Chapitre 34 › Tu me vas bien

J'ai des crampes aux joues à force de sourire, encore sous l'influence des baisers que nous avons échangés et photographiés. Il ne cesse de grandir au fur et à mesure que je parcours les selfies de ma galerie. Là, enfermé dans la salle de bains où je suis censé me doucher, je ne fais que m'attendrir. Je ne nous avais jamais vus d'un point de vue extérieur et constate que nous formons un beau duo. Je m'arrête sur un des clichés et l'observe avec attention : il a un léger sourire à l'angle de sa bouche, ses yeux clos donnent à son visage la même expression que lorsqu'il dort paisiblement. Alors, voilà de quoi il a l'air quand il m'embrasse ? D'être heureux ? J'ignorais que j'étais capable de produire ce sentiment chez quelqu'un.

Je sélectionne cette photo afin de la mettre en fond d'écran. C'est la première fois que j'agis de la sorte, ce syndrome de l'amoureux me prend de court. Mais, le pire dans tout ça, c'est que je n'arrête pas de verrouiller et d'allumer mon portable dans le seul but de nous revoir encore et encore. Je ne peux pas m'en empêcher, cela me semble si improbable, voire irréel.

Je me force à revenir à la raison en faisant face à mon reflet dans le miroir, qui affiche un sourire figé sur mes lèvres.

Arrête de sourire comme ça, abruti.

Je me penche pour chercher sur mon visage une quelconque marque de pilosité qui, selon toute vraisemblance, est quasiment inexistante. Il n'y a que des taches de rousseur qui saupoudrent ma peau autour de mon nez et de mes pommettes.

Je m'éloigne de la glace, saisissant les bords de mon tee-shirt lorsque je m'y regarde une dernière fois et remarque un détail sur mes biceps qui m'interpelle. Je m'approche un peu plus près de mon reflet, puis glisse ma main sous le manchon de mon vêtement d'un geste faible. J'y découvre alors sur mon épiderme un hématome dans des tons mauves.

Mes sourcils se froncent et je soliloque :

— Qu'est-ce que...

J'ose difficilement toucher les couleurs fades qui décorent ma peau. Je ne comprends pas où et comment j'ai pu m'infliger une telle chose, quand tout à coup, l'image de Vincent empoignant mes bras la veille au soir me revient en mémoire.

— Non... Pas ça...

Peut-être que je n'ai pas ressenti le mal au moment où sa colère m'a saisi. Sans compter sur le fait que je marque facilement.

Je retire mon tee-shirt et analyse mon autre bras, afin de vérifier si celui-ci est aussi atteint. Ce qui, hélas, est manifestement le cas.

Il ne faut pas qu'il le sache.

Il ne doit jamais avoir conscience des conséquences que sa colère a eues à mon égard, au risque de le voir en souffrir. Ma première préoccupation ne vient pas de ce qu'il m'a fait, mais de la façon dont je vais le protéger de lui-même. Je réfléchis en vitesse accélérée à un moyen de camoufler ces ecchymoses.

— Il doit bien y avoir du fond de teint qui traîne.

J'ouvre toutes les armoires et les tiroirs de la salle de bains en des gestes effrénés et laisse un désordre considérable. Je fouille, en vain. Les filles ont dû garder leur maquillage dans leur chambre. Un soupir m'échappe alors que mes mains se déposent à chaque extrémité de la vasque. Je tente de calmer la panique qui me gagne de ne pas trouver ce que je cherche.

Des coups sur la porte me font brusquement sursauter. Je reconnais la voix de Solène, qui m'interroge :

— Allan, tu as bientôt terminé ? Tout va bien ?
    — T... tout va bien, bégayé-je. Je me dépêche, désolé.
    — OK, cool ! On a juste eu peur que tu te sois endormi sous la douche.

Un léger rire lui échappe.

Je ne perds pas de temps et m'éclipse avec hâte sous l'eau chaude après avoir éparpillé mes habits sur le sol carrelé de la pièce. Mes mains savonneuses se propagent sur mon corps, mais je demeure perdu dans mes pensées. J'envisage tous les scénarios possibles afin de trouver une solution à mon problème. Faut-il que je demande à Roxanne et Solène de me prêter du maquillage ? Négatif, elles soulèveraient des questions. Leur en toucher un mot se place d'emblée aux oubliettes.

— Fait chier ! grogné-je. Si seulement j'avais un tee-shirt plus gr...

Et soudain, une idée brillante me vient.

Eurêka ! Il faut que j'emprunte un tee-shirt à Vincent !

La taille de ses vêtements permettrait de cacher les traces sous les larges manches. De plus, ce serait moins étrange que je lui en dérobe un plutôt que de solliciter du maquillage qui se révélerait inexistant sur mon visage.

Mon esprit s'allège d'avoir trouvé une issue, et c'est avec un petit sourire que je termine de me laver. Un rictus que je perds à l'instant où j'appuie trop fort sur mes bras, qui me rappellent à quel point les secrets de Vincent peuvent se révéler plus profonds que je ne l'aurais imaginé.

De quoi son cœur souffre-t-il pour en arriver à ce stade ?

