Chapitre 2 › Ramener sa fraise

À bout de souffle et le front moite, je délaisse mon sac à dos sous le porche du chalet. Tandis que je suis accablé par la déshydratation, Roxanne peine à ouvrir la porte d'entrée à l'aide de son double des clés.

— On aurait dû prévoir plus d'eau, souligné-je.
    Solène me fusille du regard.
    — T'es perspicace, dis donc, commente-t-elle avant de s'emporter, et bordel, Roxanne, ouvre cette porte !

Comme si les paroles prononcées étaient magiques, la serrure se déverrouille enfin. Aveuglés par la sécheresse de nos gorges, notre premier réflexe n'est pas de rentrer nos bagages, mais de nous précipiter sous le robinet de la cuisine, la victoire à celui qui aura le premier verre d'eau.

— Pousse-toi, Roxanne, honneur aux invités ! s'exclame Solène.
    Cette dernière est percutée par notre amie qui est prête à tout pour se désaltérer.
    — Au diable l'honneur, ça a jamais été mon truc de toute façon !
    — Ce n'est pas très digne d'une hôtesse, râlé-je. D'autant plus que c'était ton idée de venir ici !

En fin de compte, chacun de nous parvient finalement à étancher sa soif. Mon poignet essuie les quelques gouttes qui descendent le long de mon menton, et c'est encore haletant que je découvre l'intérieur du chalet. Il est non seulement somptueux, mais aussi gigantesque. Beaucoup trop grand pour les trois petits individus que nous sommes. Mon corps virevolte pour admirer la vue sur la mer, à quelques mètres de nous. Les vagues valsent à cause du léger vent chaud qui survole les lieux.

Je n'ai pas contemplé l'océan depuis des années, j'en avais oublié la consolation qu'il peut m'offrir avec tant de facilité. Je dois bien avouer que j'y vois là le premier point favorable à ce séjour non désiré.

Époustouflée par le lieu, Solène est ébahie :
    — Roxanne, le chalet est immense ! J'arrive pas à croire qu'on va vivre ici durant un mois, c'est le pied !
    — Je te l'avais bien dit ! Dans ma famille, on ne lésine pas sur les moyens.

    La blonde surgit dans mon dos, posant l'une de ses mains sur mon épaule, tandis que mes yeux se perdent sur les vagues à travers la fenêtre.

    — Et toi, Allan, t'en penses quoi ?
    — J'avais oublié à quel point la mer est belle, avoué-je à voix basse.

Mon amie pouffe et s'en retourne à sa visite guidée improvisée. Roxanne est issue d'une famille aisée et adore se donner en spectacle. Elle a toujours eu ce besoin d'exposer toute cette richesse matérielle afin d'être reconnue, sans jamais ouvrir les yeux sur le fait qu'être elle-même suffit à l'apprécier. Je ne saurai dire si je suis envieux de constater qu'elle est une bonne vivante ou si, au contraire, je suis irrité de la voir nous évoquer où et à quel prix ses grands-parents ont acquis chaque objet du chalet.

Ce sont de grands aventuriers, cela se voit, il suffit de regarder les multitudes de photos étalées dans le hall qui mène aux escaliers. En montant les marches une à une, je m'attarde sur les clichés exposés au mur. Je remarque les nombreux voyages réalisés par le couple à travers différents pays. Est-ce cela, vivre pleinement ? À moins que la véritable aventure ne soit celle de vivre toute sa vie avec une unique personne. Comment cela peut-il être possible, alors que je n'arrive pas à me tolérer moi-même ? Ils me fascinent. Non pas par leur argent ni par les trésors qu'ils ont dénichés dans tous les recoins du monde, mais parce qu'ils possèdent déjà le plus précieux des présents en s'étant trouvés.

La voix joviale de notre hôtesse m'ôte de mes pensées :

    — Je prends la chambre de mes grands-parents à l'étage, alors je vous conseille de poser vos bagages dans les autres piaules si vous voulez être bien nichés !

