Chapitre 19 › Un vœu qui ricoche

Installé côté fenêtre dans le train qui nous mène au centre-ville, j'ai repris ma lecture du moment. Habituellement, je l'aurais déjà terminée depuis un moment, mais mon esprit est occupé ailleurs.

Vincent porte un tee-shirt beige, ça le change de ses débardeurs et ça lui donne un petit air de mauvais garçon sans l'être, avec sa casquette d'où débordent ses courtes boucles sous sa visière. Il installe son menton fraîchement rasé contre mon épaule et, étonnamment, je le laisse faire. Ses yeux se posent sur les pages jaunies de mon bouquin, je crois qu'il observe mon index comme marque-page qui amadoue le vieux papier.

Mon regard nage entre les mots de mon livre : « Il n'est rien de plus lourd que la compassion. Même notre propre douleur n'est pas aussi lourde que la douleur co-ressentie avec un autre, pour un autre, à la place d'un autre, multipliée par l'imagination, prolongée dans des centaines d'échos*. »

Ce passage me donne un coup dans le cœur. Je relève mon visage en direction du paysage qui défile à toute allure à travers la vitre et repense à mon égarement avec Camille.

J'ai mal de ne pas réussir à en parler à Vincent. L'idée de le blesser me donne envie de souffrir durant des siècles. Je n'ose déjà pas lui demander s'il a trouvé la pierre sur l'oreiller et s'il l'a appréciée... Il ne m'en a fait aucun retour, comme s'il ne l'avait pas vue.

Vincent se redresse sur son siège, étire ses omoplates et me sort de mes songes :

— C'est dommage qu'on n'ait pas pu aller visiter le vieux village.
    — Oui. Mais on aura encore l'occasion d'y aller. Enfin, j'espère...

Par mégarde, mes derniers mots ont été pensés à voix haute.
J'imagine dès lors une vie sans Vincent. Pire que ça, une vie où Vincent me déteste !

Je dois me rattraper, alors je lui adresse un faible sourire pour le rassurer et ajoute plus gaiement :

— On se rattrapera la prochaine fois.
    — J'adore quand on se rattrape, me confie-t-il, bousculant doucement mon épaule de la sienne.

L'angoisse disparaît aussitôt.

Si on m'avait dit, il y a un an, qu'un être humain deviendrait mon antidépresseur, j'aurais sûrement ri aux éclats. Jusqu'ici, seuls les livres m'aidaient. J'ai tout appris avec eux, tout, sauf comment se comporter avec quelqu'un qui nous fait perdre nos moyens. Je garde l'espoir que Kundera et son roman L'Insoutenable légèreté de l'être m'élèveront assez haut pour m'apprendre à aimer correctement quelqu'un.

— Tu lis souvent, constate Vincent.
    — Je lis tout le temps.
    Il pince ses lèvres.
    — Ça m'a jamais trop attiré la lecture, confit-il. De quoi parle ton livre ?

Je le regarde et j'aimerais lui répondre qu'il parle de lui, de nous et de comment je vais pouvoir éviter de le blesser. Je veux lui dire, mais le train arrive à son terminus.

Nous déambulons lourdement dans les rues de la ville en bord de mer, étouffés par la chaleur cuisante. Il y a du monde, tant d'âmes me frôlent, mais la seule que je désire et qui me guide est celle de Vincent marchant devant moi. Je m'arrête devant un stand de livres exposés sur la grande place du marché.

Vincent ne me voit pas et poursuit sa route. Je le rattraperai plus tard, incapable de résister aux ouvrages étendus sur l'étale du libraire. Un titre captive toute mon attention : Fou de Vincent, par Hervé Guibert.

Lire ces trois mots me provoque un sourire spontané. Je poursuis mon observation en caressant les couvertures des bouquins poussiéreux du bout des doigts quand je lis un autre titre qui attise ma curiosité : What Every Man Thinks about Apart from Sex ?**

L'auteur est Sheridan Simove, un nom qui m'est inconnu. J'ouvre le livre et m'étonne de n'y trouver que des pages vierges. À quoi m'attendais-je ? Je pouffe, me moquant de ma naïveté. J'ai eu l'espoir qu'il y aurait quelque chose d'intéressant à dire à ce sujet. Moi, je suis un homme et il y a bien une chose, outre le sexe, à laquelle je ne cesse de songer...

