Chapitre 11 › La partie de Twister

Moi qui ne suis pas tactile, je me retrouve soudainement entremêlé à Vincent comme dans une partie de Twister. Tout à coup, c'est comme si nous avions pris la décision de retenir notre souffle. Je regarde mon avant-bras pris au piège dans sa main moite avant que nos yeux se rencontrent. Il suffirait qu'il me relâche pour que nous nous démêlions, pour que tout rentre dans l'ordre. Mais la partie de mon corps qu'il possède se sent de plus en plus à l'étroit entre ses doigts qui se resserrent.

Son ventre, collé contre le mien, reprend ses mouvements de respiration. Je creuse mon abdomen pour lui échapper, paniqué par notre contact. J'en oublie même la raison de ce méli-mélo. Maladroitement, je me redresse à l'aide de mes genoux pour que je puisse au moins éloigner le haut de mon torse. Ma main libre rattrape mon déséquilibre en se déposant lourdement contre son torse et Vincent grimace de douleur. Je m'excuse par automatisme.

Le temps est suspendu alors que je me retrouve à le chevaucher. Mes yeux se baissent sur ma position, mais ce qui m'effraie le plus, ce sont les rebondissements balourds du cœur de Vincent qui se répercutent sur ma paume.

— Vincent, lâche-moi, s'il te plaît.

Il s'exécute et je me remets aussitôt debout, tant pis pour mon carnet qui, heureusement, s'est refermé. Il a ce regard suffisant, comme s'il était satisfait de ce qui vient de se produire. La contorsion de ses lèvres qui s'installe progressivement en un sourire me froisse de plus belle. Il reste assis dans le sable, à l'inverse de moi qui me grouille de ramasser mes affaires afin de plier bagage.

Il faut que je m'éloigne de lui.

Qu'il le lise !

Peu importe, d'ici quelque temps, je serai de nouveau chez moi, et je n'aurai plus jamais à le revoir. Prêt à partir, je le regarde tourner mon carnet entre ses mains. Il observe la première de couverture, mais aussi son verso.

Le Petit Prince ?

Sa voix est presque timide, comme si sa question, à la réponse évidente, était une excuse à ma frustration. Je ne fais que hausser les épaules. Qu'espère-t-il que je lui rétorque ? Il veut transgresser ma vie privée et l'ouvrir, je le vois à sa façon de le contempler, de caresser la matière.

Sans que je m'y attende, il me tend mon carnet et cite Antoine de Saint-Exupéry :

— « Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. »

Je me mords l'intérieur de la joue. Il y a un malaise, je me remets à vouloir l'éviter, à le regarder brièvement, à soupirer pour lui faire prendre ses jambes à son cou.

Ma main vient frotter l'arrière de mon crâne, puis je coupe court au dialogue dans lequel il tente de m'entraîner :

— Je dois y aller.

D'un geste désintéressé, je reprends mon carnet d'entre ses mains et rebrousse le chemin de la plage en direction du chalet. Le fuir après qu'il est devenu mon ami me rend malade. Seulement, je ne veux pas qu'il me parle, je veux faire le tour de mes émotions en étant seul. Pourquoi suis-je si frustré ? Est-ce parce qu'il voulait regarder dans mon carnet alors que je le lui ai interdit ?

Ou à cause de notre partie de Twister improvisée ?

J'ai envie de m'arracher les cheveux de la tête, tant que je n'entends même plus les petites attaques que Gabriel prend plaisir à me lancer à tout moment de la journée, telles que « Comment ça va, tarlouze ? », comme il vient de se donner la joie de le faire alors que je rejoins ma chambre.

Mon carnet retrouve sa cachette sous mon oreiller. Quant à moi, je me laisse tomber sur le lit, passant mes mains sur mon visage. J'aimerais faire taire ce brouhaha incessant dans ma tête depuis que ma peau est entrée en collision avec celle de Vincent.

***

Je ne sors de ma chambre que pour aller me chercher un verre d'eau. Vincent est là, appuyé contre le comptoir de la cuisine, accompagné de Solène qui est encore l'une des seules avec qui j'échange de temps en temps. Je me sers sans leur accorder d'attention particulière et me retourne pour aller retrouver mon sanctuaire. Malheureusement, je heurte Gabriel et me retrouve nez à nez avec lui.

Ce dernier me bouscule de son épaule et ajoute d'une voix acerbe :

— Regarde où tu mets les pieds, fillette.

Il me scrute de haut en bas, comme pour s'assurer de ce qu'il vient d'avancer. Mon verre d'eau s'est légèrement renversé sur le paquet durant l'impact, mouillant mon tee-shirt au passage.

Il n'en a pas terminé avec moi et, après avoir jeté un coup d'œil à Vincent, il reprend avec assurance :

— Parce que je suppose que c'est toi qui fais la fille, non ?
    — Mais tu t'entends parler, Gabriel ? s'insurge Solène. Depuis quand t'es homophobe ? Laisse-le tranquille, à la fin !

Je garde le silence, comme à chaque fois. À l'exception de Solène qui ose dire ce qu'elle pense, les autres font semblant de ne rien entendre et de ne rien voir.

Ça n'arrête pas moins ces humiliations que je vis jour après jour, sans que personne ne réagisse. Ils font comme si c'était normal de catégoriser quelqu'un pour ce qu'il apprécie, pour sa façon d'être, son corps et, dans d'autres cas, son orientation sexuelle. Pourtant, je me pétrifie à chaque fois que Gabriel et moi partageons la même pièce, mes épaules se voûtent et l'envie de vomir monte subitement.