Mon corps pivote vers Roxanne à la suite de ses sous-entendus cachés dans ses propos. Je plisse quelque peu les yeux en la regardant, comme si je la soupçonnais d'un mensonge à demi avoué.

— Comment ça, si on veut être bien nichés ?
    — Je...
    Elle marque une pause et semble chercher ses mots avant d'y revenir.
    — En fait, je ne savais pas réellement comment te le dire.
    — Me dire quoi ? grogné-je sèchement.

Je suis convaincu que si elle pouvait disposer d'un moyen pour se glisser dans un trou de souris et s'y réfugier, elle le ferait sans la moindre hésitation. J'insiste, presque menaçant, je ne suis pas du genre à baisser les bras. Je répète son prénom d'un ton sec dans le seul objectif de lui faire cracher le morceau.

— J'ai invité quelques personnes. Trois fois rien, je te jure.

Mon cœur se comprime. La colère monte en flèche jusqu'à ma gorge qui se retient de cracher son venin au point de m'étrangler.

— Allan, m'en veux pas s'il te plaît. Je te promets que ce sont des gens sympas...
    Je tourne aussitôt mon attention en direction de Solène, qui affiche une mine désolée.
    — Alors toi aussi, tu étais dans la confidence ?
    — On sait que tu as du mal en société, s'explique-t-elle, on ne voulait pas t'effrayer...

Mes yeux se ferment avec force, je me pince l'arête du nez tandis que mes amies argumentent la cachotterie révélée. J'ai du mal à déglutir, dépassé par les émotions qui m'accablent.

Le chahut d'excuses dans lequel elle m'engouffre me fait subitement vociférer :

— Stop, vous ne savez rien ! Vous auriez dû m'en parler, c'est ce que font les amis, ils ne nous mettent pas au pied du mur.

Toutes deux se taisent aussitôt.
    Voilà que toute cette parodie prend soudain tout son sens. Roxanne n'a jamais eu l'intention de passer son été uniquement avec ses deux meilleurs amis. Son besoin de reconnaissance aurait dû m'alerter. J'aurais dû déceler l'entourloupe.

Les poings fermés par la fureur, mes phalanges blanchissent sous la pression. Les lèvres maltraitées par ma dentition, je tente tant bien que mal de camoufler l'angoisse que je me dois de garder en retrait du mieux que je peux.

— Tu as invité combien de personnes ? grommelé-je.
    — Pas beaucoup, je te l'ai dit, trois fois rien.
    — Combien, Roxanne ?
    — Six. J'ai invité six personnes de plus...
    Mes yeux s'écarquillent.
    — Pardon ? Mais qu'est-ce qui t'a pris ? m'insurgé-je. Je vais devoir me coltiner six inconnus durant un mois ?
    Solène intervient :
    — Ce ne sont pas tous des inconnus, il y en a qui sont du lycée !
    Du lycée ? Pitié, faites que ce ne soit pas...

Mon cœur frappe si fort que j'ai du mal à respirer. Il est pris par la terreur de souvenirs qui accaparent mon esprit.

— C'est qui ? Qui est-ce que tu as invité ?
    — Quatre membres du club de foot, une amie qu'on a en commun avec Solène et le mec dont je t'ai parl...
    — OK, tranché-je, soulagé de constater qu'aucune personne à qui je pensais n'est citée.
    Roxanne est sur le point de se justifier, mais je la devance en lui prenant la parole :
    — Tais-toi. Tout ce que tu diras n'arrangera rien.

J'attrape rageusement mon sac à l'entrée avant de m'enfuir dans la seule chambre du rez-de-chaussée. Tant pis si mon attitude suscite des questions auprès de mes amies qui tentent de me retenir et que je repousse. Je suis fatigué de toujours devoir céder aux caprices de Roxanne sans qu'elle ne se soucie de l'impact qu'ils ont sur moi !