À l'abri des regards, je sors un stylo de la poche avant de mon sac à dos et ouvre une page blanche au hasard.

Sans traîner, j'y inscris ces quelques mots :

Je signe d'un absurde croquis de coquillage sur le côté avant de refermer le livre que je remets à sa place, sans m'attarder plus longtemps à cet endroit.
    J'aime l'idée qu'un jour quelqu'un l'achètera et y découvrira l'amitié d'un bel été.

***

Je retrouve Vincent devant la devanture d'une supérette. Il a acheté les boissons tant convoitées par nos camarades et il pianote sur son téléphone, l'air soucieux.

Je m'arrête à sa hauteur et il s'exclame :

— Ah, t'es là ! J'étais justement en train de t'écrire.
    — Excuse-moi, j'ai vu des livres et je me suis senti obligé de m'arrêter, expliqué-je innocemment, plantant mes dents dans la pulpe de ma lèvre.
    Il fait mine d'être soulagé et ajoute d'un ton taquin :
    — Ouais, c'est ça. Dis plutôt que t'avais pas envie de te coltiner la corvée des boissons !

Il rit de sa blague tandis que je roule des yeux.

Privés de randonnée, nous décidons de profiter du lieu et rejoignons une grande fontaine un peu plus loin. J'en profite pour me rafraîchir d'un coup d'eau sur mon visage avant que nous nous installions au rebord du point d'eau. Vincent s'avance à brûle-pourpoint jusqu'à moi, les boissons posées entre nos jambes, il me donne un coup d'épaule.

Je le questionne du regard, m'essuyant le menton après avoir bu dans la bouteille que j'ai apportée.

— Tu ne m'as pas répondu, rouspète-t-il.
    — À quoi donc ?
    Mes sourcils se froncent.
    — De quoi parle ton livre ?

J'aurais aimé qu'il oublie.

Je ne réponds pas tout de suite, j'ai besoin de prendre une légère inspiration avant d'apaiser sa curiosité. Mes mains brossent mes cuisses pour me débarrasser de poussières imaginaires.

— C'est l'histoire de plusieurs personnes que l'on découvre à travers leur manière d'aimer. Mon couple préféré est Tereza et Tomas. Ils sont, en quelque sorte, les personnages principaux.

Parler de mes lectures m'intimide, elles en disent beaucoup trop sur moi. Mon anxiété est témoignée par l'une de mes jambes qui remue activement.

— Ça a l'air plutôt profond comme sujet.
    — Mmh. Ça fait réfléchir.
    Vincent insiste :
    — C'est quoi ce qui te plaît dans ce bouquin ?
    Je ris nerveusement à sa question, haussant mes épaules voûtées.
    — Je ne sais pas ce qui m'a attiré. Je l'ai acheté, c'est tout. Puis j'ai commencé à le lire et, je ne sais pas... Il y a un passage qui m'a profondément marqué, lui avoué-je.
    — Lequel ?
    Je mords mes lèvres avant de répliquer.
    — Tereza est follement amoureuse de Tomas et lui est dévouée. Tomas l'aime aussi, mais... il aime tout autant sa liberté. Il la trompe, elle le sait, seulement, elle se ment à elle-même. Un jour, elle découvre une lettre de sa maîtresse dans le bureau de Tomas. Cette dernière lui écrit qu'elle aimerait faire l'amour avec lui au beau milieu d'une pièce où tout le monde pourrait les regarder sans pouvoir les toucher.
    — Drôle de femme, commente-t-il.
    Un léger rire m'échappe. Stressé, je trifouille mes doigts, m'arrache la peau.
    — Ouais, c'est clair, confirmé-je. Le soir même, Tereza simule un cauchemar. Elle hurle, Tomas la rassure comme il peut. Elle lui explique que dans son rêve, il faisait l'amour avec une femme et qu'elle en était spectatrice, qu'elle ne pouvait pas l'atteindre et qu'il ne l'entendait pas. Sa peine était si intense qu'elle s'enfonçait des aiguilles sous les ongles afin de remplacer sa douleur intérieure par une autre, physique. Tomas a vite compris le subterfuge. Alors, il l'a accusé d'avoir fouillé dans ses effets personnels. Elle lui crie de la flanquer à la porte si ça ne lui convient pas.

