Chapitre 23 › Embrasser ses blessures
Chamboulée par un courant d'air, la fenêtre de ma chambre claque en un bruit sourd et me force à ouvrir les yeux. À peine ai-je distingué les rayons du soleil que les événements de la veille me reviennent en pleine figure. J'aurais préféré que ce ne soit qu'un mauvais rêve.
En une soirée, ma vie entière s'est renversée, laissant des débris de questions dont les réponses m'effraient.
Qui suis-je, maintenant que j'ai apprécié toucher les lèvres d'un garçon avec les miennes, et jusqu'à quel point puis-je aimer ça ? L'image de Gabriel et Camille s'embrassant me revient en mémoire. L'un m'a convoité, l'autre abhorré pour des raisons contradictoires à ce que j'ai pu voir. Hier soir, j'étais tellement sous le choc que je n'ai pas osé en parler à Vincent.
Tout ça n'a aucun sens.
Pourquoi est-ce que Gabriel aurait eu un comportement contradictoire avec son homosexualité ? Est-ce qu'ils sont ensemble ? Si oui, alors pourquoi Camille a-t-il flirté avec moi ?
Là, allongé sur le flanc, je me fais la réflexion qu'il est sans doute trop tôt pour cogiter là-dessus. La couverture s'anime lorsque Vincent change une nouvelle fois de position, probablement pour se mettre sur le ventre.
Dos à lui, je chuchote à demi-mot :
— Tu es réveillé ?
Aucune réponse ne me parvient.
Mes canines mordillent mes lèvres, il y a bien une question qui me préoccupe plus que les autres et que je n'arrive pas à me sortir de la tête.
Jusqu'à quel point puis-je aimer ça ?
Mon corps se raidit lorsque je m'installe sur le dos, ne voulant pas réveiller mon partenaire qui sommeille paisiblement, son visage toujours à moitié enfoui dans l'oreiller. J'aime le voir dormir, il me donne la sensation de partager quelque chose de lui qui n'appartient qu'à moi.
Il me plaît. Fait chier.
Je veux dire, ses lèvres me plaisent.
Son sourire aussi. Puis son rire, ainsi que toutes ses manières, mais est-ce suffisant ?
Peut-être que Vincent est le seul garçon à m'attirer. Ou peut-être qu'au contraire, ce n'est qu'une lubie d'adolescent provoquée par des hormones en ébullition que je ne peux réfréner malgré moi. Si ça se trouve, tout finira par s'estomper dans les heures qui suivront notre réveil et nous nous rendrons compte que tout ça n'était qu'une erreur, un moment d'égarement.
Je me dois d'en avoir le cœur net avant qu'il ne se réveille.
L'une de mes mains attouche la peau de mon torse, puis s'enfuit lentement sous la couverture. Avec hésitation, mon index effleure l'élastique de mon sous-vêtement avant d'aussitôt s'arrêter.
Je me cache le visage de mes mains, me murmurant :
— Mais qu'est-ce qui me passe par la tête ?
Pourquoi ai-je si peur de ma sexualité ? Vincent semblait sûr de lui en affirmant que c'est quelque chose qui a l'air merveilleux. Je n'ai jamais envisagé d'avoir un rapport avec quelqu'un, pas même avec Clémence, malgré ses avances. Ça ne m'avait jamais traversé l'esprit ! Alors, pourquoi j'y pense maintenant que je suis avec lui ?
Un soupir m'échappe.
Mon faciès se tourne vers Vincent, endormi. Je le détaille avec précision, passant de ses bouclettes brunes étendues sur l'oreiller à ses longs cils, sans oublier le trait gercé qui coupe sa lèvre inférieure en deux.
Jusqu'à quel point j'ai aimé l'embrasser ?
Mes paupières se ferment et l'une de mes mains prend la décision de venir caresser l'épiderme de mon bas-ventre en de petits cercles répétitifs. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine lorsque l'image de Vincent se dessine sitôt dans mon esprit. Je le revois souriant sous les lumières de la fête foraine, j'entends son rire mélodieux comme un écho et réanime l'action de ses mains saisissant mon visage afin de m'embrasser. Ce simple contact chimérique suffit à me déclencher une chair de poule et à bloquer mon souffle.
Tous les souvenirs de nos excursions passent comme un film sous mes paupières. Je revois ses grains de beauté formant un triangle sur son épaule, le coup de soleil qui rougit son nez, ses chevilles mouillées sur lesquelles le sable s'est accroché, la marque de bronzage des bretelles de ses débardeurs, ses doigts s'enfonçant dans le sable et sa bouche touchant le goulot de ma bouteille d'eau.