— Allan, ne le prends pas mal ! s'exclame la première.
    — Tout va bien se passer, ils sont gentils, continue la deuxième.
    Mais je campe sur ma position :
    — Ça m'est égal, vous m'avez menti ! Laissez-moi, je veux être seul !
    — C'est pas ce que tu crois, s'alarme Roxanne. J'allais te le dire, mais tu...
    Je la coupe en faisant volte-face vers elle, ancrant mes yeux dans les siens :
    — Arrête de t'enfoncer et fous-moi la paix, t'as compris ?

Je ravale toute ma rancœur en claquant la porte et m'empresse de faire les cent pas dans cette chambre que je ne prends pas la peine de découvrir. Mes foulées sont rythmées par les battements de mon cœur qui s'intensifient. Il est temps pour moi de m'asseoir sur le bord du grand lit en bois pour reprendre mes esprits et empêcher ce que je redoute le plus. Mes mains se mettent à trembloter sous les picotements que je ressens jusqu'au bout de mes doigts, je suis incapable d'assouplir mes poings. Je dois canaliser et maîtriser mes émotions, aussi barbares soient-elles.

Ce n'est qu'après quelques longues inspirations par le nez et expirations par la bouche que j'ouvre mes articulations, rougies par la pression de mes phalanges. Je touche mes joues en feu, puis mon nez, brûlant lui aussi, afin de jauger mon niveau de colère. C'est à cet instant précis, celui où j'éprouve la sensation que mon visage disparaît, que je comprends qu'une crise d'angoisse naît au sein de mon corps. J'en ai l'habitude, je sais qu'elle a quasiment fini de s'imposer. Il est grand temps que je recours à ma technique, je prie pour que cela fonctionne même loin de mes repères.

— OK, allons-y..., murmuré-je. Cinq choses que tu peux voir.

Mes iris balayent la pièce qui m'est encore inconnue. Je m'attarde sur la commode où trônent quelques plantes vertes, le tapis en lin crème au milieu de la pièce, l'océan déchaîné que j'aperçois par la fenêtre, les rideaux fluides qui ondulent à cause du vent, puis le miroir sur le mur d'à côté qui reflète la pire image de ma personnalité.

— Quatre choses que tu peux toucher.

Je me redresse du lit en dépit de l'engourdissement de mes jambes, tout en comptant en premier lieu la couverture que je viens de toucher en me relevant. Mes mains tremblantes sont comme des otages qui refusent de coopérer. Je prends mon livre de façon maladroite, manquant de renverser la totalité du contenu de mon sac à dos. Ça fait deux. Je palpe les coussins beiges, et de trois. Je clôture cette étape en déposant mes doigts sur l'abat-jour blanc usé de la lampe de chevet.

— Trois choses que tu peux entendre.

Mes paupières se ferment alors que j'étreins avec fermeté mon bouquin contre mon torse. Je tente de me recentrer. Il ne suffit pas d'entendre un bruit, pas même d'entendre les voix étouffées de mes camarades pleines d'interprétations erronées derrière la porte de ma chambre. Écouter, c'est parvenir à discerner des échos que personne ne distingue, tels les battements d'ailes d'un insecte ou encore le craquement du bois qui se propage en de faibles coups au-dessus de ma tête. D'ailleurs, celui-ci, je le compte comme premier choix. Le son de l'océan s'écrasant contre les rochers me parvient ensuite, puis les roulettes des valises sur le parquet dans la pièce du dessus.

— Deux choses que tu peux sentir.

Je suis obnubilé par les muscles de mon corps qui se crispent, j'ai du mal à noter que ma fréquence cardiaque s'est considérablement ralentie durant mon exercice. En dépit de cela, je continue à m'accrocher à mon seul véritable repère qui est mon roman, comprimé contre ma poitrine. Je respire le parfum du sel de la mer qui m'enivre le nez depuis notre arrivée, puis j'ouvre mon livre à une page hasardeuse afin d'en humer l'odeur d'encre.

