Chapitre 31 › Les yeux du monde

La chaleur ayant eu raison de moi, j'ai abandonné ma veste au vestiaire pour laisser place à mon tee-shirt marinière. Je dégage d'un geste fugace les boucles collées par la sueur contre mon front tout en suivant Vincent qui rejoint le coin fumeurs. Nous allons enfin pouvoir nous reposer de la musique assourdissante et de l'ambiance étouffante qu'est la piste de danse.

J'avise Vincent qui a déniché des lunettes de soleil noires et les arbore fièrement sur son nez. Où les a-t-il trouvées ? Je n'en ai pas la moindre idée. Je n'ai plus aucune mesure du temps et presque plus aucune emprise sur ma gestuelle. Malgré l'atrocité de la saveur, nous avons bu plusieurs Choukette. Peut-être en ai-je avalé seulement deux.

Ou est-ce que c'était trois... ?

Dans tous les cas, je suppose que le fait de ne pas y être habitué a accéléré l'effet de cette boisson dans mon sang. Mon corps s'est laissé berner par le contenu des verres ingurgités, mais pas mon esprit. Ma conscience reste en parfait état, même enfermée dans un corps titubant à moitié.

J'ai si chaud. Si chaud, si chaud, si chaud...

Ma nuque est trempée et mes cheveux restent plaqués contre ma peau. Quant à Vincent, il semble un peu moins éméché que moi. Il n'a pas besoin de sortir de sa zone de confort pour s'amuser, lui.

Mon corps arrimé au sien sans me soucier de ce que pourrait penser ceux qui nous entourent, nous nous partageons une cigarette que chacun se vole tour à tour. Je ris sans aucune raison, ou peut-être d'un bien-être qui m'échappe. Je me laisse tomber contre Vincent qui termine notre clope et cache mon visage dans son cou afin de humer son parfum à plein nez. L'odeur de sa peau a un effet aphrodisiaque sur moi, j'en deviens dépendant au fur et à mesure que les jours passent.

Ses doigts se faufilent dans ma nuque, entre les mèches de mes cheveux, et sa voix résonne dans notre étreinte :

— Tu te sens bien ?
    Mes lèvres étirent à peine un sourire.
    — Mmh...
    — Tu veux qu'on rentre ?
    — Vincent..., soufflé-je, presque trop longuement, tout en me redressant face à lui. Il faut que tu saches que...
    Mes yeux vitreux se lèvent en direction de son visage, incapables de percevoir ses pupilles cachées derrière ses lunettes.
    — ... que tu es très agaçant.
    — Mais est-ce que tu te sens bien ? réplique-t-il aussitôt sur une intonation soucieuse.
    — Je me suis toujours senti bien avec toi, et c'est justement ce qui m'agace.
    Il se marre, puis il ironise mes propos :
    — Ah ! Tu as raison, ça a l'air terrible !
    — Ça l'est, confirmé-je. J'étais si triste toutes ces fois où je t'ai vu avec Roxanne. Ça m'énervait, parce qu'une partie de moi déteste ta façon de me provoquer, d'avoir le dernier mot ou que rien ne puisse t'échapper. Je déteste avoir des sentiments pour toi alors que tu ne me dis jamais rien à propos de toi, alors que je suis même pas attiré par les garçons. Je suis attiré par toi, mais je ne suis pas gay.

Son corps se redresse si vite de son appui qu'un vertige me gagne. À cet instant, j'ai l'impression d'être si petit face à lui. Il m'intimide, au point où tout mon corps reprend son contrôle pour me faire reculer, jusqu'à ce que mon dos heurte le mur le plus proche de cette salle éclairée aux néons rouges.

— Pourquoi tu refuses autant le fait d'aimer les mecs ? demande-t-il de but en blanc. Il n'y a rien de grave là-dedans.
    — C'est dangereux !
    — Et se voiler la face, c'est pas dangereux ?
    — Je ne me voile pas la face, Vince ! C'est juste ma famille et les gens, c'est dangereux, OK ? Même si ce n'est pas mon truc d'être en couple, les garçons ça n'a jamais été mon truc, tu saisis la différence ?

Il s'avance vers moi et pose l'une de ses mains contre le mur, à hauteur de mon visage, puis il remonte ses lunettes de soleil jusqu'aux cheveux. Je perds mes moyens lorsqu'il me fixe de la sorte, presque sans cligner une seule fois ses paupières.

