Chapitre 13 › Allergique aux émoticônes

J'ai une idée derrière la tête. Je veux offrir un présent à Vincent, quelque chose de significatif.
    Mon sac à dos sur les épaules, la poussière du sol s'élève au fur et à mesure de mes pas. J'ai rejoint le village que nous avons visité ensemble lors de notre première excursion. Bien évidemment, j'ai emporté de l'eau, mais je me suis aussi permis d'emprunter une boîte de feutre que j'ai trouvée dans le bureau du grand-père de Roxanne.

Rien n'a changé. Sur ma gauche trônent toujours les mêmes hommes âgés à la terrasse du snack. Seuls les hurlements de gaieté des enfants sur la plage à ma droite sont plus audibles que la dernière fois. Ce qui m'intéresse, moi, c'est de sillonner une nouvelle fois le porche dans lequel je pénètre enfin à la suite de plusieurs longues minutes de marche.

Impatient d'aller au bout de ma conception, je rejoins le château tout en analysant le sol sous mes pas. Je veux trouver quelque chose de bien précis. Je dois trouver la pierre parfaite pour réaliser mon projet. Le vieil homme sieste encore au soleil sur son banc désagrégé. Ça m'arrache un sourire alors que je me retrouve à l'emplacement exact où Vincent et moi étions la dernière fois.

Je me remets à mes recherches, tournant parfois en rond au même emplacement. Découragé, je souffle tout en déposant les mains sur mes hanches, prêt à abandonner, quand le miracle se présente sous mon nez. Sans un bruit, mon corps s'avance vers l'homme endormi. Finement, et avec une certaine distance, je m'agenouille et tends le bras vers la pierre traînant juste à côté de son espadrille usée. Avec toute la discrétion dont je dispose, je la lui usurpe avant de m'enfuir un peu plus loin, analysant ma trouvaille entre mes doigts. Elle a la taille et la forme parfaite, aussi grande que ma main, aussi lisse qu'un galet.

C'est exactement ce que je voulais.

Je sors les feutres de diverses couleurs et trie les teintes dont j'ai besoin. Mon regard fait plusieurs voyages entre ma pierre et le paysage qui s'offre à moi. Je commence par un croquis des pierres blanches des maisons et dessine brièvement les fleurs grimpantes, ainsi que celles plantées au sol. Je reproduis minutieusement ce que je vois, car pour moi, c'est ici qu'est née notre amitié, et je suis déterminé à ce qu'il ne l'oublie pas.

Les heures passent et plus j'approche de la fin, plus je me dis que ce que je fais est enfantin et ridicule. Que va-t-il en faire lorsque nos chemins se sépareront ? Il la jettera et m'oubliera. Un dernier coup de feutre et mon œuvre est terminée, le vieil homme dort toujours. Je couvre minutieusement mon présent à l'aide d'un vernis transparent emprunté à Solène. Il y a de l'adrénaline dans mes veines et de l'appréhension dans mon cœur. J'ai campé toute l'après-midi dans les rêveries des premiers échanges de notre amitié, accoudé contre le mur de pierre sur lequel nous avions contemplé la mer.

Sur le chemin qui me ramène au chalet, je ne regarde pas où je mets les pieds. Mes yeux sont hypnotisés par l'offrande que j'ai moi-même créée. Je la tourne entre mes doigts et j'imagine toutes les réactions possibles que Vincent pourrait adopter lorsque je lui montrerai. Je marche avec hâte. D'ailleurs, qu'a-t-il fait de son après-midi ? Quel fruit a-t-il dégusté au petit déjeuner ? Je veux qu'il me raconte tout ce qu'il fait de son temps quand nous ne sommes pas ensemble.

Mon regard se décroche de la pierre pour contempler les couleurs rosées du ciel quand soudain, Vincent apparaît au loin sur la plage. Mon sourire s'émerveille. C'est comme s'il avait compris que je n'attendais que de le voir lors de mon retour.

Son prénom éclate entre mes lèvres :

— Vincent !

