Chapitre 32 › Le vilain petit renard

À quoi ressemble-t-on lorsqu'on s'embrasse ? Je veux nous voir dans tous les yeux, sous tous les angles. Paraît-il tout aussi épris que je le suis ? J'ai la sensation de flotter, comme si ses lèvres avaient allégé tous les poids que porte mon cœur.

Les mains liées, nous traversons la masse à l'odeur éthylique et de transpiration afin d'accéder à la sortie et prendre un bol d'air frais. La transition est un soulagement, la chaleur qui émane de mon corps s'oppose à la fraîcheur de la fin d'été, qui s'installe progressivement au fil des semaines.

J'inspire à pleins poumons, les lèvres encore trépidantes de l'excitation ressentie lors de ce baiser. Je n'aurais jamais envisagé l'idée de pouvoir vivre une nuit comme celle-ci, me pensant entièrement restreint par mes angoisses. J'aspire à un avenir meilleur grâce à cette soirée, loin du monde sombre dans lequel je me suis embourbé depuis que mes premières crises ont fait leur apparition.

Le lampadaire sous lequel nous nous tenons grésille. Nos mains se séparent à contrecœur, le temps que Vincent puisse sortir une cigarette de son paquet et la glisser entre ses lèvres charnues. Je n'arrive pas à dévier mon attention de chacun de ses gestes, de sa façon de tenir le filtre entre son pouce et son majeur, de la fumée qu'il expire d'abord par son nez avant de l'évacuer complètement par sa bouche.

Le regard qu'il porte dans le vide se tourne sans prévenir vers mon visage en émerveillement. Un léger sourire pince ses lèvres avant qu'il ne déclare de but en blanc :

— T'es exceptionnel, t'en as conscience ? Je sais pas comment tu arrives à te démerder, Morelli, mais tu réussis à me faire apprécier tout ce que je hais en moi, affirme-t-il en passant sa main au niveau de son plexus solaire.

Confus, je ne sais pas comment prendre ce qu'il me dit, et cela doit se lire sur mon minois qui tente de le décoder.

Remarquant mon trouble, il s'explique d'une voix claire :

— La première fois que je t'ai vu à l'anniversaire des jumeaux, ça me paraissait impossible d'imaginer pouvoir un jour vivre tout ce que je vis avec toi aujourd'hui.

Mon cœur accélère sa cadence au fur et à mesure de ses mots. Il me ramène au moment où tout n'était qu'un éternel vide sans fond pour moi. J'ai du mal à réaliser qu'il était là depuis si longtemps, depuis tout ce temps où je pensais être délié du monde. Mes mains s'enroulent autour de son bras libre et je me blottis timidement contre lui, tout en déposant mon menton contre son épaule.

Dans un élan de courage, je lui ouvre mon cœur d'une manière maladroite, peu habitué à avouer mes sentiments :

— Avant, je pensais que je n'étais pas né à la bonne époque, que quelqu'un dans l'univers s'était trompé. Que s'il existait réellement un Dieu, il s'était foiré lors de ma création.
    — Et maintenant ?
    — Désormais, je me dis qu'en te rencontrant, tout ça a pris du sens. Tu es mon Nord, la boussole qui me permet de ne plus me perdre, ou bien l'horloger qui sait remettre mes pendules à l'heure et réparer mon cadran défaillant. Grâce à toi, j'ai trouvé une place dans ce monde.

Un sourire s'étire sur nos lèvres, j'ai l'impression d'entendre son cœur se hâter à la même vitesse que le mien. Ses doigts amènent la cigarette à ses lèvres et, les yeux dans les yeux, il expire sa fumée tout droit sur mon visage et m'enfume, ce qui me cause une légère toux.

Je le bouscule un peu pour le punir et me plains :

— Tu cherches les ennuis, toi !
    Son rire se veut discret, puis il me murmure d'une voix taquine :
    — Tout doux, mon ange. Ce geste a une signification, tu le savais ?
    Mon ange.
    C'est le cas, je me sens pousser des ailes à l'entendre prononcer ce surnom.
    Je tente de masquer mon air niais, mais mon attitude doit avoir un soupçon de fausseté lorsque je demande à en savoir plus :
    — Je ne le savais pas, ce n'est pas la première fois que tu me le fais, alors j'ai cru que tu le faisais juste pour m'embêter. Qu'est-ce que cela signifie ?

Il prend le temps de jeter sa cigarette d'une pichenette avant de me faire face. Ses mains trouvent le chemin de mes joues dans le but de m'immobiliser et de me souffler au visage la dernière bouffée de fumée qu'il a maintenue entre ses lèvres. Je détourne la tête afin d'y échapper, mais je ne bouge pas pour autant, curieux de savoir ce que ce geste signifie.

