Chapitre 12 › Une matinée presque parfaite

Seul dans la cuisine, je prépare mon déjeuner. Aujourd'hui, j'ai opté pour des chaussettes à l'effigie des Shadoks, une ancienne émission de télévision de 1968. Lorsque j'étais gamin, mon père me racontait qu'il passait des heures à regarder ces épisodes. Durant son adolescence, alors qu'il était en vadrouille avec des amis, il était tombé sur le vêtement que je porte, et j'en ai hérité. C'est de là que me vient ma passion pour les chaussettes loufoques.

C'était l'époque où mon père prenait encore du temps pour que l'on partage quelque chose. Il n'a pas toujours été aussi distant. J'ai de bons souvenirs avec lui, mais depuis que mes parents ont divorcé, il s'est renfermé et a refait sa vie avec quelqu'un d'autre. J'étais obligé d'aller chez lui à cause de la garde partagée, mais depuis mes premières crises l'an dernier, je n'ai plus voulu y retourner. C'était trop compliqué à gérer, en plus du fait qu'il ne me portait pas un grand intérêt. Il n'a même pas contesté ma décision, il se contente d'attendre que je l'appelle dans le mois.

Après que Vincent m'a partagé la douleur que la mort de son père lui a causée et les conséquences que cela a eues sur lui, je commence à reconsidérer l'idée de renouer des liens avec le mien.

Logé dans mes réflexions, je sursaute au contact du couteau qui entaille mon doigt. Mon index se faufile entre mes lèvres, j'aspire le sang qui s'en dégage. La plaie se manifeste en une sensation de brûlure, les traits de mon visage se tordent sous la petite douleur. Je crois me souvenir d'avoir aperçu une trousse de secours dans la salle de bains. Sur mon itinéraire, je délaisse quelques injures que je me murmure, comme si me faire la morale allait faire disparaître la sensation de picotement.

Je scrute hâtivement la pièce et ouvre grand les tiroirs. D'une main, j'en fouille l'intérieur et obtiens enfin ce que je cherchais. Mon doigt se retire de ma bouche, le sang cesse de s'écouler. En quelques gestes, je désinfecte la blessure, puis je la recouvre d'un pansement transparent afin qu'elle ne me gêne pas pour le reste de ma journée. Si seulement tout était aussi simple : un pansement et tout irait mieux ! Des pansements, je m'en mets des tas, mais les plaies intérieures se rouvrent toujours. Elles suppurent, puis le pansement tombe. C'est une boucle infernale. J'ai conscience que ce n'est pas sain pour moi, qu'ignorer une blessure ne fera que l'aggraver.

Mais pour l'instant, c'est plus facile comme ça.

Après être passé telle une tornade dans la salle de bains, je regagne ma préparation en cuisine. Deux tartines de pain frais avec de la confiture de cerises et du beurre, qui ont d'ailleurs failli me coûter un doigt. Un jus d'orange, un thé, une moitié de mangue coupée en morceaux et si j'ai encore une petite faim, j'opterai pour un yaourt nature.

J'ai à peine fermé l'œil de la nuit, mais je suis le premier levé. Au moins, ça me permet d'avoir un petit moment pour moi sans entendre les plaintes et rires confondus de mes camarades. 10 heures n'est pas passée que le soleil frappe déjà contre les grandes vitres du séjour. J'opte pour un plateau que j'amène rapidement sur la terrasse où sont disposés des bancs en bois massif et une table. Je m'installe, impatient de profiter de ce moment de détente sans être dérangé par qui que ce soit. Même mon téléphone est resté sur mon lit.

J'avale une gorgée de mon jus d'orange tout en ouvrant mon cahier de croquis, un critérium coincé entre mes phalanges. Je peux enfin dessiner sans que personne ne me pointe du doigt. Le chalet est entouré de verdure et de fleurs que j'ai envie de reproduire sur papier. La mine de mon crayon glisse sur la feuille de mon calepin. Les minutes s'écoulent sans que je ne les calcule, une tartine s'est évanouie depuis, quelques tranches de ma mangue également. Les lignes se dessinent à la façon d'un croquis rapide, la forme du paysage qui s'offre à moi se devine sur ma feuille. Tout est parfait. Tout l'était, jusqu'à ce que le claquement sourd de la porte d'entrée me fasse rapidement redresser la tête vers ce bruit qui attise ma curiosité, priant pour que ça ne soit que l'œuvre du vent.

