Chapitre 18 › Mouiller le filtre et noyer mon cœur
La nuit fut courte. Bien que je manque cruellement de repos, il m'a été impossible de me rendormir après le premier chant des oiseaux. Vincent parlait dans son sommeil et ne cessait de marmonner des choses incompréhensibles tout en gigotant, se retournant sur le ventre toutes les vingt minutes. Je l'entendais, mais mon épuisement m'empêchait de comprendre ce qu'il disait. Tout ce dont je me souviens ne sont que des fragments de mots, entrecoupés d'un souffle fort.
Ou peut-être l'ai-je rêvé, perturbé de m'être assoupi à ses côtés.
Je n'ose pas ouvrir les paupières, timoré par ce que je pourrais trouver. J'ai une peur atroce de trouver l'image de Vincent endormi trop appréciable.
Le bout de mes phalanges tâte les draps, ils sont semblables aux miens. La brise du matin effleure ma jambe en dehors de la couverture et soulève avec elle l'odeur du pétrichor qui embaume la pièce et captive mes narines. Je songe à ce que dissimule le torse de Vincent quand le lit se remet soudainement à bouger à la suite d'un de ses énièmes changements de position. Ça me motive à prendre le risque d'ouvrir les yeux. Je découvre ainsi mon partenaire de nuit encore profondément endormi, la tête appuyée sur l'oreiller et les bras dessous. Bien entendu, il ne s'est pas retourné. On dirait qu'il a programmé son cerveau pour éviter de s'allonger sur le dos. Mais qu'est-ce qu'un torse peut bien cacher de si inavouable ?! Ça en devient ridicule !
Une cicatrice, peut-être. Ce serait plausible.
De l'acné, ou bien une dépigmentation de la peau dont il aurait honte ?
Mieux encore : un troisième téton qui le complexe.
Aucune de ces options ne changerait quoi que ce soit au regard que je lui porte ni à l'attachement que j'éprouve. C'est pourquoi je ne comprends pas pourquoi il ne me met pas dans la confidence. Toujours est-il que, moi aussi, je lui cache bien des choses.
Je souffle d'ennui et bifurque mon attention vers mon voisin, étonné de constater la quiétude qui émane de son visage endormi. Il en abandonne ce tic de froncer les sourcils, qui lui donne habituellement l'air de chercher à décrypter tout ce qui l'entoure.
Les premiers rayons du soleil viennent s'étendre sur son dos dénudé. Vincent est le plus beau lever de soleil qu'il m'ait été donné de voir.
Mon ventre gargouille. J'aimerais aller petit-déjeuner, mais je n'ose pas déranger Vincent après la nuit agitée qu'il vient de passer. Je réfléchis à ce que je pourrais manger lorsqu'une idée me vient à l'esprit et me pousse à me lever, pressé de la mettre en pratique. D'un pas léger, je quitte la chambre pour rejoindre la mienne, plus froide que celle que j'ai pu partager cette nuit.
J'ai un but bien précis en fouillant les différents compartiments de mon sac à dos, puis toutes les poches de mes vêtements. Mon cœur est pris de panique quand, enfin, je mets la main dessus. Je pousse un soupir de soulagement en saisissant la pierre sur laquelle j'ai dessiné pour Vincent.
Je la tourne entre mes doigts, inquiet à l'idée de lui donner. Pourtant, il le faut, car je n'aurai jamais les mots pour lui dire à quel point il est une chance dans ma vie.
Je retourne dans sa chambre avec autant de précaution que lorsque je l'ai quittée. Je m'approche du lit où Vincent dort encore, attiré par la lumière du jour qui s'étend sur son dos et déborde sur la place que j'ai occupée. L'air se bloque dans ma poitrine, je m'interroge sur la valeur de mon présent que je dépose sur l'oreiller inoccupé.
Le ventre noué, je quitte la pièce avant de changer d'avis.
Dans mon dos, une voix chuchote :
— Salut, Allan.
Mon corps bondit de surprise. Je me retourne aussitôt et identifie Solène, accompagnée de Jade. Je témoigne d'une main sur mon cœur qui a du mal à ralentir sa cadence, chuchotant à mon tour :
— Ça ne va pas de venir en catimini comme ça ? Tu m'as fait peur !
Elles pouffent, je grogne.
— Désolée ! Qu'est-ce que tu fais ici ?
