Chapitre 3 › Les règles de survie en communauté

Ce n'est que quelques heures plus tard que je sors enfin de la chambre dans laquelle je me suis enfermé. L'ambiance que j'instaure est glaciale. Je n'adresse pas la parole à Roxanne du reste de la journée, pas même au dîner qui se déroule dans un silence de plomb. Un calme parfois interrompu par Solène qui tente, tant bien que mal, de recoller les morceaux entre mon amie et moi.

Sans grande réussite, par ma faute.

Je sens le regard de Roxanne vagabonder timidement sur ma silhouette, elle tente de capter mon intérêt. Cependant, je ne lui adresse aucune considération. Je veux qu'elle regrette, qu'elle puisse se sentir aussi mal à l'aise que je le serai quand tous ses invités seront au complet. Ce n'est pas correct, mais il m'arrive d'être rancunier. Très rancunier.

Malgré ça, elle tente une approche :
    — T'es bien installé dans ta chambre, Allan ?
    Je continue de l'ignorer.
    — Tu veux toujours pas me parler, hein ? C'est ridicule, tu sais...
    Aucune réponse. Solène me donne un coup de coude que je ne relève pas, puis souligne mon manque d'interaction :
    — Fais pas l'enfant et réconciliez-vous !
    Mais rien. Je n'obéis pas ; ce qui a le don d'agacer mes amies.

S'il y a bien une chose qui n'est pas une nouveauté dans mon attitude et que je ne daigne aucunement dissimuler, c'est ce besoin de tenir à distance toute personne me faisant du tort. Je ne supporte pas les conflits, je ne dispose d'aucun courage. Il faudrait me pousser dans le vide pour me voir à l'œuvre. Si je ne suis pas en chute libre, je ne fais absolument rien pour me rapprocher du bord et risquer de tituber. Les insécurités, ce n'est pas de mon ressort. Du moins, c'est ce que je pensais avant que je déclenche cet aspect de petit angoissé cachant ses secrets. En fin de compte, je prends de nombreux risques à entretenir cette facette dont je ne souhaite parler à personne. Le temps où j'étais quelqu'un d'entier est révolu, je ne suis plus que la moitié de moi-même.

Bien sûr, le mensonge de Roxanne ne va pas noircir notre amitié, je lui pardonnerai tôt ou tard. Seulement, je lui laisse toutes les occasions de venir elle-même s'excuser.

J'ai conscience que je n'ai aucun droit sur mes amies, elles peuvent bien inviter tous les gens qu'elles veulent et tirer profit de leur ultime été avant l'université à leur guise. C'est le rêve de tout adolescent entrant dans un monde d'adulte. Être, pour une dernière fois, des rejetons insouciants. Seulement, je culpabilise depuis que je me suis dérobé dans ma chambre, fuyant encore une fois les problèmes, mes problèmes.

La nuit est tombée depuis peu, laissant encore les quelques colorations pastel du ciel résister à l'infinie sombre teinte du soir. Installés sur les grands canapés du salon, nous nous apprêtons à lancer un film. Je laisse toutefois les filles débattre sur le programme.

Après avoir passé en revue plusieurs titres, Roxanne propose son choix :

— Pourquoi pas À tous les garçons que j'ai aimés ?
    Solène soupire et affiche une grimace hésitante.
    — Je ne compte plus le nombre de fois où on l'a vu...
    — Certes, mais Noah Centineo est canon !
    — C'est vrai, j'avoue. OK, c'est bon, tu m'as convaincue !

Choisir un film en fonction de la beauté d'un acteur me blase un peu, mais mes deux compères rient de la tournure de leur conversation. Solène porte son attention sur moi, assis sur le deuxième canapé.

— Qu'est-ce que t'en dis, Allan ?
    — De Noah ou du choix du film ? réponds-je aussitôt, sarcastique.
    — Du film, évidemment. Mais si tu veux partager ton avis sur Noah, ne te gêne surtout pas avec nous.
    Le petit sourire coincé au bord de ses lèvres me contrarie. Mes sourcils se froncent, que va-t-elle imaginer encore ?
    — Regardez ce que vous voulez, je m'en fiche.

De toute façon, les films dramatiques à souhait avec une fin épouvantable et une intrigue tortueuse comme je les aime n'intéressent personne. Je suis du genre à adorer me faire du mal tout seul, m'identifiant au personnage du scénario, pour finir par me moucher dans ma manche. Ce soir, ce sera une romance qu'elles ont vue un million de fois sans jamais s'en lasser, contrairement à moi.

