Chapitre 10 › Le petit prince échoué

Mon index s'insère entre les pages cornées de mon carnet pour l'ouvrir là où je me suis arrêté. Je le délaisse depuis une semaine, trop pris par nos excursions quotidiennes. Il fait une chaleur à crever aujourd'hui, tant et si bien que mes lunettes de soleil glissent le long de l'épiderme moite de mon nez. Je les remonte d'un geste furtif, prêt à étaler les dessous de cartes à coups d'encre.

Vincent m'a embarqué dans toutes sortes d'aventures. On est allés dans un coin de plage un peu plus loin que le chalet pour y passer l'après-midi. Là-bas, on a escaladé quelques roches rongées par l'écume. C'était imprudent, mais le paysage en valait la peine. J'étais écœuré par les résidus d'algues gluantes et visqueuses qui recouvraient les rochers et qui m'ont rappelé le fond de l'évier. Vincent, cet abruti, a eu la bonne idée de m'en lancer une dans le dos et elle a atterri dans ma nuque. J'ai paniqué, puis j'ai fini par tomber à l'eau (au beau milieu de mes amies les algues) ! Quand j'en suis sorti, mes vêtements pesaient deux fois mon poids et me collaient à la peau, on aurait dit une sangsue géante qui essayait de m'avaler tout cru.
Je n'avais jamais entendu Vincent rire comme ça. Son rire, il m'a fait un drôle de truc dans le ventre, mais c'était sans doute le petit déjeuner copieux que j'avais pris (qu'est-ce que ça peut être d'autre, de toute façon ?).
Après ça, on s'est posés dans le sable pour que je sèche. Vincent a inventé un jeu, même s'il est complètement idiot. On doit glisser ses doigts le plus profond possible dans le sable pour essayer d'y saisir quelque chose d'enfoui. Ensuite, il faut deviner ce qu'on a trouvé avant de le déterrer. Je crois qu'il a intitulé ce jeu « L'aveugle ». Quel nom stupide ! Moi, par exemple, j'aurais appelé ça « Le jeu débile de Vincent ».
Le surlendemain, on est retournés à la gare pour élargir nos horizons. Voir le nom de la gare de Bièvres s'afficher m'a un peu rendu nostalgique. J'ai pensé à ma Nonna. Je suis certain qu'elle adorerait Vincent !
Le trajet a duré environ une demi-heure. Le train était quasi vide, les seuls passagers avec nous étaient encombrés de sacs de plage et de mini-parasols. J'ai continué à lire mon livre. Vincent m'a observé tout ce temps (je l'ai vu dans le reflet de la vitre). J'ai oublié où nous avons débarqué, mais c'était comme une petite ville touristique. On a beaucoup marché et longé la mer sur un trottoir. Toutes les plages étaient privées.
Après quelques efforts, on a trouvé une plage publique, couverte de déchets, mais accessible. Je crois que ça a amusé Vincent de me voir ramasser tous les détritus que je pouvais à l'aide d'un mouchoir. Il a fini par m'en réclamer un et m'a filé un coup de main.
On a rejoué à L'aveugle et il a déterré un petit coquillage blanc, qui était super joli. On a aussi un peu discuté et j'en ai appris plus sur lui. Il a l'air d'avoir beaucoup souffert de grandir sans son père, je devrais peut-être considérer la chance que le mien soit toujours de ce monde, même si je n'aime pas aller chez lui. Le temps est passé si vite qu'on a failli louper notre train. On a couru à en perdre haleine jusqu'à la petite gare. Le train était déjà là, mais sur la deuxième voie ferrée. On devait encore descendre les escaliers, traverser le couloir, survoler à nouveau les escaliers et foncer pour rejoindre nos places.
On s'est regardés avec un sourire en coin et on a couru à travers la voie ferrée sans penser au danger. Le contrôleur nous attendait de pied ferme. Autant dire qu'on a eu droit à une leçon de morale et à un rappel très précis des règles de sécurité. On a hoché la tête à chacune de ses fins de phrases avant de rejoindre nos sièges côte à côte, puis on a explosé de rire.
Je lui ai finalement un peu parlé de mes parents (surtout de leur métier, j'imagine qu'il a su deviner qu'ils ne me portaient pas un grand intérêt). Je lui ai raconté comment j'aurais passé mon été si je n'avais pas été là, puis je lui ai surtout relaté des anecdotes sur Adeline. Il m'a souri à chaque fois, précisant que j'étais bien entouré et que, par conséquent, j'avais tout pour me sentir bien. J'ai trouvé ça étrange comme retour, mais je suppose qu'il a voulu être bienveillant. C'est quelqu'un de miséricordieux.
Parfois, on fait des activités avec les autres, du genre regarder un film, faire des jeux de plage ou partager des guimauves grillées au coin du feu. Mais pour moi, c'est toujours très bref. À vrai dire, je suis vite fatigué par nos excursions, du coup je m'écroule rapidement le soir.
Vincent est resté lui-même avec le groupe depuis la fameuse soirée (que je n'ai pas oubliée). Quant à moi, j'évite de les fréquenter au maximum.
Hier, on est allés à la recherche d'une soi-disant mare aux têtards située non loin d'ici, le mystère de la semaine ! Nous avons march

