Chapitre 28 › Faire table rase
La maison s'active. Des rires aux sonorités différentes éclatent dans le séjour et je les écoute sagement, installé dans l'un des canapés. Aucun ne se ressemble, ils ont chacun ce petit truc qui les distingue les uns des autres. Je me surprends à affectionner ce groupe d'individus que j'avais pourtant rejeté et qui, en retour, ne m'a pas accordé de faveurs. Même l'idée que Clémence puisse venir passer des soirées ici me paraît plus tolérable que je ne l'aurais jamais envisagé auparavant. Je ne m'en serais jamais senti capable avant tout ça, avant lui.
Mon regard passe d'un visage à un autre, s'arrête sur Camille, qui, un peu plus loin, vide son énième pot de gel sur ses cheveux dans le reflet du miroir de l'entrée. Les sèche-cheveux servent de micro et le maquillage est réparti à tous les étages : dans la cuisine, dans les chambres, ainsi que dans la salle d'eau. Partout où se trouve un miroir, un minois s'y reflète. Les footballeurs gardent une jambe à l'intérieur du chalet et l'autre à l'extérieur, prêt à partir, bien que certains n'aient pas fini de se préparer.
Ce soir, chacun s'est vêtu de ses plus beaux tissus pour une modeste pizza que nous partagerons dans une ville à peine peuplée des alentours.
— Eh, Allan !
Je prête immédiatement attention à la voix qui m'interpelle et aperçois Maxence, qui fume une cigarette sur la terrasse. Je me pointe du doigt pour m'assurer qu'il s'adresse bien à moi et il reprend sur un ton ronchon :
— Ouais, toi ! Tu fais pas exception à la règle, mec. Alors bouge-toi le cul et va te préparer, j'ai la dalle !
Je hausse les épaules, tout sourire.
— Je n'y peux rien si toutes les salles de bains sont prises.
Je ne suis en aucun cas de mauvaise foi, mais cela ne semble pas être une raison suffisante pour son ventre que j'entends gargouiller depuis mon siège.
— Je m'en contrefous ! râle-t-il. Tu vas te laver dans la mer s'il faut !
Je m'apprête à riposter quand Solène me saisit soudainement par l'avant-bras d'un geste hâtif et me relève sans m'en laisser le choix.
— Debout, va te doucher avant qu'il se mette à nous bouffer.
Je m'efforce de la ralentir en tentant de délier ses doigts de leur emprise, seulement, elle renforce sa poigne. Toutefois, j'ai ici un bon argument, et j'espère qu'il sera suffisamment convaincant pour qu'elle renonce à sa démarche :
— Je proteste ! Toutes les salles de bains sont occupées, ce n'est quand même pas ma faute !
Un sourire se coince au bout de mes lèvres à la suite de ma bonne excuse. Je suis certain de mon succès, mais j'ai oublié, le temps d'un instant, qu'elle aussi est du genre têtu.
— Ah ouais, donc ça fait des coquineries sur le canapé, mais ça fait son pudique quand il faut aller se doucher avec les copines ? Je suis vexée.
Elle contre-attaque de plein fouet et mon faciès se décompose au rappel de ce moment gênant.
Je me rebelle aussitôt, bien qu'amusé par la situation :
— Je ne faisais pas de... coqui-machin, comme tu dis. Puis il est hors de question qu'on partage ce genre d'intimité !
— T'inquiète pas, mon beau, ajoute Roxanne qui me saisit par l'autre bras. On sera trop occupées à se maquiller pour regarder quoi que ce soit.
Toutes deux m'entraînent vers la salle de bains du rez-de-chaussée, même si je freine des deux pieds contre le sol. J'aurais aimé voir cette scène de l'extérieur, pouvoir observer mon visage sourire et entendre mon rire éclater dans la pièce sous les yeux de tous. D'habitude, je simule mes émotions et ne ressens que de la tristesse, mais cette fois, c'est une vague de joie qui étreint mon être.
Mais tout ce que j'aperçois, c'est Vincent qui se moque du spectacle auquel il assiste en riant dans son coin. Du moins, jusqu'à ce qu'il prenne conscience que je vais être complètement nu dans une pièce où se trouvent deux de mes amies.
Il n'a pas le temps d'intervenir que Solène, toujours très franche, n'hésite pas à intervenir en se tournant vers lui, le pointant du doigt :
— Ne commence pas, toi ! On a vu la marchandise bien avant que tu ne rentres dans l'équation !
