Chapitre 15 › La douche froide
Mon téléphone affiche 7 h 22. J'ai passé l'entièreté de ma nuit à analyser le compte Instagram de Camille à la loupe après l'avoir gentiment refoulé. Impossible de continuer en ayant Vincent en tête. À présent, je connais son profil sur le bout des doigts, la moindre de ses descriptions, de ses hashtags, le plus petit détail sur ses photos et même leur année de publication. Le pire dans tout ce temps gâché, c'est que je n'ai même pas trouvé la moindre attirance que je recherchais à tout prix. J'ai même été jusqu'à faire marcher mon imagination, mais cet abruti de Vincent s'amuse à squatter ma tête.
Ce matin, je suis frustré de ne pas réussir à ressentir d'envie pour le premier garçon à avoir posé sa bouche sur ma peau. Je ne sais pas vraiment où ranger mes émotions. Tout en moi se bouscule, se heurte, sans jamais se stabiliser. Ai-je aimé ce qui s'est passé ? Pourquoi n'ai-je pas éprouvé de désir pour Camille alors que ma peau frissonnait ? Pourquoi Vincent est-il venu me hanter dans un tel moment ?
Et surtout, ça m'était complètement sorti de la tête, mais... est-ce que Camille aime les garçons ? Qui d'autre le sait ?
Je vide mes poumons dans un soupir qui en dit long sur le désordre que sont mes pensées.
La disposition de mes draps est la preuve de ma nuit agitée. Mes yeux pleurent et me brûlent, en cause l'écran lumineux de mon téléphone que j'ai eu la bonne idée de fixer pendant des heures. L'avant de mon corps se redresse pendant que mes mains massent mon visage dans l'espoir que celui-ci se réveille.
Mon attention est attirée par un coin de mon carnet qui dépasse de sous l'oreiller inoccupé. Je l'avais oublié depuis la fois où Vincent a voulu me le dérober. C'est à mon tour de le tourner entre mes mains afin d'y observer la couverture. Les pages se tournent naturellement jusqu'à la dernière fois où j'y ai déposé de l'encre. J'ai bâclé mon histoire sur la mare aux têtards que nous avons découvert ensemble, mais le souvenir est intact.
Un rictus se dessine sur mes lèvres. J'attrape maladroitement mon sac à dos depuis ma position afin de chercher de quoi écrire, mon carnet posé sur mes jambes en tailleur. J'arrache une nouvelle fois le capuchon de mon stylo à l'aide de mes dents et, cette fois-ci, je le garde entre mes lèvres.
Une courte note que je dissimule aussitôt.
Et maintenant, que vais-je faire de tout ça ?
Socrate disait : « Connais-toi toi-même. ». Mais pour ça, il faudrait vivre toutes les expériences. Alors, est-ce que cela relève de l'impossible ? J'aimerais me rencontrer, me voir comme un ami qui viendrait constater le changement après des années d'absence. Je me plais à croire qu'il y a, quelque part, ici ou dans une autre dimension, une version de moi-même moins angoissée, plus sûre d'elle, qui ne se pose pas de questions.
Une seconde me suffit pour balayer la pièce aux couleurs du soleil levant. Les premiers jets de lumière de la journée éclairent le plancher de la maison. Il n'y a pas de bruit, tout est calme et encore endormi.
La porte de la salle de bains grince sous mon coup de main. Je baisse ma garde, vu l'heure matinale à laquelle je m'expose après seulement deux heures de sommeil. Mon corps fatigué se traîne jusqu'au grand miroir, mais je ne consens pas à observer mon propre reflet. Je m'ignore, incapable de m'affronter. Les Shadoks et le reste de mes vêtements rejoignent négligemment le sol. Je fais couler l'eau de la douche et contrôle la température avec mes mains. Crescendo, je me faufile lentement sous la chaleur de l'eau et m'accorde une pause.
Mes paupières se ferment, mes bras viennent envelopper mes hanches dans une étreinte à moi-même. Le flot ne cesse de couler et, de mon côté, je ne cesse de tout enserrer en moi. À la maison, j'ai tendance à prendre plusieurs douches par jour, des très longues pour que je puisse tout effacer dans ce corps où tout n'est que désordre. Ma mère déteste ça. Je l'entends hurler du bas des escaliers, me menaçant de couper l'eau chaude si je ne me dépêche pas de sortir. Elle ne comprend pas, elle ne pourra jamais entrevoir à quel point son petit garçon a parfois des envies de s'éteindre sans jamais plus se rallumer.
