Chapitre 30 › Une choukette de trop
Vincent couvre mes yeux de ses mains pour me cacher la vue, mais le bruit des moteurs et l'agitation autour de moi me font penser que nous sommes en plein centre-ville.
Quelque peu anxieux, je tente de lui arracher un indice quant à notre destination :
— Où est-ce que tu m'emmènes ?
— Un peu de patience, tu vas bientôt le savoir.
C'est notre dernière soirée en dehors du chalet, ce qui signifie que c'est ma dernière chance pour relâcher la pression que j'ai accumulée ces dernières semaines. Toutefois, renoncer à mes peurs exige de moi un effort incommensurable, d'autant plus que je ne peux pas appréhender le lieu où il compte m'emmener.
Je fais attention à ne pas heurter quoi que ce soit en tendant mes mains devant moi, cherchant par la même occasion une indication sur notre localisation. Mon dos percute le torse de Vincent à chaque fois que j'hésite à avancer. Ça a tendance à le faire rire, alors que ce phénomène me provoque une avalanche de crépitements dans le ventre dès que nous entrons en contact.
Après quelques pas, nous nous arrêtons enfin. Sans plus attendre, mes paumes rejoignent les revers de ses mains qui recouvrent mes yeux et tentent en vain de me faire retrouver l'usage de la vue.
— Non, tu n'as pas encore le droit de voir.
Ma langue claque d'impatience contre mon palet.
— Ça me stresse un petit peu...
— C'est bientôt terminé, assure-t-il. Je vais retirer mes mains, mais tu ne dois pas ouvrir les yeux, OK ?
Je fais mine d'hésiter sans pouvoir dissimuler le sourire sur mes lèvres, probablement plus niais que je ne le souhaiterais.
— Tu ne les ouvres pas, d'accord ? insiste-t-il.
— Va bene.
Il marque un silence, puis questionne :
— Dis... Ce que tu viens de dire, ça veut bien dire oui, hein ?
Je pouffe. Pour ne pas rire, je coince l'intérieur de ma joue entre mes dents.
— Oui, ça signifie que je suis OK.
Pour mon plus grand regret, la chaleur réconfortante de son corps me quitte et me prive de tous repères. Je mords mes lèvres comme si je cherchais un point d'appui tangible. Des vibrations, telle de la musique étouffée, me parviennent et sont loin de me rassurer. Pour moi, la musique signifie la population et je ne suis pas de ceux qui se mêlent à la foule.
Mon visage est tendu par l'inquiétude que mes craintes aient pu être négligées.
— Tu peux me laisser ouv...
Je tente de négocier ma vue, mais il me coupe aussitôt la parole :
— Pas maintenant. Bientôt.
Mon cœur néglige la vitesse de ses battements et ne fait qu'un bond à la sensation du souffle de Vincent qui borde mes lèvres.
— L'obscurité ne te plaît pas ? Tu as peur du noir ? susurre-t-il.
Notre proximité est loin de ce que j'imaginais dans toute la pénombre qui occupe mes yeux.
— Je redoute plus le monde que le noir.
J'ai envie de l'embrasser, là, tout de suite, et sans plus attendre. Un désir que je suis obligé de reporter, même si c'est la seule chose à laquelle je pense désormais. L'image de nous deux, échangeant un baiser, me hante. Mes dents continuent de mordre mes lèvres, mais, cette fois, ce n'est pas en raison de l'anxiété.
— Ouvre les yeux, Allan. Regarde la lumière.
La sérénité de son ton me retire de mes pensées lascives dont je rougis. J'ai l'occasion d'enfin regagner la vue pour lever le voile sur le lieu où il a décidé de nous emmener passer notre dernière soirée ensemble. Pourtant, je suis incapable de les ouvrir dans l'immédiat. Ce simple geste me cause une inspiration discrète, mais importante, avant d'être capable de l'exécuter.