L'ossature du bâtiment m'empêche d'apercevoir si quelqu'un est sorti de son sommeil. Dans le doute, j'ai envie d'aller vérifier, mais tout se dissipe au moment où j'aperçois une fumée s'envoler dans l'air. Il y a définitivement quelqu'un, et maintenant, je dois me faire le plus discret possible pour conserver mon accalmie. Mes papilles retrouvent le goût sucré de ma deuxième tartine. Mon crayon sillonne le papier sur lequel je me concentre afin d'oublier qu'il y a aura constamment quelque chose, ou quelqu'un, pour me ruiner ces moments de paix.

— Hey, Allan ! T'es déjà debout ? T'es levé tôt dis donc.

Je m'arrête instantanément de mâcher, de crayonner, de respirer.

J'ai été repéré. Mais surtout, la voix peu familière que j'entends me met en alerte. Mon crayon tombe à la renverse contre mon cahier opaque. Mon regard farouche se lève en direction de mon interlocuteur qui n'est autre que Camille, le larbin numéro un de Sir Gabriel.

Mes bras chétifs se croisent contre la table et mon visage se détourne de sa présence jusqu'à en toucher la naissance de mon épaule avec mes lèvres. J'ai presque envie de me mordre le biceps tant je veux hurler. Je reviens difficilement à la situation, mes sourcils se froncent, mes yeux deviennent des fentes sous la lumière du jour qui ne cesse d'augmenter et de fragiliser mes iris de couleur claire. J'adresse un faible, et surtout faux, sourire en guise de salutation. La vérité, c'est que je suis en train de l'immoler dans mon imagination.

Le garçon se rapproche de la table et demande de but en blanc :

— J'peux m'asseoir ?
    J'ai un moment de réflexion avant de me décaler légèrement pour qu'il puisse prendre place à mes côtés.
    Il observe mon plateau et commente :
    — La vache ! On dirait pas comme ça, qu'tu bouffes autant.
    Relou et perspicace, c'est ma chance.
    — Ouais. Il faut croire que les apparences sont trompeuses.

Mon visage doit sans aucun doute renvoyer l'image de la définition même de la détresse. Je me demande pourquoi il lui vient soudain l'envie de m'adresser la parole. Est-il l'éclaireur de son bourreau d'ami afin de se venger de ce qui s'est passé la veille ? Peut-être veut-il simplement me rabaisser. Ce ne serait pas le premier à le faire.

Son large sourire me fait douter, il a l'air sincère. Trop sincère. J'ai la sensation d'être une fourmi à côté d'un rocher. Camille est bâti en force et élancé, surtout au niveau de ses bras qu'il croise à son tour contre la table. Ses yeux sont en amande, aux couleurs d'un bleu sombre, et ses cheveux sont blonds, très courts. Je l'ai toujours vu avec une tonne de gel sur le peu de tignasses qu'il a. Ce matin, il n'a pas pris le temps de s'arranger, quelques particules de gel séché ornent ses mèches, preuve qu'il vient vraiment de se lever.

Je l'étudie méticuleusement afin de comprendre ce qu'il vient faire là, lui qui valide toujours son ami et la haine qu'il a envers moi et la communauté queer. En ce monde, il y a des assortiments qui n'ont absolument rien à faire ensemble, par exemple : le plastique dans la mer, le ciel et la fumée des usines, ou encore l'ananas et la pizza et là, en l'occurrence, Camille et moi. Nous n'avons rien en commun. C'est un adepte du sport et moi de la flemme. De plus, il sectionne ses mots en parlant, ça me donne envie de lui couper la langue.

Mon doigt manipule avec habitude mon critérium, je reprends mon croquis sans lui décroche pas un mot, ce qui ne l'empêche pas de revenir à la charge :

— C'était une soirée d'dingue hier...
    Je souffle.
    — Si tu le dis.
    — Dommage qu'tu sois parti t'coucher. On a fait des jeux de société, c'était chouette ! Nicolas a perdu, il avait tellement l'seum.
    — Tant mieux pour vous.

Le débit de ma voix est d'un je-m'en-foutisme flagrant. J'en suis presque querelleur, mais l'idée de remettre sur le tapis la soirée d'hier me renferme davantage. Rien ne sert d'en parler, encore moins avec l'ami de celui qui me talonne. Je préfère me concentrer sur le dessin que je produis.

— Tu dessines quoi ?

Je serre les dents et décide de garder le silence. Ce qui n'empêche pas Camille de réitérer sa question autrement :

— Pourquoi tu dessines des fleurs ?
    J'étouffe un soupir.
    Pour faire parler les imbéciles comme toi.
    — Parce qu'un jour, elles vont faner.
    Il ne réagit pas sur le moment, peut-être qu'il entend l'agacement dans ma voix.
    — Et donc... tu dessines tout c'qui va faner un jour ?