Mes paumes se plaquent contre mes cuisses, mes doigts se crispent contre ma peau que mes ongles griffent tandis que mes jambes se relèvent sous la sensation d'une érection naissante.
Pris par la volupté de mes rêveries, je m'emballe dans mon intempérance, jusqu'à creuser mon ventre et faire sursauter mes inspirations. Je prie pour qu'il reste endormi, bien que mes paumes saisissent la couverture et fassent glisser la partie qui recouvre le bas de son dos.
L'imagination finit par ne plus me suffire.
Mes yeux s'ouvrent pour se poser sur les courbes à peine illuminées de Vincent. J'abandonne accidentellement un soupir explicite qui me fait rougir. Non seulement parce que mon corps perd le contrôle à sa simple vue, mais aussi parce qu'il me suffit de le voir pour qu'une troublante quiétude m'envahisse. Vincent a cet effet rédempteur sur moi, je ne me suis jamais senti aussi comblé que lorsque nous sommes ensemble, comme une pièce de puzzle manquante enfin retrouvée.
Ma lèvre inférieure est prise d'assaut par mes dents. Je la mords dans le but de retenir la moindre preuve de mes divagations quand, d'un seul coup, les yeux de Vincent s'ouvrent. Je suis pris d'un sursaut qui me fait tout de suite relâcher la couverture. Le regard fulgurant qu'il me lance me tord le ventre, c'est comme s'il pouvait lire dans mes pensées et y déceler tout ce que je me suis imagé à son sujet.
Par gêne, je souhaite m'extirper du lit, cependant, Vincent empoigne mon avant-bras à la vitesse de l'éclair et m'en empêche. Ma respiration se coupe par la surprise de son geste qui m'influence à me rapprocher de son être. Je me sens emporté par une vague de chaleur à l'instant même où nos peaux adhèrent l'une à l'autre.
Son visage cherche hâtivement le mien, bousculant toutes mes pensées en désordre. Je suis effrayé, mais aussi pourvu d'une adrénaline addictive. En quelques secondes à peine, sa bouche trouve la mienne pour entamer un baiser passionnel qui me fait perdre pied. La pièce tourne dans une atmosphère qui m'est étrangère.
Sans comprendre ma pulsion, mes doigts tremblants saisissent méticuleusement la nuque de Vincent. J'ai envie de pleurer, mes yeux s'emplissent d'humidité tandis qu'il sourit contre mes lèvres. Je suis bouleversé face à ce besoin soudain de le posséder, j'ai l'envie insatiable qu'il se glisse sous ma peau et ne s'en déloge jamais.
Ai-je les mains moites ou est-ce sa peau qui devient plus chaude que l'été lui-même ? Les draps sont sens dessus dessous et nos respirations haletantes recouvrent le son de l'océan qui filtre par la fenêtre.
Là, au milieu d'une ambiance ardente qui me semble irréelle, la voix veloutée de Vincent résonne au creux de mon oreille :
— Allan, j'ai envie de fusionner avec toi...
Un frisson intense me traverse de toutes parts. Je n'ai jamais autant existé dans ce monde qu'à travers sa voix. Tout mon être prend vie entre ses lèvres par le biais de mon simple prénom prononcé de sa bouche. Vincent n'est pas du genre à vous mettre le feu aux reins, il y déclare des incendies.
Le bout de mon nez se dépose contre son épaule. J'essaie de me cacher, car je suis incapable d'assumer ce que je lui souffle :
— On ne peut pas. Si je te laisse faire ça, je ne pourrai plus t'extraire de mon corps. Je ne supporterai pas ce vide que tu vas laisser après avoir connu l'unité.
Vincent m'estime, me complète. J'ai la sensation de retrouver quelque chose que j'avais perdu depuis des années. Je me délecte d'embrasser ses grains de beauté que j'ai tant désirés, tout de lui est en train de faire l'amour à tout de moi, sans même descendre sous la limite de la couverture.
L'une de ses mains fait irruption entre mes cuisses tandis que ses lèvres embrassent ma mâchoire afin de mieux cheminer jusqu'à mon cou. Tout devient trop concret pour moi. Si nous continuons, l'extase de le savoir lié à moi remplacera le bonheur que j'ai d'être près de lui et je finirai par le détester toute ma vie de me faire sentir aussi inachevé.
La voix timorée, je l'implore :
— Arrête ! Arrête de me torturer de la sorte, s'il te plaît...
Il cesse sans délai en s'écartant complètement de moi, l'air alarmé à l'idée d'avoir fait une erreur.