Cela fait dix minutes que j'aurais pu libérer la salle de bains, mais je reste là, appuyé contre un des meubles de la pièce, cherchant les bons mots pour formuler ma requête. Comment suis-je supposé lui demander ça sans avoir l'air suspect ? En fin de compte, mes doigts tapent un message, simple et efficace. Pourtant, j'hésite à l'envoyer. Quelque chose ne colle pas avec ma personnalité. J'ai l'air bien trop détendu, ce détail pourrait me trahir.

J'efface ce que j'ai rédigé et essaie encore une fois :

Une moue douteuse se dessine sur ma bouche en me relisant.

Beaucoup trop dramatique.

J'efface à nouveau. Écrire quelques mots n'a jamais été aussi compliqué. Agacé par mon comportement, je décide de taper un autre message de façon beaucoup plus spontanée. Je n'ai pas l'intention de rester planté là toute la journée pour une question simple.

Cette fois-ci, je ne réfléchis pas et l'expédie sans barguigner. Néanmoins, maintenant que c'est fait, je me mets à fixer l'écran dans l'attente d'une réponse. Et s'il refuse ? Je n'ai pas songé à un plan de secours !

Diable, Allan ! T'es quand même pas si bête !

Je soupire et abandonne mon téléphone à côté de la plante verte posée sur le meuble en vieux bois brut. J'enfile un bermuda noir ainsi que des chaussettes hautes à l'effigie de la peinture de Kanagawa, La Grande vague. À peine ai-je fini de revêtir celles-ci que mon portable vibre, m'annonçant la venue d'un nouveau message.

Je me rue gauchement dessus, tremblant à l'idée que ma proposition soit rejetée :




J'ai à peine le temps de le lire qu'une poigne légère frappe à la porte. Ça doit être mon livreur de tee-shirt.

À moitié dénudé, j'entrouvre la porte afin de me camoufler derrière celle-ci et ne laisser entrevoir que mon visage accompagné d'une main tendue. Vincent arbore un sourire solaire, il semble se réjouir de l'idée que je puisse porter un bien qui lui appartienne.

Bien entendu, il ne peut s'empêcher de faire une remarque taquine :

— Tant qu'on y est, tu veux que je t'aide à l'enfiler ?

Mes joues s'empourprent. J'imagine bien cette scène où il prendrait son temps pour m'enfiler son propre vêtement. Mon épiderme se met à frissonner rien que d'y penser.

Mince, je n'aurais jamais cru que le fait qu'il puisse m'habiller puisse autant me plaire.

Le rire intimidé qui passe à travers mes lèvres sonne faux. Je prie pour que cela ne trahisse pas mes intentions. Et pour l'en détourner, je me racle la gorge avant de rétorquer d'un ton plus condescendant :

— Quoi ? Tu es jaloux de ton propre tee-shirt, maintenant ?

À son tour, ce sont ses pommettes qui virent dans une couleur plus rosée. Je ne manque pas le détail de sa lèvre inférieure qu'il mord à peine quelques secondes, sans doute déstabilisé par ma réponse. Je profite de cette occasion pour lui dérober le tissu gris qu'il tient entre ses mains, tout en le remerciant, puis referme la porte d'un geste précipité.

Je reprends peu à peu mes esprits, déposant mon dos contre la porte. Je n'ai jamais vu Vincent porter un tee-shirt gris, mais sans même l'amener à mon visage, je reconnais l'odeur de gingembre de sa peau qui émane du linge. Un parfum dont je ne peux plus me passer.

Sans plus attendre, je revêts son haut. J'ai l'impression de flotter dedans. Les manches sont plus longues, mais aussi plus larges. Elles cachent les hématomes, comme je l'espérais. Mission accomplie ! Je prévois de retourner à mes occupations quand je jette un dernier coup d'œil dans le miroir et remarque que le tee-shirt porte une inscription blanche à laquelle je n'ai pas prêté attention tout de suite.

Mes yeux se plissent face à la phrase qui se reflète à l'envers et que je tente de lire à voix basse :

— Tu me...

Je suis pris d'étonnement dès que je comprends ce qui est écrit. D'une façon peu habile, j'étire le tissu et baisse mon regard sur l'inscription, comme si je voulais m'assurer de son existence.

— « Tu me vas bien », cité-je.

Dites-moi que je rêve !

Le sort s'acharne sur moi ! Dépité, je souffle pendant qu'une de mes mains repousse mes cheveux vers l'arrière.

Je me sermonne :

— À quoi je m'attendais ? Il n'y a que lui pour porter ce genre de vêtement ridicule !

Je suis sûr que cet abruti l'a fait exprès, mais je ne vais pas faire le difficile. Mon faciès parlera très bien pour moi lorsque je sortirai de cet endroit. N'ayant pas le choix, je récupère négligemment mes vêtements en formant une boule de tissus dans mes bras et saisis à nouveau mon téléphone. Le fond d'écran avec notre photo apparaît sous mes yeux et le retour du sourire de l'imbécile heureux refait surface sur mon visage.

Tout compte fait, il n'a pas tort : il me va bien.

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