Le bout de mon nez se fronce à la vision éclatante des néons bleus et pourpres qui éclairent l'allée étroite. Je comprends rapidement que nous sommes à l'entrée d'une boîte de nuit à laquelle je n'ai même pas accès en tant que mineur. C'est comme si tous mes organes venaient de se contracter à l'idée de devoir entrer dans un tel endroit, menaçant de m'asphyxier si j'accepte l'invitation.
— Non, je ne peux pas faire ça, pensé-je à voix haute.
L'accès à la discothèque n'est même pas attrayant avec ses deux portes blindées d'un rouge délavé, qui comportent des tags et des autocollants de toutes sortes. En soi, rien qui puisse me rassurer.
Très vite, je retrouve Vincent dans mon champ de vision. Celui-ci trépigne d'impatience, un sourire scotché sur ses lèvres. Ce qui le rend heureux finit par me faire culpabiliser, je ne suis pas en mesure de lui offrir ce genre de sortie à laquelle les gens sont généralement habitués.
Mes mains se rabattent dans les poches de ma veste, une mine tombante marquée par le remords occupe mon portrait.
En fin de compte, qu'ai-je à lui offrir ?
— Je ne peux pas entrer là-dedans, Vincent, admets-je d'une voix étouffée. Je suis désolé.
Je suis sur le point de tourner les talons en direction de notre logement lorsqu'il m'interrompt dans mon élan. Ses mains viennent se placer de part et d'autre de mes joues enflammées, m'obligeant à lever le regard dans sa direction.
Sa voix est fébrile lorsqu'il prend la parole :
— Ne t'en va pas. S'il te plaît, reste avec moi.
Ses yeux ne savent plus sur quel pied danser alors que je baisse le regard et fixe un point au sol. Il savait – évidemment qu'il savait – que j'allais partir et, pourtant, il a pris le risque de m'amener ici.
Il a pris le risque de me voir m'enfuir.
J'ai l'absurde conviction qu'il me met à l'épreuve, d'une façon ou d'une autre, pour trouver quelque chose qui pourrait lui confirmer que sa vie avec moi peut être harmonieuse en dépit de mes angoisses.
Un soupir fuit d'entre mes lèvres lorsque mon attention se tourne de nouveau dans sa direction alors que ma gorge se noue. Quitte à le perdre, il me faut savoir.
— Tu m'as emmené ici pour tester notre relation ? Parce que tu penses que mon anxiété va te priver de plein de petits bonheurs ?
Ses sourcils se froncent sans attendre. J'ai peur d'aggraver la situation en l'accusant d'avoir agi de la sorte, mais, au contraire, son attitude se révèle plus douce que je ne l'espérais.
— Je t'ai emmené ici pour que tu me fasses confiance, rien de plus.
Ses lèvres bougent, mais je comprends la réelle signification de ses mots dans son regard. Vincent m'a sans doute conduit ici parce qu'il veut me prouver qu'il est digne de confiance, même s'il ne daigne pas encore me parler de ses secrets.
— Tu me promets que tout ira bien ? murmuré-je timidement.
— Je te promets que tu vas adorer cette soirée. Je suis même quasiment sûr que je serai obligé de te traîner pour en sortir !
Un sourire spontané se dessine sur ma bouche, mais le doute me rattrape aussitôt :
— Et si, au contraire, ça m'angoisse ?
— Ce n'est pas grave, on partira et on se fera un truc plus safe au chalet.
— Je m'en veux d'être potentiellement responsable de te priver de ce genre d'amusement...
— Enlève-toi ça de la tête. Ce qui compte pour moi, c'est que tu te sentes serein.
Un rictus attendri se forme à la commissure de mes lèvres et mes mains remontent jusqu'à ses poignets en guise d'acceptation à son invitation. Tout mon épiderme se met à frémir lorsque son pouce rugueux balaie ma joue en une caresse bienveillante.
— Allez, suis-moi, commande-t-il en s'écartant de mon corps.
Dire que mon cœur n'a pas brutalement accéléré serait mentir. J'appréhende cette soirée au point de sentir mes jambes trembloter à chacun de mes pas en direction de l'entrée de la discothèque. Je me rassure en fixant la main de Vincent entremêlée à la mienne, les néons qui nous surplombent colorent nos peaux.
