celle de l'herbe fraîchement coupée. Ce parfum de liberté me manquera. Bientôt, je reviendrai aux senteurs insupportables de la ville, une pestilence qui donne la sensation de suffoquer.

À mes côtés, Vincent boit jusqu'à en perdre haleine. Quelques gouttes d'eau dévalent le long de son menton jusqu'à ce qu'elles s'échouent sous son débardeur.

— Tu savais que si tu échanges ta salive avec quelqu'un, celle-ci reste à peu près un an dans ta bouche ? lui dévoilé-je.

Il pouffe et manque de s'étouffer avec sa dernière gorgée. Je me souviens d'avoir eu cette pensée, au moment où il m'avait remis la bouteille d'eau juste après avoir bu.

Le regard interloqué qu'il porte sur moi ne peut m'empêcher de sourire jusqu'à m'en donner des crampes aux joues. Il amène une main à son menton qu'il caresse et plisse les yeux en s'interrogeant à voix haute :

— Mmh. Alors... combien de salives différentes ai-je en bouche, actuellement ?
    Je le pousse d'un coup d'épaule pour qu'il cesse de réfléchir à ça, me plaignant tel un gamin :
    — Eh ! Arrête ça, abruti.

Un rire franc jaillit de sa bouche, et je comprends par son attitude détendue que je n'ai pas de quoi avoir peur. Néanmoins, je n'aime pas qu'il puisse jouer avec ce genre d'émotions qui peuvent aisément me conduire à l'anxiété. Mais au lieu de se sentir coupable, ce crétin ne cesse d'afficher un sourire radieux, surenchérissant sur ces précédentes paroles :

— Je ne sais pas si ça a été prouvé, mais, au cas où...

Il n'achève pas sa phrase et se met à lécher les bordures de la bouteille d'une façon exagérée, se marrant lui-même de sa bêtise. Le pire, c'est qu'il n'y va pas de main morte.

Il finit par me tendre la bouteille dans laquelle je n'ai toujours pas bu et ajoute fièrement :

— Avec ça, je devrais rester encore quelques années dans ta bouche.

« Je devrais rester encore quelques années dans ta bouche. »

Je croyais que ce n'était pas mon genre d'avoir des pensées érotiques. Pourtant, ce genre de sous-entendus ne m'échappe pas lorsqu'il s'agit de Vincent. Je saisis la bouteille à mon tour. Un air quelque peu écœuré se forme sur mon visage et ne peut empêcher mon compagnon de rire davantage. J'examine les courbes de la bouteille qui, contrairement à ce que j'imaginais, ne sont pas recouvertes de bave. Rassuré, je finis par avaler une gorgée sans même essuyer les contours du goulot. Nous échangeons un regard complice, amusés par nos enfantillages.

Je me redresse du rocher, rangeant la bouteille dans mon sac avant d'ouvrir la marche sur le sentier que nous avons mis de côté le temps de notre petite pause.

Andiamo ! E smettila di fare cose che mi fanno amarti ancora di più, déclaré-je d'une voix forte. (En route ! Et arrête de faire des choses qui me font t'aimer encore plus.)

Vincent se relève précipitamment et trottine pour me rejoindre. Je ne le regarde pas, mais je sais que sa ride du lion se manifeste sur son front, étant certain qu'il essaie de traduire ce que je lui ai dit.

Señor, auriez-vous l'amabilité de me traduire vos mots ? quémande-t-il courtoisement, comme pour m'amadouer.
    Un sourire satisfait ne peut faire autrement que d'apparaître sur le coin de mes lèvres. Je trace ma route, snobant son air confus.
    — J'ai dit : en route ! Et arrête de faire l'enfant, sinon ça va barder, fabulé-je, sans le moindre remords.
    Les traits de son faciès sourcillent d'incompréhension. Il ne cesse de m'observer, comme si la réponse exacte allait se lire sur mon visage.
    — Tu n'as pas dit ça, pas vrai ?
    — Non. Et señor, c'est espagnol, pas italien, conclus-je d'une voix taquine.

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