Elles arrêtent leur regard sur mon autre main qui relâche la poignée de la porte de chambre. Pris sur le fait accompli. Un coup de stress m'envahit.
— Rien. Je cherchais la salle de bains.
Solène plisse les yeux.
— Pourquoi ? T'en a une en bas.
Merde, je n'ai pas pensé à ça.
— Je..., bredouillé-je. Je n'ai plus de dentifrice.
— Je peux t'en prêter, intervient Jade. Il est à la fraise.
Évidemment, il fallait qu'il ait ce goût-là.
Je force un sourire.
— Merci. C'est... gentil, mais je viens de me rappeler que j'en ai un autre dans mon sac, mens-je. Je suis vraiment tête en l'air !
***
L'orage n'a fait aucun dégât, si ce n'est de m'avoir contraint à passer la nuit avec Vincent.
Je verse mes mueslis chocolatés dans un bol, pendant que les filles font des messes basses en arrière-plan. Elles sont couvertes par les bruits de la cafetière qui goutte, des tiroirs qui s'ouvrent à en bousculer les couverts et de la porte du réfrigérateur. Je serais naïf de croire que Jade est capable de tenir sa langue et qu'elle ne va répandre aucune rumeur.
Maintenant, je m'en fiche. Elle peut bien raconter ce qu'elle veut à mon sujet ou ce qu'elle a cru voir. Rien ne pourra salir ma première nuit avec Vincent et la vue de son sublime visage lorsqu'il dort.
Je lui dérobe d'ailleurs un kiwi venu tout droit de sa réserve personnelle. Maintenant que nous avons partagé un lit, il peut bien partager ses fruits ! Je m'installe autour du plan de travail où les petites curieuses sont assises et entame mes céréales. Devant elles sont posées deux tasses à café.
Sans artifices, le visage de Jade se révèle plus doux, moins corrompu par ce qu'elle pense qu'elle doit être. Mes yeux longent ses bras à moitié dissimulés sous un large tee-shirt. Jusqu'ici, je n'avais jamais fait attention à leur apparence chétive. En y repensant, je me dis que ce que Jade a perçu dans mes dessins n'est pas la possibilité que je puisse être gay, mais sa propre incapacité à assumer, d'une quelconque façon, qu'elle n'est qu'un dauphin qui essaie de nager parmi les requins afin de ne pas être mis à l'écart.
Jade s'éclaircit la gorge, puis brise le calme :
— Et sinon, vous avez bien dormi ?
— J'ai eu du mal avec l'orage, c'était chiant ! répond aussitôt Solène.
Je les ignore délibérément.
Mon portable posé à même la table, mon index fait défiler un documentaire sur Munch. Quelques gouttes de lait salissent le plan de travail lorsque j'approche la cuillère de ma bouche, trop absorbé par ce que je lis sur le peintre.
Décidée, Solène revient à la charge.
— Et toi, Allan ?
Je réponds à peine, désintéressé.
— Mmh.
Je repousse un peu plus loin mon bol vide, puis m'attaque au kiwi que j'ai coupé en deux au préalable. Je désire récupérer ma cuillère pour commencer ma dernière collation lorsque Solène la saisit avant moi et me contraint à lever les yeux vers elle.
— T'as dû avoir peur, pas vrai ? Tu détestes l'orage.
Je hausse les épaules, puis récupère mon dû.
— Je déteste ça moi aussi, ajoute Jade. Tous ces grondements et ces lumières flippantes... Un vrai film d'horreur ! D'ailleurs, je me rappelle que quand j'étais petite, j'allais souvent me réfugier dans la chambre de mes parents.
Solène surenchérit :
— Ouais, pareil. Une fois en colo, il y eut un orage avec une pluie battante ! J'ai tellement eu les jetons que je suis allée dormir dans la tente d'une copine !
Je fais mine de ne pas les entendre. Elles attendent que je leur explique pourquoi je n'étais pas dans ma chambre ce matin, mais je n'en ferai rien.
Solène s'agace de mon silence :
— Allaaaan... Je te parle !
— Quoi ? Ah, ouais, désolé.
J'aspire brièvement le jus du fruit coulant au bout de mes doigts avant de revenir au sujet d'une voix acratopège :
— Tu sais, George Sand disait : « Le repos est un rêve ; la vie est un orage. »
La citation est adéquate face au sujet qu'elles cherchent à aborder avec moi. Ça m'amuse de voir si elles vont en comprendre la subtilité ou non.