Désintéressé par la séance cinéma, je flâne sans grand intérêt sur mon téléphone, sans pour autant perdre mon temps sur les réseaux sociaux. Ces derniers mois m'ont appris que moins j'y passe de temps et mieux je me porte. Plus souvent, je traîne sur Babelio pour découvrir les nouveautés des libraires afin de réapprovisionner ma bibliothèque déjà débordante. Je prends plaisir à chercher de nouvelles histoires à mettre de côté, jusqu'au moment où mon téléphone vibre.

Ma mère, qui se rappelle qu'elle a un fils malgré son emploi du temps chargé, donne enfin signe de vie :

Mes lèvres se happent entre elles. Je ne comprends pas son obsession de faire comme si tout allait bien, alors que nous sommes presque deux étrangers l'un pour l'autre. Elle n'a aucune idée de qui je suis, et je ne peux pas lui en vouloir, puisque moi-même je ne le sais pas. En retour, je ne la connais pas davantage. Je n'en ai pas l'occasion, elle reste souvent prise par son travail qui ne cesse jamais, pas même dans notre foyer.

Lu, pas de réponse. J'attends quelques secondes, les yeux rivés à la conversation, j'essaie de décrypter si les trois points de suspension indiquant qu'elle serait en train d'écrire vont apparaître.
Rien. Je l'ai bien cherché.

Les mésaventures de la journée se mettent à retomber progressivement sur mes épaules, la fatigue me gagne peu à peu. Je décide de verrouiller mon téléphone avant de discrètement soupirer et d'annoncer d'une voix tranquille et posée :

— Je vais me coucher, reposez-vous bien. À demain.

La fraîcheur des draps m'appelle. Il est primordial pour moi de saisir chaque occasion de me coucher dès que la fatigue toque à ma porte, je ne dois pas rater celle-ci, sous peine de voir l'insomnie s'installer comme invitée surprise.

Alors que je m'apprête à enfin m'allonger, quelqu'un frappe à la porte. Je ne vais pas avoir la paix tout de suite, elle se fait attendre. J'ouvre celle-ci pour y rencontrer, sans grand étonnement, Roxanne, qui choisit toujours le moment le plus opportun pour elle, mais le moins confortable pour moi. Elle affiche une mine si triste que je finis par succomber en m'écartant afin de la laisser entrer, puis referme derrière elle pour que nous ayons un peu plus d'intimité.

Ses doigts se tripotent entre eux et je devine sur son faciès à quel point elle s'en veut de ne pas avoir détaché son chignon pour pouvoir se voiler derrière cette chevelure blonde. Quant à moi, mes bras croisés accompagnent mon air désintéressé. Je me préserve et dissimule mes émotions, au cas où les choses viendraient à mal tourner.

— Qu'est-ce que tu veux, Roxanne ? Je suis fatigué.
    — Je voulais m'excuser, Allan...
    Elle me regarde enfin, l'air triste, et reprend la parole.
    — Je ne pensais pas que tu réagirais comme ça...
    — Tu penses mal, la coupé-je presque.

Je sais qu'il est pénible pour Roxanne de se trouver face à moi à cet instant précis. Pour autant, elle n'abandonne pas. Une qualité honorable, mais, dans cette situation, un défaut contraignant. Elle fait partie de cette catégorie de personnes qui n'a pas peur de vous dire ce qu'elle éprouve, qui vous aime d'une folie sans nom. Elle n'a pas froid aux yeux à ce sujet. C'est, sans doute, ce que j'admire le plus chez elle.

Cependant, je la connais assez pour sentir qu'elle va craquer et me livrer le fond de sa pensée, à force de faire pression sur elle. Je lui montre mon agacement quant à sa présence par des soupirs ou par mon regard qui dévie. En fin de compte, ce que j'attends depuis notre arrivée finit par éclater plus tôt que je l'avais imaginé. La blonde relâche un souffle d'agacement, sans doute démunie par mon comportement.

Sa voix jaillit sans se contenir :

— Mais bon sang, Allan ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu as tellement changé, je te reconnais plus.
    Je pouffe et lève un sourcil.
    — Je ne sais pas de quoi tu parles.
    — Tu t'isoles complètement ! On dirait que t'es devenu...
    Son regard se perd dans la pièce tandis qu'elle hésite à prononcer les derniers mots suspendus à ses lèvres. J'insiste d'un ton sec afin de lui faire cracher le morceau :
    — Que je suis devenu quoi ?
    — Aigri, avoue-t-elle, plus flegmatique. Parfois, tu me donnes l'impression que t'as envie de disparaître, que... que ta vie n'a plus aucun intérêt pour toi.

Je me détourne d'elle, affaibli par la corde sensible qu'elle vient de toucher. Je serre les dents en sentant mon cœur se contracter d'une douleur qui se ravive.

— Tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis.
    — Peut-être, mais je sais qui tu es.
    — Navré de te décevoir, mais tu ne le sais pas, m'agacé-je.
    — Si ! Tu es mon meilleur ami et je m'inquiète pour toi. Tout ce que je veux, c'est profiter de ces vacances avec toi. Bientôt, tout sera différent. Je t'ai invité pour qu'on soit ensemble, mais tu ne fais que nous rejeter.

Ses mots me touchent en plein cœur. La sincérité, c'est exactement ce que je recherchais et pourtant, je ne suis jamais prêt à l'entendre. J'inspire un grand coup, tout en évitant de croiser le regard de Roxanne. Je me sens stupide, mais aussi contrarié de ne plus avoir d'arguments. Je dois me rendre à l'évidence, elle a entièrement raison, et ça, je le savais bien avant que cet accrochage n'éclate. J'observe un point fixe afin de rétablir de l'ordre dans mes pensées. Il m'est impossible de lui expliquer pourquoi ce genre de personnage a pris possession de moi. Même si je le voulais, même si les mots venaient à sortir de ma bouche, je ne suis pas certain de pouvoir tenir le coup jusqu'à la fin de l'histoire.

D'un geste habituel, je dégage les boucles brunes qui tombent sur mon visage. Les mots se pressent dans ma tête. Que puis-je bien répondre à cela ?

Je rends les armes et rejoins le bord du lit afin de m'asseoir, invitant mon amie à faire de même. Auparavant, elle n'a jamais fait remarquer les changements qui se sont opérés chez moi depuis un an. Parfois, j'ai presque la certitude qu'elle les distingue. Je pense contrôler la situation, pouvoir être le garçon que j'étais et celui que je suis devenu. Toutefois, il n'y a pas de place pour deux, l'un doit démissionner, et je suis incapable de déterminer lequel pour le moment.

Si seulement je pouvais lui raconter ce qu'il s'est passé... Mais aucun mot ne sort.

J'essaie de relâcher ne serait-ce qu'une petite phrase, un indice, mais tout en moi me hurle de la fermer. J'ai peur que ça recommence si je parle. Je garde à l'esprit les paroles de ma mère. Je m'aperçois que son conseil, qui devait sans doute partir d'une intention bienveillante, a finalement eu l'effet d'un blocage que je ne sais plus dénouer.

Néanmoins, j'ai une réponse toute prête à lui offrir :

— Je vais faire des efforts.

Elle esquisse un petit rictus au coin de ses lèvres rosées, apparemment satisfaite de se contenter de si peu. Je lui souris à mon tour, quelque chose de spontané qui m'enlève le poids de notre désaccord. Elle me fixe et je traduis par son regard qu'elle souhaite que je m'ouvre davantage sur mes ressentis. Mes yeux roulent en direction du ciel avant de se rabattre sur le minois de mon amie.

— Je suis content d'être ici avec vous, ajouté-je, comme une supplique pour qu'elle me laisse enfin me reposer.
    — Moi aussi, je suis contente que tu sois là, grincheux !

Roxanne se lève d'un seul coup, fière d'être venue arranger le climat désagréable entre nous. Elle va enfin me laisser rejoindre les bras de Morphée qui, j'espère, ne m'a pas largué malgré le délai d'attente. Nous nous souhaitons une bonne nuit et elle finit par ouvrir la porte de ma chambre, qu'elle claque aussitôt après avoir annoncé le plus fort possible :

— Ils arrivent demain matin. Bonne nuiiiit !

Cette traîtresse ne me laisse même pas le temps de rétorquer ! Je finis par enfin me coucher, obtenant l'instant de paix dont je rêve depuis ce matin. Je tente de ne pas laisser bifurquer mes pensées à propos de ce qui se passera demain. Mission impossible, j'appréhende déjà tous les scénarios qui pourraient m'embarrasser ou, pire, me provoquer une nouvelle crise d'angoisse que j'aurais plus de mal à camoufler qu'aujourd'hui. Il me faut un plan, un stratagème de sécurité afin que tout se déroule pour le mieux. Je ne souhaite pas me soustraire aux mots que j'ai énoncés à Roxanne.

Ainsi, j'énumère des règles de survie en communauté dans ma tête :

Règle numéro une : Avoir l'air ennuyeux pour que personne n'ait l'idée de s'intéresser à moi.
    Règle numéro deux : Sourire de temps à autre, histoire d'avoir l'air vivant.
    Règle numéro trois : Simuler une mort certaine par la noyade et retourner à la maison à la nage.

Ce qui est une futilité pour les autres relève du défi pour moi. Comment vais-je pouvoir cacher toutes ces facettes secrètes de ma vie durant un mois à une multitude de colocataires ? Je n'en ai pour le moment aucune idée, mais il le faut, à tout prix.

Au bout du rouleau, je plaque mon oreiller sur mon visage, tout en marmonnant dans celui-ci :

— Que quelqu'un vienne m'étouffer dans la nuit...

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