    Son faciès à quelques centimètres du mien, il m'interroge d'un ton ferme :

    — Alors pourquoi on sort ensemble si je ne suis pas ton truc ?
    — Arrête avec ça ! m'agacé-je. Si t'es mon petit ami, c'est parce que je t'a...

J'empêche les mots de sortir en me pinçant les lèvres.

Un incendie se déclare au niveau de mon thorax et me brûle le cœur, pour s'étendre ensuite jusqu'à mes reins. Je ne tiens même plus en place, coincé entre ce mur et le corps de Vincent qui n'a pas l'air de vouloir éteindre cette flambée soudaine.

— Vas-y, Allan. Dis-le, que tu m'aimes.
    — Il est hors de question que je te le dise.
    — Fais-le, ça te brûle les lèvres.
    — Non ! Pourquoi est-ce que tu veux l'entendre ?
    — Parce que j'ai peur.
    J'ai un sursaut de surprise à son aveu.
    — Toi, tu as peur ? ricané-je. Arrête de dire n'importe quoi, Belvio ! Toi, tu n'as peur de rien. Pas même pas de me perdre, alors que moi...
    Je mords l'intérieur de ma joue afin de me faire taire.
    — Alors que toi, quoi ? Crois-moi, Allan. J'ai peur de ne pas te plaire autant que...
    — Que quoi ? dis-je en redressant mon regard vers le sien, brûlant par l'alcool, ou par le désir.
    — Que tu me plais. T'entendre dire que tu n'es pas intéressé par les mecs, ça me fout la peur au ventre.
    Je crois devenir une torche humaine.
    — J'ai besoin que tu le prononces, insiste-t-il. Je veux l'entendre. Est-ce que tu m'aimes ?

Si je l'aime ? J'ai déjà eu envie de le lui dire un nombre incalculable de fois, sans jamais réussir. Même si je le voulais, ma voix ne laisse pas ces mots franchir les barrières de ma bouche.

Quelque chose a changé entre nous.

Je le perçois à sa façon de me regarder : Vincent me désire. Ce n'est pas le reflet de mon être dans mes yeux qu'il scrute, ce sont mes lèvres qui se torturent, la chair de mon cou, mes clavicules. Pour la toute première fois depuis notre rencontre, depuis tant de nuits et de moments partagés, je le vois me dénuder dans ses pupilles, je vois nos peaux fusionner pour ne former qu'un corps à deux cœurs. Pourtant, je ne suis pas prêt à lui dire les mots qu'il souhaite entendre, pas même à embrasser ses lèvres, de peur que le contrôle nous échappe.

J'avale difficilement ma salive avant de répondre, d'un ton qui me demande beaucoup d'efforts et de sacrifices pour ne pas paraître déstabilisé :

— Je suis désolé, mais je ne suis pas assez ivre pour que tu m'arraches ces mots de la bouche.
    — C'est pas un problème. Je me contenterai du reste, murmure-t-il presque contre mes lèvres.

Après un baiser qui a clôturé notre échange, Vincent a voulu que je l'accompagne se chercher une énième boisson au comptoir, mais je l'ai pratiquement supplié de me laisser l'attendre ici, au beau milieu de la piste de danse. J'ai eu énormément de mal à le convaincre, mais il est important de saisir les occasions où mes angoisses sont momentanément assommées et me laissent tranquille.

Mon corps se laisse emporter par la musique et mon visage bascule vers l'arrière et se laisse tomber par moments sur les côtés lorsque mes épaules remuent en vagues. Quant à mes bras, je n'ai aucune idée de ce que j'en fais. Je me sens bien.

Libre.

Mon cœur est en fête, chaque cellule de mon corps aspire à la délivrance. Une centaine de visages m'entourent, mais c'est celui de Vincent qui retient toute mon attention dans cette foule charnelle qu'il tente de traverser afin de me revenir. Il me rejoint dans mes mouvements et dépose son front contre le mien. Chaque ondulation de son corps complète les miennes, comme si nous n'arrivions à fonctionner correctement qu'en étant assemblés.