Je demeure sans voix, la bouche grande ouverte. Mon visage se redresse vers celui de Vincent, qui porte une mine hésitante. Je lui fais un signe de tête négatif, comme pour essayer de lui dire que cette affirmation est fausse, mais je suis lâché dans la salle d'eau qui se verrouille.
La bonne humeur fait rapidement place à l'anxiété qui s'installe dans mon ventre à l'idée de me doucher en ayant de la compagnie.
— Qu'on soit clair, il est hors de question que vous voyiez la marchandise, préféré-je préciser.
Mes bras se croisent contre mon torse, aucune négociation n'est possible. C'est mascara et fer à lisser à la main qu'elles se tournent vers le miroir, se moquant gentiment de moi.
— Personne ne veut voir ta marchandise, Allan, assure Roxanne.
Je maudis son air satisfait alors qu'elle me regarde à travers la glace, tandis qu'elle enroule un brin de cheveux autour du lisseur pour créer une ondulation.
— Oui, enfin... Personne ne veut voir sa marchandise, sauf Vincent... ! glousse Solène, la voix taquine.
— Ne soyez pas si absurde ! m'insurgé-je. Il ne veut rien voir du tout, OK ?
— C'est vrai, admet Roxanne. J'avais oublié que c'est le canapé qui voulait voir ta marchandise, mais surtout pas Vincent.
Elles éclatent de rire en même temps, tandis que je me contente d'un soupir d'agacement qui s'extirpe de ma bouche.
Je n'ai pas fini d'entendre parler de cette histoire...
Coincé ici jusqu'à ce que je sois lavé, je délaisse mes chaussettes aux motifs tournesols dans un coin de la pièce, puis me faufile entre les parois de la douche pour enfin m'y enfermer, le reste de mes vêtements sur le dos. Je finis par retirer les derniers habits que je porte à l'abri de leur regard quand j'ai l'idée de les jeter par-dessus la douche, dans l'espoir de toucher l'une des deux traîtresses.
Le son de la revanche se fait entendre par deux cris aigus qui résonnent dans la pièce. Un délice pour mes oreilles.
Roxanne me renvoie ce qu'elle a acquis en balançant le tout contre la paroi de la douche et s'exclame :
— Sale traître ! T'as fait déborder mon rouge à lèvres !
— Te plains pas, j'ai reçu son boxer ! ajoute Solène, un semblant de dégoût dans sa voix. C'est sûr, je vais être traumatisée pour le restant de mes jours.
Je l'ai toujours dit : qui fait le malin, tombe dans le ravin !
***
Alors que nous déambulons dans les rues de la ville voisine à notre chalet, mes camarades rient, pendant que je me montre apathique. Si les préparatifs m'ont amusé, l'anxiété m'a vite rappelé qu'être un angoissé signifie tout anticiper.
Je marche plus loin derrière eux pour ne pas me laisser distraire par leurs plaisanteries. La tête nuageuse, il pleut des questions dans mon esprit. Je me demande si nous allons rentrer tard. Si tel est le cas, est-ce que je pourrai supporter le trajet de retour en train à une heure tardive ? Il risque d'y avoir du monde autour de nous, vais-je me sentir mal ? Et si je venais à faire une crise d'angoisse, où pourrai-je me cacher ? Est-ce que je risque de ruiner la soirée de tout le monde ? Comment puis-je rentrer au chalet sans avoir à me justifier ? J'ai la sensation de m'évaporer, d'être fictif.
Ce qui est insignifiant pour les autres devient rapidement un champ de mines pour moi. Le fait que j'ai déjà été confronté à des moments de détresse lors de virées n'arrange rien. Ces expériences sont étouffantes, traumatisantes, en plus d'accentuer la crainte de réitérer l'opération. Je ne suis qu'une façade, faisant semblant d'être présent, riant et participant quelquefois.
Mais, la vérité est que dans mes moments d'anxiété, mes pupilles commencent à perturber ma vision une fois sur deux et mon cœur ralentit de façon soudaine. Je développe des tocs, tels que toucher mon visage de façon régulière ou bien encore ma gorge qui m'étrangle à chaque salive que j'avale. Je cligne des yeux à maintes reprises, froisse régulièrement mes sourcils ou mordille mes lèvres de manière à ne pas signaler aux autres que je m'engouffre dans une crise d'angoisse. Je continue de sourire, comme si ça n'arrivait pas. Puis je prétends me gratter la nuque jusqu'à ce que mes doigts atteignent mon pouls, pour vérifier la fréquence de mon rythme cardiaque. Ironiquement, mes efforts pour me rassurer ne font qu'empirer mes symptômes.