Dans ces moments de désespoir, il m'arrive de m'adresser à Dieu. Je lui parle à un ami d'enfance. Pour moi, Dieu, c'est un peu la connaissance qu'on a au lycée, et dont on se sert seulement quand nos potes sont absents. C'est le copain qu'on apprécie de loin, celui avec qui l'on ne se voit jamais traîner parce qu'il est un peu trop décalé, ou alors parce qu'il sort des blagues gênantes. Toutefois, on adore l'emmener au self, ou encore pour aller fumer une cigarette devant la grille quand on est seul.
C'est le bouche-trou.
Dieu, c'est le pote qu'on évite toute l'année parce qu'on n'arrive pas à croire une seconde que son existence puisse avoir un quelconque impact sur notre vie. Et pourtant, c'est ce même camarade qui, lorsque tu te retrouves isolé, n'hésite pas à t'aider.
Au grand regret de ma Nonna, je ne connais aucune prière et je n'ai jamais été à la messe le dimanche. Mais, étrangement, son existence me semble plus réelle que la mienne.
Là encore, sous l'eau chaude, c'est à ce camarade que je m'adresse à voix basse :
— Un petit coup de main ne serait pas de refus. J'ai le cerveau dispersé et le reste du corps en vrac, alors s'il te plaît, éclaire-moi un peu.
Envoie-moi un signe, n'importe quoi !
L'eau longe toujours mon corps, le soleil continue de se lever, la mer frappe encore les rochers, et moi j'attends.
J'attends longtemps.
J'attends jusqu'à ce que le crissement de la porte que j'ai oublié de verrouiller se fasse entendre.
— Salut, Allan.
Mes yeux s'écarquillent de surprise au son de la voix de Vincent qui pénètre la salle de bains. Caché derrière les parois de la douche embuée, je devine ses gestes au bruit de la lunette des toilettes qui se soulève. Il se soulage sans aucune gêne à mes côtés, alors qu'il aurait pu faire son affaire à l'étage.
Je lève les yeux vers le ciel afin et chuchote :
— Sérieusement ? C'est ça, ton message ?
La chasse d'eau retentit dans la pièce et s'ensuit du robinet du lavabo. Tout ce que je souhaite, c'est qu'il quitte cette pièce. Mais comme s'il lisait dans mes pensées et qu'il avait décidé de me mener la vie dure, il se met à se brosser les dents.
Il faut que je sorte de là.
J'ai prévu de l'éviter toute la journée, de ne pas lui adresser la parole. D'ailleurs, je ne compte même pas le saluer ! S'il ne veut pas partir, c'est moi qui le ferai. Le seul bémol, c'est que je suis entièrement nu et que, pour m'enfuir, il va bien falloir que je pointe le bout de mon nez hors d'ici.
Je me savonne sans tarder, les mains tremblantes et le cerveau fumant, à la recherche d'une idée lumineuse capable de m'ôter de ce pétrin.
— T'en as encore pour longtemps ? demande-t-il.
Je devine sa bouche encore pleine de dentifrice. On dirait ma mère qui essaie de me chasser de la salle de bains.
Je lui réponds d'une voix volubile :
— Je ne sais pas. Prends la salle de bains du haut !
Mon dos se colle contre le fond de la douche, loin des portes pouvant s'ouvrir à Vincent qui, manifestement, ne me laisse pas indifférent. Cela le rend encore plus effrayant que n'importe quel autre être humain que je côtoie.
Mes bras s'attrapent l'un l'autre afin de se reposer contre mon torse où un jet d'eau coule à flots jusqu'à mon nombril. Il se rince la bouche, crache une, deux, trois fois dans l'évier. Ensuite, il ricane avec une demi-heure de retard sur ma dernière réponse.
Ça l'amuse, mais moi pas.
Il me relance.
— J'avais pas envie de réveiller tout le monde.
Je roule des yeux.
— Puis je savais que tu étais debout, poursuit-il.
— Ce n'est pas une excuse. Tu aurais pu attendre.
— Pourquoi ? Tu me caches des choses, Morelli ?
Mon souffle se bloque dans ma gorge au souvenir de ma soirée avec Camille.
— Laisse tomber, abandonné-je.
Je fais moins l'espiègle pour le coup.