Les doigts de Vincent déboutonnant peu à peu sa chemise face à moi me ramènent à un état de lucidité. Je sens mes joues se réchauffer au fur et à mesure que son vêtement s'ouvre et je ne peux décrocher les yeux du spectacle qu'il m'offre. Ce n'est que lorsque le tatouage de son cœur brisé et sa cicatrice apparaissent au grand jour qu'un sentiment de panique me saisit l'estomac. Je ne peux pas concevoir cette idée ! Si quelqu'un venait à le voir, le moment où il me l'a confié perdra forcément de son importance.

Sitôt l'encre à découvert, je me précipite contre son corps en mouvement pour que ma main cache son tatouage, son cœur brisé que j'aimerais réparer autrement qu'avec des feutres.

Le sourire qu'affichent ses lèvres m'est trop familier : satisfait d'avoir trouvé le moyen de m'attirer à lui sans que je puisse m'en déloger. Ma paume se retire, rapidement remplacée par mon corps qui s'y blottit en une étreinte.

Il me faut protéger ce qui est un trésor à mes yeux.

— Ne fais pas ça, lui murmuré-je à l'oreille, d'une voix écorchée et fatiguée.

Son bras étreint mon corps fluet qu'il presse plus franchement contre lui et mes bras entourent sa nuque. Je m'abandonne entièrement à lui, noyant mon nez dans son cou contre lequel je hume le parfum citronné de sa peau mélangé à la sueur.

— Faire quoi, Allan ?
    Sa voix est espiègle, elle me met au défi.
    — Ne montre pas ton secret.
    — Pourquoi ?
    Parce que je t'aime, Vincent.
    — Say it, boo*, insiste-t-il.
    — Je n'y arrive pas...

Je sens le bout de mon nez se réchauffer. Ce n'est pas l'alcool, ce sont les larmes que je retiens à l'idée de l'imaginer exposer ce secret qu'il m'a à demi avoué. Parce que s'il venait à le faire, je redeviendrais un garçon lambda, il m'enlèverait la seule chose que je suis le seul à connaître de lui.

Ses doigts serrent le tissu de mon tee-shirt dans mon dos et, malgré lui, il ne réussit pas à dissimuler le supplice que sa voix laisse entendre lors de ces prochains mots :

— Pourquoi est-ce que tu n'arrives pas à me le dire ?
    — Tu es vraiment têtu, on te l'a déjà dit ?
    Il pouffe.
    — Je te l'ai pas dit ? Je suis né en mai.
    — J'en étais sûr, dis-je contre son oreille pour qu'il m'entende. Tu ne pouvais être rien d'autre qu'un foutu taureau !

Vincent sait détruire les murs que je m'impose, et il en joue. Je n'ai la force de rien lorsque je me retrouve aussi proche de lui, encore moins à cet instant où j'entrave toutes mes règles.

Il resserre une nouvelle fois notre étreinte de son bras, comme pour me faire réagir. Mes côtes se sentent étroitement contractées par la force qu'il y met.

Malgré moi, j'avoue ce que mes tourments ont voulu taire :

— Ne dévoile pas ce qui me donne l'impression d'être lié à toi, à nous...

À peine ai-je prononcé ces mots que je désire m'en excuser. Pourtant, je n'ai pas le temps de lui demander pardon, mes lèvres se trouvent prises d'assaut par celles de Vincent.

Il ne s'agit pas d'un simple baiser, pas même de l'un de ces petits bisous discrets auxquels j'ai eu droit tout au long de la soirée. C'est quelque chose de brûlant, d'apocalyptique. Il dévore ma bouche comme si elle avait le goût d'une substance dont il est accro, sans même prendre le temps de récupérer son souffle. Ce qui se produit entre nous est cosmique, je le ressens dans sa façon de glisser sa langue contre la mienne, dans ma manière de faufiler mes doigts à l'arrière de sa nuque pour tirer sur les mèches de cheveux qui y dépassent.

Nous manquons d'air, et c'est la seule raison pour laquelle nous rompons progressivement le contact.

Vincent referme sa chemise plus rapidement qu'il ne l'a ouverte. Je le regarde faire tout en essayant de reprendre mes esprits. J'observe le monde continuer sans moi : la musique ne s'est pas arrêtée, les gens non plus et, pourtant, tout s'est figé au moment où il m'a embrassé.

Il l'a fait, il m'a embrassé aux yeux de tous.

*Dis-le, chéri/bébé.

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