Sa question est suivie d'un rire badin. Soit il me trouve fou à lier, soit il trouve sa propre question stupide. Dans tous les cas, je roule des yeux, me demandant pourquoi l'univers m'envoie ce bouffon un matin où tout était presque parfait. Je laisse tomber mon crayon pour que je puisse faire face au visage de Camille.

Excédé, je me justifie :

— Je dessine ce qui attire mes yeux. Ces fleurs vont finir par mourir, d'autres vont repousser, mais elles ne seront pas identiques. Alors, je les dessine, c'est tout.

Je sens que mes nerfs lâchent, que je ne saurai bientôt plus me maîtriser. Je ne suis pas furieux contre lui, mais j'essaie simplement de me protéger. Je n'ai pas confiance en celui qui serre la main de mon nouveau harceleur. Je repousse tout ce qui peut être potentiellement néfaste pour moi, Camille y compris.

— Tu as fini ton interrogatoire, Camille ? l'interrogé-je à mon tour.

Ses questions me pèsent, elles augmentent mon agitation, et je sais ce qui peut se produire lorsque je deviens anxieux.
    Mon thé est froid maintenant, et la mangue se réchauffe dans l'assiette exposée au soleil. De toute façon, il m'a coupé l'appétit.

Je pensais m'être enfin affirmé, pourtant, Camille revint à la charge :

— Mais, du coup, si tu dessines c'qui attire tes yeux, le fait qu'tu dessines des mecs, ça veut dire qu't'es...
    — Que je suis quoi ? le coupé-je, la voix hostile.

Je lui fais face, scandalisé d'entendre ses propos qui me plongent dans une colère noire et me prennent jusqu'aux tripes. Je suis peut-être quelqu'un à la corpulence décharnée, mais je ne suis pas toujours aussi faible que je peux laisser paraître. Mes muscles à moi, ils sont dans ma tête.

— Gay ?

Je n'en crois pas mes oreilles. Mes yeux s'écarquillent pendant que tout en moi est en train d'imploser. Je ne peux plus me contenir et m'emporte en faisant de grands gestes avec mes bras et mes mains – ça, c'est mon côté italien :

— Putain ! Mais qu'est-ce que ça peut vous foutre, à la fin ? Le jour où tu t'es présenté à moi, je t'ai demandé si tu étais hétéro ? Non ! Alors arrête de me juger et de me sexualiser à tout va ! Je dessine encore ce que je veux ! Et même si j'étais homosexuel, ça ne regarderait que moi, la terre continuerait de tourner. Tu sais comment ça s'appelle ce que vous faites ? Du harcèlement et de l'homophobie ! Vous devriez avoir honte.

Camille demeure bouche bée. Je me demande si c'est le fait que je puisse me rebeller ou mes mots qui lui exterminent la voix. Les pulsations de mon cœur se projettent à vive allure dans mes veines. J'ai horreur d'avoir de la rancune envers quelqu'un. C'est comme un parasite qui me bouffe de l'intérieur, une petite voix qui me demande si je suis dans le vrai. Je suppose que ça s'appelle avoir une conscience, ou de l'empathie, peu importe.

Je jette mon cahier et le reste de mon petit déjeuner dans mon plateau que je récupère et me retire de ce banc que je ne souhaite plus partager. Il a ruiné ma matinée de rêve en quelques phrases. Dans la cuisine, je débarrasse avec des gestes machinaux et explicites sur mes ressentis ce que j'ai dérangé tout en me renfermant dans ma coquille d'acier.

— Allan, pars pas !

Là, c'est sûr, l'univers me déteste.

Camille arrive jusqu'à moi. Mes yeux s'arrondissent comme pour lui démontrer qu'il me fait clairement halluciner à revenir à la charge. L'une de mes mains se pose contre le meuble, de façon à ce que je puisse maintenir tout le poids de mon corps. Je le questionne d'un regard ébahi, mes lèvres se pincent par nervosité. Il a l'air désorienté, cherchant ses mots, comme s'il avait peur de dire une nouvelle bêtise.

Après quelques secondes d'hésitation, il se lance enfin, et je m'attends au pire :

— Je voulais pas te vexer, j'suis désolé. T'as raison sur toute la ligne, j'ai honte de pas t'avoir défendu, l'autre soir. Je voulais juste qu'tu saches que, même si Gabriel est mon ami, j'suis pas toujours d'accord avec lui.
    — Pourquoi tu l'as défendu, si tu n'étais pas d'accord avec lui ? Vos propos et agissements sont graves, Camille.
    Ses pupilles ne savent plus où se poser, comme perdues.
    — Je sais pas, bredouille-t-il. C'est juste que c'était plus simple de pas voir que nos amis ne sont pas toujours aussi irréprochables qu'on voudrait l'croire.