Je croyais que mon amitié avec Vincent me faisait du bien, mais c'est tout le contraire. Comme dans une panière de linge sale, il m'ajoute une tonne de questions par-dessus toutes les autres, alors que je ne dispose pas de machine à laver.
Je le scrute à travers la vitre embuée qui nous sépare. Je n'ai aucun mal à reconnaître les couleurs de son short bleu marine aux bandes blanches sur le côté. Par contre, je cligne plusieurs fois des yeux afin de faire la mise au point sur son buste qui ne porte pas de vêtement. Mon cœur loupe un battement. J'ai la soudaine envie incontrôlable de vouloir effacer la buée pour en découvrir un peu plus. Ses épaules rougies, ses pectoraux que j'ai maladroitement devinés à même le tissu de son marcel, son nombril. Je l'ai tant de fois imaginé sans ce vêtement, et il est là. Juste là, derrière cette fine barrière qui nous sépare. La possibilité de déceler ce qu'il ne montre à personne est enfin à portée de main. Il suffirait d'entrouvrir la porte et de jeter un simple coup d'œil curieux afin de découvrir ce qu'il cache depuis des semaines sous ses débardeurs.
Mais tout ça a un prix qui me fait comprendre pourquoi il m'a coincé sous l'eau. Vincent ne se révélera pas tant que je ne le ferais pas. Il ne veut pas d'une simple amitié, il veut que nous ne laissions aucune place au doute, que nous soyons mis à nu face à l'autre.
Là encore, il est en train de tout contrôler. Il doit jubiler de l'embarras que cela crée en moi, jusqu'à s'en ressentir au son de ma voix. Je ne comprends pas pourquoi il aime tout dominer, et moi en particulier.
Il est temps de couper l'eau.
J'entrouvre d'à peine quelques centimètres la porte qui peut mener à ce que je désire le plus à cet instant même, mais, à la place, je tends la main en dehors et réclame d'une voix qui se casse :
— S'il te plaît, donne-moi ma serviette et va-t'en.
Il y a comme une atmosphère de tristesse au renoncement et de déception qui voile la pièce. Ma main tendue est presque sèche au moment où il dépose la serviette dans ma paume. Ses doigts prennent le temps d'accorder une caresse à mon revers, un geste qui me fait aussitôt frissonner et emballe mon cœur.
Une boule remonte dans ma gorge au son de la porte qui se referme. Je viens de repousser au plus loin la seule personne que j'ai envie d'avoir au plus près de moi.
J'ai du mal à me l'avouer, mais si je suis retourné jusqu'au village où notre amitié est née, c'est parce que je ne pouvais pas passer la journée avec lui et qu'il fallait que je me rattache à quelque chose qui nous lie. Parce que j'ai besoin de combler le vide qu'il laisse, et que lui rapporter cette création lui aurait prouvé qu'il occupe mieux l'espace en étant absent que présent.
Même si je ne veux pas le voir, j'ai conscience que j'ai cherché durant toute la nuit un quelconque désir pour un autre garçon, tout en sachant que je n'en aurais aucun. Que même avant que tout cela se produise, je pensais déjà à Vincent. Je me mentais si bien que j'ai douté de moi-même. Mais au fond de moi, je sais que je me suis servi de Camille pour assouvir une envie que je n'ose pas regarder en face.
L'avoir vu avec Roxanne m'a fait ressentir pour la toute première fois de ma vie un sentiment capiteux, si fort que je me suis infligé une crise d'angoisse de haut niveau.
Je ne peux pas continuer ainsi. Il faut que je lui dise.
Il faut qu'il sache à quel point il est important pour moi.
Je peux continuer à me détruire toute ma vie, mais laisser Vincent penser qu'il n'a aucun impact sur moi n'est pas discutable.
***
Je n'ai pas ressenti ça depuis longtemps ; la sensation que tout est en cataclysme, le besoin de remettre de l'ordre autour de moi pour me lancer dans les meilleures conditions possibles. C'est ma façon d'appréhender la peur, je m'accorde un gain de temps, car je redoute la chute.
Le chalet prend vie de l'autre côté de la porte de ma chambre. J'ouvre toutes les fenêtres en invitant le monde à venir purifier l'air de la pièce. Je m'active à remettre de l'ordre en commençant par mon lit. En pensée, je suis en pleine conversation avec moi-même. Ma conscience prend la fuite à la suite de deux coups de poing à ma porte, me signalant la présence de je ne sais qui encore.