Je marque un temps de pause avant de continuer, ému par cette scène qui m'a bouleversé.

— Mais Tomas ne le fait pas, dis-je, les yeux emplis de larmes. Il prend ses mains et les embrasse avec tendresse.

J'inspire en douce afin de dénouer ma gorge et d'apaiser ce qui est remonté à la surface. Je ne lui ai pas seulement expliqué de quoi parle cette histoire, je lui ai révélé l'un de mes secrets les plus inavouables : mon envie de trouver cette personne qui embrassera mes mains dès que je m'enfoncerai des aiguilles sous les ongles.

Vincent se tait et instaure un silence que je ne tarde pas à briser d'une voix chargée d'émotions :

— Pour toi, c'est quoi l'amour ? Comment on fait pour aimer correctement quelqu'un ?

Je contiens mon souffle, tournant mon attention vers son visage, à la recherche de son regard. Je constate son expression déstabilisée, mais je suis subjugué par la teinte orangée de ses iris qui m'attire tel un aimant.

Son intérêt bifurque un instant vers mes mains que je rétracte subitement entre mes jambes.

— Il n'y a aucune façon correcte d'aimer, Allan. L'amour est un miroir qui s'ouvre vers le cœur, on aime comme nous aimerions être aimés. Nous avons tous le même mot pour dire que nous aimons quelqu'un, mais nous le vivons, nous le ressentons et nous le faisons chacun à notre manière. Alors, si tu me le permets...

Vincent saisit doucement mes poignets et glisse ses doigts jusqu'à ce que mes mains soient prises entre les siennes. Je me sens trembler, secoué par les battements qui se déchaînent dans ma poitrine. Je crois sentir mon cœur s'évanouir au premier contact des lèvres de Vincent qui se mettent à embrasser mes phalanges. Mes yeux absorbent chaque détail, ma peau savoure chaque baiser.

C'est donc ça, sa manière d'aimer ? Des débris de mon cœur, il en fait un royaume.

Il finit par redresser son dos courbé, prenant le soin d'être délicat au moment de relâcher mes paumes. J'aurais voulu que ces secondes soient des heures.

— En tout cas, ça m'a l'air d'être un très beau livre, concède-t-il.

Je me tais, renversé par les événements. Je suis incapable de le regarder sans que mes pommettes prennent feu, trahissant mon désir de goûter à ses lèvres d'une tout autre manière.

Je tente tout de même d'articuler une phrase :

— On... On devrait peut-être rentrer.

On devrait peut-être s'embrasser.

Vincent plonge sa main dans la poche de son bermuda, en sort une pièce de monnaie et me l'offre aussitôt.

— On va y aller, dit-il. Mais avant ça, fais-moi plaisir, fais un vœu en tenant la pièce entre dans tes mains, puis lance-la dans la fontaine.
    Mes yeux ricochent entre la pièce qu'il me tend et lui.
    — Quoi, comme vœu ?
    — Ce que tu veux. Sache juste que ce n'est pas la pièce qui fait la chance, mais l'intention que tu lui confies en faisant ton vœu.

Je saisis la pièce de monnaie et m'interroge sur ce que je désire le plus au monde.

Me libérer du monstre de mes angoisses.

Mon corps pivote vers la fontaine. Je prends le temps d'observer un peu plus ses détails avant de formuler mon vœu : un vase tenu par une femme est taillé dans la pierre blanche, donnant l'effet qu'elle verse l'eau en continu.

Ce que je souhaite, c'est que la vie puisse renvoyer à Vincent toutes les bonnes intentions qu'il a eues en m'offrant cette pièce. Rends-lui ses souffrances plus faciles à surmonter et retiens-le de se mettre des aiguilles sous les ongles.

Je rouvre les yeux, que j'avais fermés, et lance la pièce dans l'eau. Je regarde sa chute jusqu'au fond de la piscine aux carreaux de mosaïque.

J'aurais pu mettre un terme à mon anxiété, mais j'ai préféré choisir Vincent. Je voulais lui dédier ce vœu, car seuls ceux qui ont vraiment connu la souffrance sont capables de gestes aussi bienveillants que les siens.


*Tiré du livre de Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être
**À quoi tout les hommes pense-t-il en dehors du sexe ?

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