Mon regard bifurque. Aurais-je fait la même chose pour Solène et Roxanne ?

Sans doute.

Que vais-je répondre à ça sans avoir l'air complètement stupide ? Je cherche une issue en balayant toute la cuisine du regard, mais rien ne peut me sortir de là. Je sens ma poitrine se dégager de la colère qui m'envahit, bien que la culpabilité vient tout juste y poser ses bagages.

— Mmh, d'accord. Je peux comprendre.

J'ai essayé, mais je n'ai pas trouvé mieux.

Cette réponse a l'air de lui convenir puisqu'un sourire rassuré se forme sur ses lèvres. Notre conversation est coupée par le bruit des escaliers qui grincent. Tout le monde commence à se lever, et voilà soudain que l'envie de m'échapper me reprend.

Le jeune homme tente une nouvelle approche plus subtile :

— Tu seras là ce soir ?
    Intrigué, je le questionne :
    — Ce soir ? De quoi est-ce que tu parles ?
    — D'la soirée au coin du feu sur la plage, t'étais pas au courant ?

Je ne l'étais pas et je me sens peiné que personne n'ait pensé à me le dire, comme si ma présence était un fardeau. Ma réponse s'arrête à un rictus forcé.

Il est gêné de constater que tous ici ne souhaitent pas véritablement m'inviter à leurs petites réunions. Je le sais, car sa main passe dans sa nuque qu'il se met à gratouiller sans réelle raison apparente. J'apprécie le fait qu'il finisse par tout de même me sourire, comme pour dire que ce n'est pas si important.

— Bon, en tout cas, ça s'rait cool que tu viennes !

Sa voix est enjouée, il me ferait presque croire qu'il est sincère. Il commence à mentionner tout le programme de ce soir : bières à volonté, bain de minuit, marshmallows grillés et rigolades jusqu'à en perdre le souffle. Je me fais violence pour ne pas lui montrer que rien de tout ça n'est en accord avec ma personnalité.

Mal à l'aise, je conclus la conversation :

— Je vais y réfléchir, merci pour l'invitation.

Ma nouvelle connaissance me sourit encore et finit enfin par me lâcher la grappe. J'expire un soupir de soulagement en le voyant s'éloigner. Mais ici, il faut renoncer à sa solitude. Quand l'un sort du décor, un autre pointe le bout de son nez.

Solène traîne des pieds jusqu'à moi, la bouche grande ouverte due à son bâillement. Ses bras s'étirent vers le ciel. Elle rit de me voir l'observer dans son état le plus naturel. Elle me contourne, puis dépose un baiser contre l'une de mes joues en guise de bonjour. Ça m'arrache un sourire spontané alors qu'elle saisit l'un des mugs du placard pour se servir son premier café du matin.

Son breuvage en main, elle me questionne :

— Tu as encore fait une insomnie ?
    Bingo.
    — J'ai le teint pâle ?
    Elle rit en s'installant sur l'un des tabourets.
    — Non, tu as ton air grincheux et ta petite ride du lion coincé entre les sourcils.

Ça me fait rire, alors que j'attouche aveuglément le pli dont elle parle.

Un rire interrompu par l'entrée de Roxanne dans le cercle de notre conversation lorsqu'elle vient prendre son petit déjeuner. Mon visage dévie instantanément de sa silhouette. Je suis pris d'une boule au ventre si intense que j'ai la sensation de recevoir un coup de poignard. Ses cheveux blonds sont déjà parfaitement coiffés, ses yeux de biche sont prononcés par du mascara alors qu'elle est à peine sortie des bras de Morphée. Elle porte un débardeur qui fait déborder sa poitrine généreuse et découvre son ventre légèrement rebondi.

Solène et moi échangeons un regard qui en dit long.

Habituellement, Roxanne est du genre à se réveiller les cheveux en bataille. En été, elle met rarement du maquillage, préférant laisser son visage harmonieux au naturel. Nous l'avons toujours connue ainsi. Pourtant, aujourd'hui, aucun de nous ne la reconnaît. Ni elle ni le regard noir qu'elle me lance et qui me fait baisser les yeux jusqu'à mes pieds.

Je prends mes jambes à mon cou en quittant la pièce pour rejoindre ma chambre, je ne peux pas rester dans cette ambiance glaciale qui me torture.

De toute façon, j'ai quelque chose de prévu cet après-midi.

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