— Ça veut dire que j'ai envie de te faire l'amour, susurre-t-il, proche de mes lèvres.

Mes yeux s'écarquillent, je ne remarque pas tout de suite que ma respiration s'est activement accélérée, mon souffle butant contre sa bouche. Mes yeux s'humidifient d'une chaleur qui m'est encore inhabituelle et mes jambes menacent de me lâcher. Si Vincent me touche, je l'aimerai davantage, bien que cela me semble inconcevable.

Je me mets à bégayer quelques mots inintelligibles sans oser le regarder :

— Ah, bon... Je... je ne savais pas que... Enfin, je ne connaissais pas.

Constatant ma gêne évidente, Vincent m'attrape d'une main pour m'attirer vers lui et cueille un bref baiser qui claque à même ma bouche. Puis il replace une de mes bouclettes qui tombe devant mes yeux afin de me dégager le regard.

— Ne te tracasse pas, me rassure-t-il. Ça ne veut pas dire qu'on doit le faire.
    Une moue se glisse sur mes lèvres, je culpabilise de lui avoir peut-être donné l'impression qu'il m'indiffère.
    — Tu m'en veux ?
    Un rire délicat surgit de ses lèvres avant qu'il n'embrasse ma tempe et me couvre de quelques bécots gauchement étalés sur mon visage, chassant toutes mes préoccupations.
    — Mais non, abruti. Nous avons tout notre temps, affirme-t-il clairement.

Nous avons tout notre temps.

Ai-je le droit de penser que ses mots promettent un avenir où nous sommes toujours ensemble ? Je réalise que je ne sais rien de lui à propos de son expérience en matière d'amour. Suis-je sa première expérience avec un garçon ou a-t-il déjà eu plusieurs partenaires ? À quel âge a-t-il fait l'amour pour la première fois ? Est-il déjà tombé amoureux ?

La sonnerie de mon téléphone m'arrache de mes pensées. Je saisis celui-ci dans la poche arrière de mon jean et mon cœur ne fait qu'un bond lorsque le nom de Gabriel, qui m'appelle depuis un réseau social, s'affiche sur l'écran.

Je décroche, anxieux à l'idée que celui-ci m'appelle devant Vincent, qui m'observe d'un air suspicieux, sa ride du lion venant de faire son apparition.

— A... allô ?
    — T'es où, putain ? J'sais pas si t'as vu l'heure, mais ce serait bien d'répondre à Roxanne, elle s'inquiète depuis des heures ! T'es seul ou t'es avec l'autre débile ?

Les questions de Gabriel s'enchaînent. Il est vrai que je n'ai pas consulté l'heure depuis un bout de temps. D'un geste rapide, j'observe mon téléphone qui affiche bientôt 4 heures du matin.

Oh misère, déjà ?

Je n'ai pas vu le temps filer ! N'ayant pas une seule fois regardé mes notifications, je n'ai pas vu les multiples messages de mon amie me demandant où je suis à une heure aussi tardive. Elle n'est pas au courant de mes crises d'angoisse, mais fuir la maison est loin de mes habitudes.

Au bout du fil, Gabriel s'impatiente et hausse le ton :

— Allan ! Tu m'écoutes quand j'te parle ?
    — Euh, oui, désolé ! Je... Je suis avec Vincent, tout va bien. Désolé... on n'a pas vu l'heu...
    Je sursaute lorsque Vincent m'arrache mon portable pour parler à ma place, avec beaucoup moins de calme que je peux en avoir.
    — Je peux savoir quel est ton problème ?

Sa voix se veut provocante, presque agressive. Je comprends à peine les mots qui se disent entre les deux jeunes hommes. Je décide d'essayer d'adoucir Vincent qui, sans méchanceté, tente de me tenir à l'écart de la conversation. Je ne suis même pas certain qu'il m'entende.

Néanmoins, je perçois la voix de Gabriel vociférer à travers le téléphone lorsque j'agrippe Vincent par le bras et discerne ses mots :

— Il est pas en sécurité avec toi, Vincent ! Rentrez tout d'suite ou j'viens vous chercher !

Un silence s'impose si brusquement que l'entièreté de mon corps se met à frissonner. Même Vincent se tait, ses lèvres tremblent et son faciès est crispé par la colère. Pourquoi ne serais-je pas en sécurité avec Vincent ?

D'une voix étranglée d'une haine qu'il tente de dominer, Vincent déclare :

Cut it out*, on rentre.