Pour une fois, j'envisage l'idée que je pourrai me sentir en parfaite sécurité et peut-être même m'amuser. Peu importe ce qu'il se passera, je ne veux être nulle part ailleurs qu'avec lui ; avec cet homme qui me fait me sentir vivant dans les moments où j'ai le plus envie de m'éteindre.
Contrairement à ce que je pensais, nous sommes entrés rapidement et sans difficulté. Le vigile ne s'est même pas posé de questions quant à mon âge.
Je ne me souviens pas de la dernière fois où je me suis autant senti à l'étroit. Ce qui n'était qu'une vibration étouffée au-dehors est à présent une musique claire et nette qui résonne dans mon corps, tant le volume paraît déraisonnable. N'importe qui aurait pu remarquer que je ne suis pas habitué à me sentir secoué dans tous les sens, contrairement à Vincent qui semble amplement dans son élément. Il est le genre de personne à s'adapter à n'importe quelle situation.
Je voudrais me faire tout petit, je tente de construire un chemin selon le monde qui m'entoure. Je percute des âmes, demande aimablement pardon lorsque je marche sur la chaussure de quelqu'un, jusqu'à atteindre le bar qui m'apparaît comme une aire de repos inespérée.
J'ai beau tourner sur moi-même, je ne réalise pas que je viens d'entrer dans tout ce que je redoute. Parmi cette assemblée, Vincent, appuyé sur le comptoir, décide de nos consommations.
— Tiens, avale ça ! crie-t-il en me présentant un shooter sous les yeux.
L'un de mes sourcils se redresse face à cette pseudo-boisson. Croit-il vraiment que je vais avaler de l'alcool ? Je ne suis pas certain qu'il puisse me convaincre d'aller jusque-là.
Tout de même intrigué, je le questionne :
— Qu'est-ce que c'est, ce truc ?
— Ce truc, comme tu dis, c'est une Choukette.
Alors là, je ne m'attendais absolument pas à entendre cela un jour.
Mes pupilles font des allers-retours du contenant au visage de Vincent qui, contrairement à moi, sourit de plus belle. S'attend-il réellement à ce que je connaisse cette boisson ? Excepté les bières et les panachés, je suis novice dans ce domaine.
Ma gorge se racle un instant avant que je ne réitère ma question d'une autre manière :
— Que contient cette... Choukette ?
Le mot m'a été si difficile à prononcer, presque irréel. Néanmoins, ça a le mérite de faire rire mon interlocuteur qui danse timidement sur place, puis me tend le breuvage :
— Essaie de deviner les ingrédients.
Je me penche pour tenter d'identifier l'odeur qui émane du contenu, mais je recule aussitôt, une expression de dégoût se figeant sur mon visage.
— L'odeur ne donne pas envie, constaté-je. Ça sent le désodorisant pour toilettes.
Un rire franc lui échappe.
— T'en ferais pas des caisses, là ? C'est qu'un pick-me-up*, un mélange de vodka, de Pulco au citron et d'un zeste de grenadine.
Perplexe, j'énonce finalement tout haut ce que je pense secrètement tout bas :
— Donc, si je résume bien, tu m'emmènes en boîte et tu essaies de me faire boire, tout en sachant que je suis mineur ?
Les spots de la pièce m'empêchent de déterminer s'il rougit ou si je suis dans l'erreur. Comme pour dissimuler sa gêne, il prend son shooter afin de l'élever comme l'on porterait un toast et déclare sans ôter son regard du mien :
— Tu as parfaitement bien résumé la situation, Morelli.
Je fais mine d'être sous le choc.
— C'est scandaleux, Belvio ! Vous devriez être couvert de honte !
— Oh, croyez-moi, mon ami... Il n'y a rien dont je ne sois plus honteux que la frénésie de tendresse à laquelle mon esprit se livre lorsque je pense à vous. Et je dirai même que je suis prêt à parier que vous allez festoyer jusqu'à finir tipsy** !