Mais Vincent ne m'entend pas. Vincent ne se retourne pas, il ne me remarque pas à l'entrée du chemin qu'il m'a fait découvrir et ça, malgré mes chaussettes loufoques qu'il apprécie tant. Il ne m'adresse même pas un regard, il a le cœur occupé à autre chose. Le cœur occupé à porter Roxanne sur son dos, ses mains sous les cuisses de la jeune fille. Il la fait rire aux éclats et le timbre de sa joie me mutile le cœur.

Au moment de mon départ, il n'était pas encore debout. Je me demande s'ils ont passé la nuit ensemble. Est-ce parce qu'elle veut lui plaire qu'elle se maquille au réveil ? A-t-elle effeuillé son corps pour lui rappeler que leur nuit n'était que le début d'une longue histoire ? Mes pensées me submergent jusqu'à m'en couper le souffle. Je veux fuir, mais je me force à rester figé pour me punir et me rappeler que, comme toujours, je ne fais que m'inventer des histoires. J'idéalise les gens et les situations.

Pourtant, n'était-ce pas évident ? Il ne m'a pas attendu sur la plage comme je le pensais. Il a encore moins usurpé ma serviette de plage dans ma chambre pour se consoler de mon absence, et je suis sûr qu'il n'a pas pensé à me laisser un morceau du fruit qu'il a mangé à midi.

Il a réussi à vivre indépendamment de moi, tandis que moi je vivais en ne pensant qu'à lui. Égoïstement, j'ai voulu le garder rien que pour moi. Mais qu'est-ce que je croyais ? Que du haut de mes dix-sept ans, il pourrait se suffire d'un garçon anxieux qui dessine sur des pierres ? Je ne peux pas leur en vouloir de s'ouvrir à la vie quand moi, j'ai décidé de me barricader. J'ai laissé entrer Vincent, mais il semblerait qu'il ait trouvé une issue de secours.

J'ai le cœur au bord des lèvres.

L'œuvre de ma journée, ma déclaration d'amitié, se faufile dans l'une des poches de mon bermuda et y restera cachée jusqu'à ce que je trouve le courage de m'en débarrasser.

En rentrant, je traverse précipitamment la pièce à vivre, claquant la porte de ma chambre après mon passage. Mon cœur s'emballe à sa guise, je l'entends, il est en désaccord avec ma tête. Je ne comprends pas pourquoi cela m'atteint autant.

Ça ne devrait pas être ainsi !

Je les revois dès que je ferme les yeux, faisant tambouriner mon cœur contracté dans ma poitrine. Il frappe de plus en plus fort, de plus en plus vite. Je balance mon sac à travers la pièce, puis ouvre les fenêtres de ma chambre pour y faire passer l'air. Mes mains tremblent tandis que j'arpente la pièce en allant et venant. Une crise cherche à forcer la serrure de mon esprit. Elle veut m'attraper, me posséder. Elle s'empare de mes jambes au moyen d'un million de fourmillements.

Pourquoi j'ai si mal ? Ce n'est rien, ce n'est pas comme si je n'étais pas au courant que je ne suis pas son seul ami ni qu'elle a le béguin pour lui.

Je ne sais plus comment fonctionne ma respiration, elle est coincée entre le suffoquement et le hoquet. J'aimerais appliquer les cinq reconnaissances, mais tout en ce monde me semble vide. Tout est éparpillé de telle sorte que je ne peux rien atteindre pour me raccrocher au moment présent. Mes draps sont sens dessus dessous. Je les retourne, puis les expulse de leur fonction à la recherche de mon spray aux fleurs de Bach. Ma pomme d'Adam tremble contre la paume de ma main qui encercle ma propre gorge. Mes sanglots cherchent un moyen de sortir de leur cage.

Je veux croire en quelque chose ou en quelqu'un qui pourrait m'ôter de moi-même, rien qu'un instant, quand tout à coup, mon remède apparaît sous mes yeux.

Un geste abattu et le dessous de ma langue est aspergé à deux reprises. Mon corps s'échoue contre le matelas, mes paupières se ferment et mes larmes s'écoulent. Tout ce que je veux, c'est entrer en moi et en extirper la peur. Je veux m'arracher le cœur et le jeter à la mer.

Le paradoxe d'être anxieux : je veux vivre sans jamais sentir mon cœur battre.