Il raccroche sitôt ces mots prononcés. Un long soupir s'échappe de ses lèvres et l'une de ses mains passe sur son visage aux traits las. De mon côté, je me remets à ronger la peau de mes doigts, craignant de laisser le monstre de mon anxiété prendre le dessus sur moi. Ce n'est pas la première fois que je les entends se disputer, cependant là, je suis exténué. Mes émotions sont au summum de leur aptitude et l'alcool n'arrange rien aux probabilités d'une éventuelle crise d'angoisse pour conclure ma soirée.

Je récupère mon téléphone au moment où il me le rend et le range dans ma poche. Son regard m'évite. Je me sens coupable, mais de quoi ? Afin de détendre l'atmosphère, je décide de tenter une approche bienveillante.

Alors qu'il me tourne le dos, mes bras viennent encercler avec précaution ses hanches recouvertes par sa chemise et, d'une voix chaleureuse, je tente de l'adoucir :

— Gabriel est un idiot. Ne prends pas à cœu...

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase que Vincent virevolte pour me faire face. D'un geste ardent, ses mains attrapent avec fermeté mes bras dans une violence qui ne lui ressemble pas et me force à reculer. Mon corps se raidit par la brutalité que je ressens dans ses mouvements, par le feu qui s'allume dans ses yeux.

Sans plus attendre, il tonitrue :

— Qu'est-ce qui se passe avec Gabi ?

Je suis tétanisé par la colère que porte son visage. Je veux répondre, mais aucun son ne sort de ma bouche, la pression de ses mains qui ne me laissent aucune issue. S'il me secoue, mes larmes finiront par tomber.

— Parle ! Depuis quand vous êtes si proche ?

Je suis désemparé par sa persistance qui accélère ma respiration et l'entrecoupe. Les yeux clos et dissimulés sous mes bouclettes tombantes, je me mets à réciter en quelques chuchotements un passage du Petit Prince dans l'intention de m'apaiser :

— Si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde.

Les bras ballants, je répète ce passage qui, depuis ma rencontre avec Vincent, me fait profondément penser à lui. Je ne m'arrête que lorsque ses mains me relâchent progressivement, jusqu'à me rendre la liberté de me mouvoir.

Là, un silence s'impose comme un sifflement dans mes oreilles. J'ose un regard dans sa direction, redressant mes épaules qui s'étaient courbées comme un bouclier. Il observe ses mains tremblantes d'un regard horrifié. La colère est passée, le feu dans ses yeux s'est éteint par ses larmes.

Bien qu'il ne m'ait provoqué aucune séquelle corporelle, j'ai le cœur recouvert de bleus.

Notre nuit s'achève à cet instant même, il n'est plus l'heure pour qu'elle nous porte conseil. Les couleurs pastel du lever de soleil commencent à se dessiner dans le ciel, la ville endormie va s'éveiller lorsque nous irons nous coucher. Je ne sais pas où je trouve le courage de retenir la crise d'angoisse qui me menace depuis plusieurs minutes. Peut-être est-ce parce qu'il a besoin de moi, ou parce qu'il faut bien que l'un de nous tienne debout pour soutenir l'autre.

D'un revers de main, j'efface les traces que les perles salées ont laissées sur mes joues et m'approche à nouveau de Vincent, qui ne peut toujours pas aligner une phrase sans avoir envie de fondre en larmes.

Face à lui, qui n'ose pas me regarder, je lui tends mon petit doigt, comme une promesse.

— Je ne te laisserai pas tomber, glissé-je. Mais ne recommence jamais ça, ou je ne pourrai pas te le pardonner.
    Contrairement à ce que je pensais, il ne perd pas de temps à sceller notre engagement lorsque nos deux phalanges se glissent l'une contre l'autre pour s'étreindre.
    — Je suis désolé, Allan. J'ai fait n'importe quoi, tu dois me détester. C'est ce qui arrive toujours avec moi, j'abîme tous ceux qui sont à ma portée..., geint-il d'une voix qui s'emballe. Si tu veux qu'on arrête, ce serait totalement légitime.
    — Il n'est nullement question qu'on arrête, imposé-je. Mais tu dois réussir à tempérer ton impulsivité, ce n'est bon ni pour toi ni pour les autres. D'accord ?
Il hoche positivement la tête sans oser lever les yeux vers moi.
    — Bien, alors rentrons.

Sans plus attendre, j'engage la marche en direction de la gare afin que nous puissions rejoindre le chalet, nos auriculaires toujours soudés. Vincent ne bronche pas pour me suivre, bien qu'il reste en retrait, comme pour me laisser – à mon tour – décider pour lui du chemin à emprunter.

Tu es, pour moi, unique au monde.

*Tais-toi/Ferme-là.

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