Mon cœur se met à battre si brutalement qu'il en fait trembler mes mains, perdant la cadence de ce qu'elles font en manipulant mes draps. J'ai la gorge sèche lorsque j'entends la porte s'ouvrir dans mon dos et je reconnais le parfum enivrant de patchouli de Roxanne sans même qu'elle n'ait eu le temps de refermer la porte derrière elle.
Je ne compte pas me retourner, pas moins la saluer d'une quelconque façon. C'en est devenu presque insupportable de nous retrouver ensemble dans une même pièce. Elle me rend nerveux, il m'est impossible de calmer les voix hurlantes dans ma tête qui ne demandent qu'à emprunter mes cordes vocales afin de cracher leur colère encore à vif.
À la place, je me mords l'intérieur de la joue jusqu'à m'en créer des aphtes.
— Allan, on peut parler ?
Bien qu'elle ne le voie pas, je hausse les sourcils en un bond avant de répondre aussi aimablement qu'une porte de prison.
— Je n'ai rien à te dire.
J'espère secrètement que le court silence qui s'installe entre nous lui donne l'envie de rebrousser chemin, mais je le sais, Roxanne est têtue.
— Je suis désolée de t'avoir fait du mal, Allan. Je sais que je n'ai pas été digne d'être ton amie ces derniers jours, je sais que c'...
— Tu n'es plus mon amie, Roxanne.
Je lui coupe sèchement la parole, mais elle ne lâche pas l'affaire pour autant.
— Je t'en prie, tu ne peux pas dire ça ! Tu es mon meilleur ami.
— Ah, vraiment ? Tu as une drôle de façon de traiter ton entourage.
— C'est entièrement ma faute si tu t'es senti seul, si tout ça s'est aggravé, mais j'ai pris conscience de mon erreur. Je regrette tellement, si tu savais !
Je me sens bouillonner de l'intérieur, une ombre se réveille en moi. J'essaie de rester impassible, mais le fait qu'elle insiste ne m'aide en rien.
— J'aurais dû te soutenir, continue-t-elle, tu dois rester toi-même et ne pas avoir peur.
Un rire nerveux s'extirpe de ma bouche. Je me retourne vers sa silhouette qui, avec son nouveau style, me donne l'impression d'être une copie bas de gamme de Jade. Les traits de mon faciès se crispent d'une colère que je renferme. L'aberration de ses mots remonte en une fumée épaisse dans ma gorge, jusqu'à m'en étouffer.
— Je ne sais pas comment tu fais ! Tu n'as pas honte, Roxanne ? Tu viens me conseiller, à moi, d'être qui je suis sans jamais en avoir peur alors que tu n'as fait qu'utiliser les autres pour te façonner. Et tout ça pour quoi ? Pour la popularité !
— Ta colère est légitime, mais c'est pas une raison pour être méchant. Je t'ai dit que je regrette, je n'aurais jamais dû réagir comme ça ! Passons à autre chose, non ?
Abasourdi, je continue d'un ton moralisateur :
— Non ! Arrête de te foutre de moi, Roxanne. Tu n'as pas réagi parce que leur regard sur toi était plus important que nous deux. Tu as sacrifié des années d'amitié pour te faire apprécier. Rassure-moi, tu te regardes dans un miroir, au moins ? Parce qu'on dirait le début d'une mauvaise blague.
Je me suis toujours demandé pourquoi les gens rougissent lorsqu'on leur adresse des mots douloureux. On m'avait répondu que c'est la colère qui monte. Aujourd'hui, je comprends que le rouge sur ses joues n'est que l'effet indésirable des gifles que mes paroles lui infligent.
J'ai l'impression d'être un linge mouillé que l'on essore, que l'on tord jusqu'à ce qu'ils ne contiennent plus aucun liquide. Je suis absorbé par les larmes silencieuses qui sillonnent ses joues rondes.
Je me déteste, et pourtant, je ne peux pas m'empêcher de continuer.
— Je me demande même si dès le début, tu ne t'es pas servi de moi parce que tu n'avais personne vers qui te tourner.
À l'image de ce qu'elle m'a fait, je lui tourne le dos et reprends mes occupations. Je l'entends ravaler ses larmes. La porte de ma chambre se referme presque sans bruit et l'arôme de patchouli disparaît de la pièce.
Mais ma colère, elle, ne daigne pas retirer son ancre de mon cœur.
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