***

Ma mâchoire craque et résonne dans mes oreilles. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là, à dormir, mais les courbatures de mon dos ne me donnent pas la force de me relever. Après tout, je me contrefous de l'heure, tout comme de mon téléphone qui ne cesse de vibrer contre la table de chevet.

Mes muscles sont contractés à leur summum et mes omoplates me brûlent. Tout ça est un quotidien auquel je me suis résigné. Les gens pensent que les crises d'angoisse sont du cinéma, que ce n'est pas réel, car invisible. Si seulement il suffisait de gérer un comportement qui me file entre les doigts ! Les effets indésirables sont inévitables et, à moins que je ne prenne de quoi m'endormir toute la journée, je suis dans l'obligation de subir. Car oui, je subis, comme si j'étais le corps étranger à l'intérieur de moi et que j'essayais de me rejeter à tout prix. Je me détruis entièrement, d'un seul coup ; boom !

J'implose.

Mes mains frottent délicatement la peau de mon visage épuisé par l'énergie que toute cette lutte m'a demandé. Il faut que je retourne à la vie, que je fasse semblant d'être un adolescent sans une once de problème, mais ce soir, c'est plus difficile que d'ordinaire. Moi qui commençais à m'habituer à avoir la présence de quelqu'un, je me retrouve une nouvelle fois seul.

J'exhale un soupir.

Mon bras s'étend lourdement jusqu'à la table de chevet que je tâte jusqu'à y trouver mon téléphone que je saisis pour y regarder l'heure et mes dernières notifications : 22 h 41, j'ai fait ma nuit.

Mes sourcils se froncent à cette première notification.

Je rêve ou il a fait un mauvais jeu de mots avec son arobase ?

Je poursuis ma lecture jusqu'à tomber sur une notification qui me plaît beaucoup plus. J'accède à la catégorie de mes messages répondeurs, puis actionne le haut-parleur.

« Ciao, tesoro ! C'est Adeline, je voulais savoir si tout allait bien et si tu t'amuses avec tes copines. N'oublie pas de bien manger et de te protéger du soleil, je t'embrasse. Mi manchi, ragazzo mio ! » (Salut, trésor ! Tu me manques, mon garçon)

Un large sourire se dessine sur mes lèvres, elle et son accent sont tout ce qu'il me fallait pour aller mieux. Moi qui me pensais abandonné, sa voix vient de me transmettre tout le courage dont mon moral a cruellement besoin. Je décide de conserver le message vocal et d'aller fouiner sur le profil de Camille, piqué par la curiosité.

J'analyse le moindre détail de celui-ci. Contrairement à moi, son compte n'est pas privé. Sa biographie est bondée d'émoticônes telles que le ballon de foot, un taco, le bras musclé et les deux bières qui trinquent. Il ne marque pas de points auprès de moi sur ce coup-là, mais au moins, il est honnête avec lui-même puisque tout ça lui correspond plutôt bien.

C'est un foutoir dans ses photos, rien n'est harmonieux, les couleurs ne vont aucunement ensemble et il n'y a aucune recherche artistique dans ce qu'il fait. Il expose sa vie et ça s'arrête là. Nous allons de la photo dans le miroir de la salle de sport, les muscles contractés, aux photos de groupes avec beuveries chez ses copains, quand je tombe enfin sur un selfie qui m'a l'air potable. Ses cheveux sont toujours pleins de gel et ses yeux plissés par le soleil qui l'aveugle.

Voyons voir sa description :

Ok. J'aurais préféré ne jamais voir ça.

Terminé le supplice ! J'accepte sa demande et m'abonne à son compte en retour.

Je verrouille mon téléphone et le dépose contre ma poitrine, mes yeux fixant le plafond. Le cerveau en ébullition, je réfléchis à un nouveau plan de survie : si je suis coincé ici encore quelque temps, il faut que j'arrête d'être obsédé par mon amitié avec Vincent alors qu'il en est lui-même complètement détaché.

Il faut que je me fasse d'autres amis, que je me fonde dans la masse.

Tu peux faire ça, Allan ? Tu vas essayer, au moins.

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