Sans broncher, je décide de reposer mon verre dans l'évier en contournant l'athlète, comme s'il n'était qu'une poutre apparente dans le décor. Riposter n'arrangerait rien. Ce serait comme brasser de l'air. Mes doigts se mêlent à l'une de mes mèches de cheveux que je replace rapidement derrière l'une de mes oreilles, comme une espèce de point d'alerte avant que je ne me retire.

Gabriel en rit et attaque une nouvelle fois :

— Mate tes manières ! C'est bien ce que je dis, t'es une vraie gonzesse.

Je n'ai pas encore tourné les talons que le corps du costaud se retrouve projeté contre le réfrigérateur par Vincent. L'intensité de ce geste me fait battre des cils, comme si la douleur s'était étendue jusqu'à moi. Je ne supporte pas la violence, elle me tétanise au point où j'en recule de quelques pas.

Affolée, Solène hurle et attise la curiosité de tous nos colocataires qui rappliquent.

— Ouvre-la encore une fois à son sujet et je te garantis que tu vas repartir d'ici en chialant comme une fillette, Gabriel.
    — Vincent ! Arrête ! s'exclame Jade.

Je n'arrive pas à réaliser que Vincent tient le col du sportif entre ses poings. Je crois encore moins qu'il le menace. Il est ferme et autoritaire, comme il l'a déjà été avec moi lorsqu'il voulait quelque chose sans que je m'y oppose. Ce que je découvre de lui à cet instant est une colère qu'il garde précieusement enfouie en lui, dans sa pièce la plus secrète. Une noirceur qu'il contrôle de toutes ses forces et qui peut, d'un moment à l'autre, nous exploser au visage sans que l'on s'y attende. J'en suis la cause, je viens de déterrer quelque chose qui était sous cadenas.

Gabriel ricane malgré sa mauvaise position.

— Dis-moi, Vincent, tu comptais m'dire quand qu't'as changé d'bord ?
    Vincent claque le corps du sportif une nouvelle fois contre l'électroménager.
    — Tais-toi. T'es à gerber, tu le sais, ça ?

Tous se mettent à essayer de séparer les deux anciens amis.

Les cris se propagent dans le chalet. Je ne veux pas et ne peux pas être témoin de la violence qui habite Vincent. Ce garçon qui me fait découvrir l'amitié de la façon la plus humaine possible vient de faire tomber son masque le plus charmant.

— Si j'étais toi, Gabriel, je ferais profil bas. Tu n'aimerais pas voir remonter des cadavres de ton placard, pas vrai ?
    Le teint de Gabriel devient subitement blanc. Sa mâchoire se contracte et laisse deviner qu'il se retient de s'emporter.
    — Fais attention à c'que tu dis, Vincent. Tu pourrais foncer droit dans un mur, encore une fois. Un accident, ça arrive vite.

Les mains de Vincent se referment en des poings contre le maillot du sportif. Ses phalanges blanchissent à vue d'œil. Il contient, lui aussi, son impulsivité. Mes colocataires tentent de les séparer et de limiter les dégâts.

Gabriel repousse Vincent avec mépris, puis rejoint la terrasse où quasiment tous le suivent pour tempérer sa colère, ou peut-être s'agrémenter de commérages à la suite de l'interaction entre les deux garçons. J'entends geindre sa voix rauque, alors que je demeure stoïque dans un coin de la cuisine, les épaules voûtées. Je suis paralysé par la brutalité dont j'ai été spectateur, mais aussi plein de culpabilité.

Ce ne serait jamais arrivé si j'avais osé être plus courageux. Au lieu de ça, j'ai mis Vincent en danger.

Lui et moi sommes seuls dans la pièce. Il me tourne le dos, appuyé contre le rebord du plan de travail, une main froissant ses sourcils. Il donne l'impression que ses pensées ne sont que désordre. Il inspire discrètement – mais pas assez pour que je ne l'entende pas. J'ai un pincement au cœur de le voir patauger ainsi dans ses émotions. Il n'est pas fier, néanmoins, le connaissant, il serait du genre à me dire qu'il savait qu'il n'en sortirait pas vainqueur, mais que, par principe, il a tout de même agi. Parce que Vincent est de ceux qui pensent qu'un petit rien peut entraîner de grandes choses.

Je découvre le vrai visage de Vincent pour la première fois.

— Je suis désolé, s'excuse-t-il, honteux.

Je comprends à sa voix étranglée qu'il n'est pas désolé d'avoir été violent. Il l'est parce qu'il a voulu voir dans mon carnet ce que je cache dans ma pièce secrète, celle enfouie au fond de moi, alors qu'il vient maladroitement de me forcer à entrer dans la sienne en prenant ma défense.

— Ce n'est rien, déclaré-je.

Étrangement, je me sens plus à l'aise avec moi-même lorsqu'il est vulnérable. Peut-être l'est-il aussi lorsque c'est moi qui suis plus fragile.

Il se retourne afin de me faire face et je n'hésite pas à me rapprocher de lui, même plus près que je ne l'ai déjà été – à l'exception de l'incident sur la plage. Ses cheveux sont mouillés, les traits de son visage sont soucieux. Ça lui donne un air moins intimidant.

Il fuit mon regard, radotant à voix basse au cas où je ne l'aurais pas entendu la première fois :

— Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris.

Je souris qu'il puisse se répéter. Puis, avec toute l'évidence que ce moment m'accorde, l'une de mes mains se faufile entre nos deux corps et, avec précaution, ma paume se fait une petite place contre son plexus solaire. À la différence de cet après-midi, son cœur bat avec plus de vivacité, comme s'il voulait me dire quelque chose que Vincent ne peut pas prononcer.

— C'est invisible pour mes yeux*, le rassuré-je.

Un rictus se forme sur ses lèvres. Il saisit mon poignet et caresse mon épiderme de son pouce, avec la même délicatesse que l'autre jour avec la farine.

*Référence au livre Le Petit Prince.

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