— Excuse-moi, j'ai été trop loin. Je ne voulais pas faire ça d'une mauvaise façon ni que tu te sentes obligé de quoi que ce soit.
Mes paupières se ferment. Je tente de comprendre mes émotions et le tiraillement dans mon cœur depuis que sa peau s'est détachée de la mienne.
— Tu n'as rien fait de mal, ne penses pas ça, tenté-je de le rassurer. Je ne me sens pas prêt à léguer le contrôle à quelqu'un d'autre que moi. Et puis, je voulais juste voi...
— Tu voulais voir si je suis une erreur.
Il me coupe d'un ton presque abattu, mais je le corrige sans attendre :
— Je voulais voir si ton corps pourrait me plaire autant que tes lèvres, ce qui, maintenant, me semble assez évident.
Son visage se cale contre mon ventre tandis que ses bras encerclent ma taille. J'observe le rictus orne ses lèvres. Il ferme les yeux, sans doute bercé par les soulèvements de mon ventre et les caresse de mes doigts dans ses cheveux. Je voudrais que chaque journée ressemble à celle-ci : ne pas me soucier de l'heure ou du temps qu'il fait à l'extérieur et rester là, avec lui.
— Tu veux faire quoi aujourd'hui ? me demande-t-il doucement.
J'exhale un soupir.
— Pourquoi devrions-nous faire quelque chose ? On est bien, là.
— On ou tu es bien ? Tu ne pourras pas te cacher éternellement, tu sais.
Mes sourcils marquent un mécontentement.
— Je ne sais pas si j'aurai la force d'affronter les autres.
— Si j'étais toi, j'irais discuter avec Clémence pour lui dire ce qui me pèse.
Ma réponse fuse :
— Tu plaisantes ? riposté-je, le timbre indigné. Heureusement que tu n'es pas moi !
Il soupire, un sourire discret se loge sur ses lèvres alors que son menton se dépose contre mon abdomen.
— Tu ne peux pas éternellement fuir ta vie, Allan. Je sais que c'est difficile, mais là, celui qui te fait le plus de mal, c'est toi.
— Arrête de faire ton médicastre, râlé-je.
Il ne prend pas mon avis en compte et enfonce le clou un peu plus profondément.
— Tu sais que j'ai raison. Cesse de lutter contre tes angoisses et affronte-les sans crainte. Je serai là, tu n'as pas de quoi avoir peur. Je ne laisserai personne te faire de mal. Sois plus intelligent qu'elle et va lui parler.
Contrarié, mes bras se croisent contre mon torse. Je sais qu'il a raison, et c'est bien ce qui m'agace. Seulement, m'adresser à Clémence me terrorise, je ne m'en sens pas capable pour le moment.
Comme pour me convaincre, il ajoute :
— Arrête de te laisser bouffer, Allan. Tu es trop conciliant par ta sensibilité, mais cela ne veut pas dire que tu dois te taire et te laisser marcher dessus.
— Ça veut dire que tu profiterais de moi ? Puisque je suis trop gentil.
Il lève les yeux au ciel, son ton moqueur reprend de plus belle :
— T'as tout compris. J'ai toujours rêvé de corrompre un type qui porte des chaussettes louches.
J'attrape son oreiller pour le lui envoyer en plein visage et lui faire ravaler ses calomnies. Son rire qui éclate dans la pièce apaise mes tourments. Toutefois, il a mis le doigt sur un détail auquel je n'avais jamais songé. Si parler à Clémence permet aux monstres de mes angoisses de plier bagage, est-ce que cela veut dire que je ne serai plus jamais le même ? En y réfléchissant, elles m'ont donné l'occasion de pouvoir goûter aux lèvres de Vincent. Ça semble complètement fou, de penser que j'ai fini par m'attacher à celui que je suis grâce – à cause – d'elles.
Cependant, les choses ne sont-elles pas toujours présentes en nous ? Je ne me souviens pas d'à quoi ressemblait ma vie avant qu'elles ne se manifestent. Tout ce qui me revient, ce sont des fragments, des morceaux d'émotions que j'éparpille un peu partout dans ma tête sans savoir comment les trier.
Peut-être avais-je besoin d'un Vincent dans ma vie pour me le faire réaliser. Et maintenant qu'il m'offre la possibilité de m'en débarrasser, je me rends compte à quel point je pourrais me manquer.
Je ne veux pas vivre contrôlé par mes angoisses, mais en harmonie avec elles. Je n'ai jamais eu honte de mon anxiété. J'ai eu peur de ne pas être cru, j'ai eu peur d'être minimisé de la même façon que j'ai été humilié.
Mes démons seraient-ils finalement des anges ?
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