C'est un cercle infernal, une tornade qui m'emporte à laquelle j'ai du mal à échapper.
Les autres ne se rendent pas compte de la chance qu'ils ont d'être normaux.
Mes compagnons se dirigent vers le restaurant illuminé par le centre-ville, tandis que je m'éternise à la fin de la marche avec le sentiment d'aller vers mon prochain lieu de claustration. Dès l'instant où nous nous assiérons autour de la table, je sais que je vais raidir l'intégralité de mon corps, comme si le fait de faire le moindre geste pourrait réveiller une quelconque crise.
Je suis prisonnier de moi-même, de mon corps ou de mon esprit. Peut-être même des deux. Détenu dans ma propre enveloppe charnelle, je ne cesse de chercher la clé qui me délivrera de mes peurs.
Je me traîne, la semelle de mes chaussures râpe le bitume et mes mains glissent dans les poches de ma veste en denim. J'observe mes pas, l'un après l'autre, marcher vers mon destin, que j'imagine d'emblée plus sombre que la nuit qui nous surplombe.
À notre arrivée à destination, le lieu est bondé, pas surprenant un samedi soir. Mais cela n'arrange rien à mon anxiété que je sens somnolente au beau milieu de ma gorge, et qui m'empêchera probablement de manger à ma guise. Les murs sont tapissés de vieilles briques rouges sablées et surplombées par de grandes guirlandes à la lumière blanche. Les tables sont en bois et une odeur agréable de basilic et de romarin m'enivre l'odorat.
On se croirait en Italie.
Autour de la table, tous se placent en fonction de leur notoriété. Les proches à nos côtés, ceux que nous voulons apprendre à mieux connaître face à nous, et les autres au bout de la table. Suffisamment loin pour qu'ils ne se mêlent pas de nos conversations, mais assez prêts pour les écouter parler, même à distance. On peut tant apprendre des autres à leur insu.
Je ne me suis jamais demandé où je souhaite m'asseoir à une table. Je m'assieds, c'est tout. Rien de plus simple à mes yeux que de simplement me poser et de tout bonnement attendre de voir ce que la vie décide de me présenter comme repas.
Sans que je m'y attende, Vincent glisse ses doigts dans la poche arrière de mon jean afin de m'attirer à la place inoccupée à ses côtés.
— Reste près de moi, murmure-t-il en se penchant à mon oreille.
Je m'exécute sans rien dire, trop préoccupé par mon anxiété qui augmente par le lieu bruyant. Sa main qui glisse sous la table et atteint mon genou me ramène au moment présent.
Roxanne occupe la place à ma gauche et Solène s'empare de celle devant notre amie commune. Je me retrouve en face à face avec Jade, cette fille qui a joué un rôle important pour que je me retrouve aux côtés d'un garçon qui n'hésite pas à montrer son affection pour moi, même dans un lieu public.
J'observe le placement de chacun autour de la table : les footballeurs sont à l'autre bout, les filles, quant à elles, sont aux milieux, et nous autres de l'autre côté. C'est donc vrai, nous nous sommes tous assis selon notre groupe social.
— Tout va bien ?
Je sursaute à la voix de Vincent qui tente de se faire discrète.
— Oui, ça va, mens-je. Désolé, j'étais ailleurs.
— OK. N'hésite pas à me le dire si ça va pas, on ira faire un tour.
Je fais un signe de tête pour signifier mon accord tandis qu'il resserre ses phalanges autour de mon genou. Une sensation qui me dérange au point de décaler ma jambe pour le faire lâcher sa prise. Je ne suis pas prêt à assumer notre relation en des endroits aussi bondés que celui-ci, par peur de représailles.
Je scrute Vincent du coin de l'œil, il a revêtu une chemise à manches courtes à la couleur d'un gris obscur, parsemée de fines rayures blanches, difficilement visibles si aucune attention particulière n'est portée à elles. C'est la première fois que je le vois habillé ainsi et c'est loin de me déplaire. Les boutons sont légèrement ouverts jusqu'à la chute de ses clavicules, ce qui me fait me sentir plutôt favorisé de savoir pourquoi il ne veut pas en partager davantage.