— Qu'est-ce que tu manigances dans ton coin ?
    La résonance sonore de Vincent me prend de court. Mon premier réflexe est de refermer précipitamment mon carnet.
    — Rien, affirmé-je.

Il me dévisage d'un air interrogateur, puis s'assied à mes côtés dans le sable chaud en empiétant sur ma serviette de plage. D'une main habile, je dissimule mon carnet sous le tissu. Les traits de mon faciès se froncent exagérément avant que je ne repousse le corps de mon ami hors de mon espace qu'il vient, par la même occasion, d'infester de sable.

— Tu crois que je ne te vois pas gratter du terrain ? Oust de là, vieux fourbe ! Va te chercher une serviette.
    Vincent pouffe avant de continuer dans mon jeu de langage.
    — Ah, naguère, je t'ai connu plus charitable, mon ami !

J'abaisse furtivement mes lunettes de soleil jusqu'au bout de mon nez, cramoisi par le coup de soleil que je me suis pris il y a quelques jours lors de nos perambulations. Il m'observe le juger d'une façon snobinarde, ce qui a le pouvoir de lui décrocher un rictus. Il reporte son visage vers l'horizon. L'océan grignote des bouts de plage par ses vagues plus conséquentes les unes que les autres. Contrairement à Vincent, mon attention reste sur lui. Je constate que nos rôles s'inversent. Il mord sa lèvre inférieure d'une manière régulière, signe qu'il est quelque peu mal à l'aise.

Je suis le fourbe et il devient le petit cachottier.

Notre amitié se renforce naturellement au fil des jours. D'ailleurs, je n'ai été victime d'aucune crise d'angoisse depuis la fois où il a saisi mes doigts et m'a fait sortir de ma dépersonnalisation. Je ne me rappelle pas avoir été aussi serein auprès de quelqu'un, pas même avec Clémence. Même si elle et moi étions très proches.

Elle m'envoyait toujours un message lors de ses insomnies, deux lettres : , pour signaler que son cerveau n'allait pas lui accorder plus de répit. Alors j'étais là, moi aussi. À force, je m'étais réglé comme une pendule à ses horaires nocturnes. Elle était tourmentée, elle ne trouvait pas le repos, elle pensait ne pas avoir sa place dans ce monde. Pourtant, elle avait une place considérable dans mon cœur. Peut-être qu'elle n'avait plus de quoi rêver, peut-être avait-elle épuisé son lot d'ambition. Nous n'en avons jamais réellement discuté, et je ne voulais pas la forcer à le faire.

Souvent, nous regardions un film à distance. Très fréquemment du fantastique. Avec du recul, je me dis qu'il est possible que ces films aient été le dernier espoir de magie auquel elle s'accrochait. Toutes les dix minutes, elle m'écrivait ce fameux . Parfois, elle me glissait un petit cœur noir – toujours noir –, et je lui répondais un petit cœur bleu – toujours bleu –, pour dire que j'étais là, moi aussi. Elle finissait par s'endormir avant la fin.

J'essayais de rester optimiste et de la soutenir lors de ses idées noires. Mais c'était une énorme pression sur mes épaules. Elle ne souhaitait pas guérir, et je ne pouvais rien y faire. J'ai toujours pensé que c'étaient les rêves des autres qui réussissaient à lui faire trouver le sommeil. En tout cas, mes rêves à moi, elle me les a tous volés. Maintenant, je suppose qu'elle remplit son quota d'heures de sommeil chaque nuit.

Perdu dans mes pensées, un sourire habille mes lèvres. Vincent usurpe mes lunettes de soleil et mes yeux se plissent sous la lumière forte du soleil. D'un œil, je l'observe porter triomphalement quelque chose qui m'appartient. C'est sa façon à lui de passer à la trappe ce qu'il ne me dit pas. Moi aussi, je commence à le connaître.