Mes yeux s'arrondissent à l'entente de ce qu'il s'imagine. Il me fait perdre mes moyens au point de me faire bégayer :
— Ça, j'en doute, Bel... Belvio. Mais sachez que j'apprécie votre détermination.
Sa main libre se glisse dans le creux de mon dos que cache ma veste, qui commence à réellement m'asphyxier de chaleur. Pourtant, je frissonne au contact de Vincent quand il me rapproche de lui, laissant peu de distance entre ses lèvres et les miennes. N'importe qui ici peut deviner que nous ne sommes pas simplement des amis. Cette idée de pouvoir vivre mon amour librement, sans jugement ni aucun regard indiscret, m'envoie une dose d'adrénaline dans les veines.
De ce fait, je saisis mon verre à mon tour, hésitant quelque peu, avant de le redresser à hauteur de son jumeau entre les doigts de Vincent.
Inquiet, je cherche une nouvelle fois à être rassuré :
— Tout ira bien, n'est-ce pas ?
— Tu ne risques rien, je t'assure.
Je veux le croire et connaître moi aussi une soirée d'insouciance. Je veux ma nuit d'utopie, celle que j'ai tant de fois imaginée en pensant qu'elle n'était destinée qu'aux personnes normales, aux personnes qui ne me ressemblent pas, comme si j'étais à part de ce monde.
Je serais fou de refuser.
Pour cette raison, j'entrechoque nos verres d'une légère secousse avant d'avaler le contenu d'une traite. Mon visage grimace sitôt que le goût de la vodka s'installe dans ma bouche.
Quel mélange affreux ! Comment les gens font-ils pour prendre plaisir à boire ça ? Pire, à dépenser de l'argent pour ça ?
— C'est atrocement immonde ! proclamé-je sans retenue.
Il s'esclaffe et se justifie :
— J'ai jamais dit que c'était bon.
— Rappelle-moi de ne plus jamais te laisser choisir une boisson pour moi.
— OK, dans ce cas, laisse-moi me rattraper. Je vais te faire goûter à quelque chose de meilleur.
Il a à peine prononcé ces mots que je me retrouve pris dans l'engrenage de sa cadence qui m'attire vers la piste de danse. Autrement dit, de la foule qui m'effraie tant. Je ne dois pas, je ne veux pas avoir le rôle de l'adolescent angoissé que j'occupe toute l'année. Pour ça, je me focalise sur mes doigts liés à ceux de Vincent, une image qui me sécurise malgré les bousculades, afin de trouver une place étroite à nous approprier.
Tous ces gens autour de moi... Ils dansent comme s'il n'y avait pas de lendemain, comme s'ils venaient de naître à l'instant même. Comment font-ils ? N'ont-ils donc jamais eu peur de leur vie ? Je me sens telle une tâche dans le tableau.
Face à moi, Vincent a libéré ma main pour se laisser aller au son de la musique. Bien que je ne sache pas s'il a le rythme dans la peau, il semble parfaitement maîtriser tous ces gestes alors qu'il est peut-être en pleine improvisation. À côté, je me sens raide comme une statue de cire, essayant vainement de paraître à l'aise. C'est sans compter sur les efforts de mon compagnon qui prend mes mains dans les siennes afin de me faire remuer et de me détendre.
Par ailleurs, je ne peux m'empêcher de sourire de gêne. Mon attention dérive régulièrement sur les visages inconnus qui m'entourent : personne ne me regarde. Alors, pourquoi ai-je cette désagréable sensation d'être observé et jugé ?
Pour faire preuve de bonne foi, j'amorce quelques pas sur place. Je me sens totalement ridicule, mes bras pendent le long de mon corps et je scrute la moindre moquerie. Cet infime effort ne fait plaisir qu'à un seul être et ce n'est même pas moi. Il s'agit de Vincent, qui se met à chanter les paroles de la chanson, sans que je puisse entendre sa voix dans tout ce vacarme.
Je n'aurais jamais envisagé être capable de ça un jour. Pas nécessairement de danser, mais simplement d'être ici. Vincent ne me donne pas seulement l'impression de me sentir vivant, il me ressuscite.
✦
*Remontant.
*Pompette.
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