— Et enfin, une chose que tu peux goûter.

Je délaisse mon livre sur la table de chevet, ouvre mon sac à dos déposé sur la literie et y plonge la main dans l'intention de trouver quelque chose qui conclurait mon exercice. Je décèle une barre de céréales que ma mère a glissée dans mon bagage à mon insu.

Goût fraise.

Je déteste tout ce qui contient cette saveur, excepté le fruit en lui-même. Je m'affale sur le lit et ouvre l'emballage avant de croquer dans cette dernière étape. L'épouvantable arôme du fruit s'impose à mes papilles et me fait grimacer.
Pour le coup, et malgré son manque d'attention pour mes goûts alimentaires, je songe à ma mère.

Maman. Pourquoi tu n'es jamais là quand j'ai besoin que tu me prennes dans tes bras ?

***

Je reste allongé sans aucune notion du temps, mes Converses noires touchent le plancher et mes bras sont étendus de part et d'autre des couvertures parfaitement pliées. Je médite sur tout ce qui m'a échappé, que ce soit depuis mon départ plus tôt dans la matinée, ou depuis que j'ai découvert, il y a un an et demi de ça, que je suis sujet à des crises d'angoisse plus ou moins sévères.

Je m'en veux. J'aurais dû me douter que Roxanne ne pourrait pas se satisfaire de deux amis dans un cadre aussi idyllique. Depuis quelques mois, elle ne pense qu'à son image et à ce que les autres peuvent penser d'elle.
Finalement, elle n'avait pas besoin de moi.

Je vais me retrouver tout seul, en tête-à-tête avec mes secrets.

Je n'ai jamais évoqué mes crises à Solène et Roxanne, à vrai dire, à personne. C'est pourquoi je comprends que mon entourage puisse ne pas saisir pourquoi je monte excessivement dans les tours, pourquoi je me hâte afin de me cacher, ou m'efforce de ne jamais être dans un lieu bondé de monde.

Ce n'est qu'au bout de quelques semaines – et quelques recherches Internet – que j'ai mis au point la pratique des cinq reconnaissances. Ça m'aide à me recentrer et à me focaliser sur ce qui m'entoure. Cela me permet de ne pas laisser mon cerveau se renfermer sur lui-même pour alimenter mes crises. Je ne sais plus qui est lae psychologue qui a découvert cet exercice, à cet instant, il m'est impossible de réfléchir convenablement.

Je ne pense qu'aux mots de ma mère si souvent répétés : « Allan, ne laisse jamais les autres connaître tes faiblesses, ils s'en serviront contre toi. » Je me rends compte qu'elle a terriblement raison. Mais ça, je ne lui dirai jamais. Si je devais informer mes amies à propos de mes crises d'angoisses, elles ne me considéreraient plus de la même manière. Elles me surprotégeraient, ne verraient en moi que des inconvénients et de la fragilité. Pire, elles m'éviteraient afin de ne pas s'encombrer de mon anxiété.

Mon corps reprend la régularité d'un long fleuve tranquille. J'essaie de discerner ce que je ressens, j'écoute mon corps d'une oreille vigilante. Suis-je en colère contre Roxanne ? Ou parce que, depuis ce qu'a engendré ma rupture avec Clémence, j'ai déclenché ces crises en mécanisme de défense ?

Si seulement j'avais été moins naïf, tout ça ne serait pas arrivé et j'aurais pu rester un mec normal.

Je sors de mon sac à dos un carnet vêtu d'une couverture à l'effigie du Petit Prince, usé par le temps, mais surtout par tous les endroits où je l'emporte. Autrement dit, en tous lieux. Il est mon registre des émotions où je mentionne tout ce qui me passe par la tête, et parfois par le cœur.
En ce jour chaud de mi-juillet, je commence à noter :

Pas vraiment satisfait, je gribouille ma note afin de repartir de zéro :

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