Je me surprends à l'admirer à son insu, observant ses mains se chevaucher en posant ses coudes contre le bois de la table, faisant craquer ses doigts dans un geste naturel.
— Et toi, Allan, tu veux boire quoi ?
La voix de Vincent m'extirpe de mes songes, son regard sur moi tente de déchiffrer mes étourderies. Je redresse aussitôt mes épaules voûtées et glisse mes mains entre mes cuisses, alors que je serre mes jambes l'une contre l'autre sous la table.
Je réponds sans réfléchir :
— Un thé glacé à la pêche, s'il te plaît.
Pourquoi je ne me suis pas directement adressé au serveur à l'extrémité de la table ?
Son calepin à la main, lui aussi me regarde dans l'attente de ma réponse que Vincent lui repasse comme si j'étais incapable de le faire moi-même.
Je dois participer à la suite de l'animation pour me sortir de mon état stressé. La main qu'il glisse une fois de plus sur mon genou ne m'aide en rien, elle me coupe le souffle et m'apporte le désagréable sentiment que tout le monde nous regarde. Je veux soudainement changer de place, même si ça signifie que je dois me placer à côté de Gabriel, qui rit aux éclats à l'autre bout.
Une heure s'est écoulée et je n'ai mangé que la moitié de ma pizza qui, soit dit en passant, n'était pas aussi bonne que celles de ma Nonna. J'entame un troisième thé glacé, j'ai besoin de noyer mes angoisses avant qu'elles ne me fassent boire la tasse. Le bout de mon nez se réchauffe par la chaleur de la pièce. Il doit rougir au regard des filles qui déblatèrent de vieilles anecdotes à se remémorer.
Roxanne me présente sa fourchette avec un morceau de sa pizza végétarienne, même si j'ai abandonné la mienne.
— Tu veux goûter ?
Je n'ai pas le temps de répondre que la main de Vincent, dissimulée sous la table, serre fermement ma cuisse. Je retiens un sursaut. Mal à l'aise, la température de mon corps augmente subitement.
— Merci, mais je n'ai plus faim.
— T'as tort, elle est vraiment bonne ! Tant pis, ça en fera plus pour moi.
Les doigts de Vincent relâchent alors doucement leur emprise, puis, comme pour se faire pardonner, il me donne une tendre caresse en descendant jusqu'à mon genou, avant de se retirer.
Son attitude m'exaspère au point de finir mon verre d'une traite et de me lever lourdement de ma chaise. Au risque de me laisser engloutir par une crise, je dois m'isoler pour les prochaines minutes.
— Tu vas où ? m'interroge Roxanne, la bouche pleine d'un morceau de pizza. Attends, je viens avec toi.
Je m'oppose aussitôt à cette idée :
— Non, reste ici.
Mes yeux se tournent vers Vincent avant que je ne clôture le sujet :
— J'ai besoin de prendre l'air seul, on étouffe vite ici.
Sans plus attendre, je saisis mon paquet de cigarettes et en amène une à mes lèvres avant de me précipiter vers la sortie. La porte du restaurant claque en un bruit sourd après mon passage et illustre mon irritation. J'actionne plusieurs fois mon briquet avant de pouvoir allumer ma cigarette avant de me cacher dans un angle de la façade, à la recherche de tranquillité. Je profite de cet instant de fraîcheur, loin de la chaleur des fourneaux et du boucan qui me monte à la tête. Je prie pour que personne ne me rejoigne, demandant à nouveau au ciel de m'accorder au moins un moment de paix durant ces vacances. J'ai vraiment besoin de celui-là, plus que tous ceux que j'ai pu mendier aux portes du paradis.
Par réflexe, je vérifie mon pouls. Tout semble aller bien, quoique je ne cesse de penser au comportement de Vincent, qui me laisse perplexe. Je l'ai toujours accepté tel qu'il est. Je lui donne absolument tout ce que j'ai à offrir. J'aimerais qu'il soit capable de s'ouvrir à moi sur les aspects de sa vie, ainsi, je ne serais pas dehors à me poser des questions qu'il ajoute à celles qui me trottent déjà constamment dans la tête.
Les yeux clos et le dos au mur, je me laisse envelopper par une paix passagère. Un temps d'arrêt qui prend fin lorsque j'écrase ma cigarette dans le cendrier qui déborde de mégots.
Cette vie n'est qu'un cendrier que personne ne pense à vider.
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