Je reprends mon téléphone après avoir débarrassé ce que j'ai dérangé et leur adresse un dernier sourire avant de me retirer, amusé de constater leurs têtes dépitées.
***
C'est sur la terrasse que je retrouve ma tranquillité. J'allume ma première cigarette de la journée avec la vue sur la mer.
Assis dans un fauteuil de jardin confortable, je ferme mes paupières au son mélodieux de l'océan et bascule ma tête en arrière, délaissant mes cheveux dans le vent. La question que je m'étais posée dans le train qui m'a amené ici me revient en mémoire.
Lorsque la destination est atteinte, que nous reste-t-il ?
Ma clope danse entre mes lèvres, j'en tire des bouffées de fumée sans même la toucher de mes doigts. Les yeux clos, je profite de l'instant quand, sans que je m'y prépare, la cibiche m'est volée par un intrus.
Je me retourne dans un mouvement vif et préviens d'une voix forte :
— Non ! Je mouille...
Je me fige à la vue de Vincent fumant ma cigarette et en oublie le reste de ma phrase.
Il libère la fumée dans l'air, un rictus figé au coin de sa bouche. L'embarras s'empare de moi, mes mots portent à confusion, comme une virgule mal placée dans une phrase.
— Le filtre... J'ai tendance à mouiller le filtre.
Je bégaye presque, conscient qu'il est trop tard pour rattraper le coup.
Il pouffe tout en aspirant une autre bouffée de nicotine qu'il finit par me souffler au visage. Je grimace et la disperse de ma main, n'assimilant pas son geste. Je m'apprête à râler, mais il ne m'en laisse pas l'occasion :
— Si ça te tente, j'ai lu cette nuit qu'il y a un vieux village encore authentique pas loin d'ici. On pourrait aller y faire un tour.
Cette nuit ?
Était-ce avant que je ne le rejoigne ? Ou bien a-t-il consulté l'office du tourisme de la région avant de se lever, histoire de trouver quelque chose à me dire afin d'éviter la question as-tu bien dormi ?
Mes dents mordillent mes lèvres, je me balance sur ma chaise, comme pour distraire mon esprit vers autre chose.
— Mmh, marmonné-je en me rappelant que, par cette réponse, je lui laisse le choix de décider de notre journée.
Il me regarde avec un sourire que je ne saurais décrire, un peu équivoque, un peu trop sûr de lui, genre tête à claques.
L'arrivée de Maxence et de Nicolas, accompagnés de Camille et de Gabriel, vient couper court à notre conversation. Je m'enfonce dans le fauteuil, voir Vincent et Camille l'un à côté de l'autre me donne envie de prendre la poudre d'escampette. Je sens mes joues se réchauffer de crainte. Mes yeux fixent le sol par peur que mon regard en dise plus que ce que ma bouche ne veut en dévoiler.
Nicolas rompt le silence :
— Vous venez à la fête foraine, ce soir ?
Je me raidis quand la main de Gabriel se pose contre mon épaule et la presse entre ses doigts.
— Croyez-moi, dit-il. Il ne faudra absolument pas louper ça.
— Il faut aussi retourner acheter des boissons pour l'after, reprend Nicolas.
Mon attention s'oriente vers Vincent qui porte un regard noir sur Gabriel. Ce dernier finit par enfin me lâcher. J'ai du mal à croire qu'ils ont été meilleurs amis.
Camille se tourne vers nous, mon cœur panique :
— Tu peux t'occuper de l'alcool ?
Il s'adresse directement à Vincent.
Je l'imagine demander ça par message, il aurait complété par un émoji bières qui trinquent, smiley avec lunettes de soleil, smiley qui vomit et des flammes. Mon regard croise celui de Vincent qui relève le menton pour connaître mon avis. Je hoche la tête, un rictus engagé sur mes lèvres à l'idée qu'il puisse me consulter avant de prendre une quelconque décision.
Il hausse les épaules en se retournant vers nos colocataires.
— Pas de problème, on s'en occupe.
Je ne sais pas pourquoi nous avons eu cette réaction, mais lorsque les garçons se sont retirés, Vincent et moi avons éclaté de rire. C'était comme un cadeau de lui à moi.
Je n'oublierai jamais la sonorité de nos rires à l'unisson.
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