— Tu peux me le dire, si je t'ai dérangé dans tes occupations.
    — Du tout, le rassuré-je. Je ne faisais rien d'intéressant.
    — J'ai mal formulé ma question : qu'est-ce que t'écrivais ?

Mon torse est légèrement relevé, je me maintiens à l'aide de mes coudes, mon ventre contre ma serviette de plage. Je mords l'intérieur de ma joue à sa question, puis réponds d'un timbre désintéressé :

— Des anecdotes de vacances.
    — Ah, c'est intéressant, ça. Je suis dedans ?
    Ma réponse fuse :
    — Non.

Voilà un joli mensonge.

Vincent se tait, mais le haussement de ses sourcils m'informe que mon ton était peut-être un peu sec, voire carrément suspect.

Mon regard bifurque par-dessus l'une de mes épaules bouillantes, j'observe les jambes mouillées de mon ami. Il a sûrement dû marcher le long de la plage, sa pilosité colle sa peau accentuée de couleurs. Comme chaque jour, il porte un débardeur. Même à la plage, je ne l'ai jamais vu torse nu. Pire encore ! Il se baigne avec. Ça intrigue la plupart d'entre nous, moi le premier, mais il détourne d'emblée la conversation dès qu'on lui demande des explications. Alors, je n'ai pas osé lui poser la question malgré ma grande curiosité, de peur que ce soit mal interprété.

Au fait, Vincent, pourquoi tu ne te fous pas à poil ? Histoire que les poissons se rincent l'œil !

Non, hors de question. Ce serait mal venu.

Nous échangeons des banalités durant un court moment, le temps que je puisse trouver une raison valable de finalement croiser mes bras et ainsi m'en servir de repose-tête. Mes boucles brunes viennent délicatement chatouiller mon visage sous le faible vent que nous offre cette journée d'été. Tout est enclin à la détente. Du moins, jusqu'à ce que je sente mon carnet se mouvoir de lui-même sous la serviette où je l'ai dissimulé. J'ouvre faiblement l'une de mes paupières et observe ce qui se trame. Vincent me repère et me le dérobe illico presto sans aucun scrupule.

Il détient entre ses mains ce qui est plus moi que je ne le serais jamais. Mon corps réagit au quart de tour, essayant dans un échec évident de saisir au vol mon bloc qu'il tient en hauteur par son bras hissé vers le ciel.

Je l'implore sans attendre :

— Vincent, rends-le-moi ! Ce n'est pas drôle !
    Je montre mon agacement pour le faire culpabiliser, mais ça le fait rire.
    — Pas tant que tu ne m'auras pas dit ce que tu y écris ! Je suis certain que tu parles de moi là-dedans.
    — Je t'ai dit que ce n'était que des anecdotes sans intérêt.

Étant maintenant assis, mon cerveau tourne à plein régime à la recherche d'une solution pour récupérer mon bien. Je fixe mon carnet qu'il tient dans ses mains, heureusement, il le garde encore fermé. Je tente un air attristé, mais Vincent ne flanche pas. Au contraire, il hausse un sourcil face à ma détresse.

— S'il te plaît, rends-le-moi. C'est privé.
    — Je te le rendrai quand tu m'auras dit pourquoi tu m'as menti.
    Mes sourcils se froncent, je perds patience.
    — Qu'est-ce qui te fait dire que je t'ai menti ?
    — Tout. Tu es incapable de dissimuler tes émotions, Allan.
    — Ça suffit ! Je te le demande une dernière fois : rends-moi mon carnet, s'il te plaît.

Vincent abaisse son bras jusqu'à la hauteur de ses épaules qui sont, maintenant, bien basanées. Il semble indécis. Il finit par descendre les lunettes qu'il m'a volées jusqu'au bout de son nez, comme je l'ai fait auparavant.

Il reprend mon air snob et hautain, puis, d'une voix égale à la mienne, il chuchote :

— Tu crois que je ne te vois pas gratter du terrain, Morelli ? Tu ferais un piètre acteur, ajoute-t-il en ouvrant les portes de mon esprit à une page au hasard.

Mon cœur bondit à grands coups dans ma poitrine, prêt à exploser. Et s'il tombe sur tout ce que j'ai pu écrire sur lui ? Et sur Clémence ? Et sur mes crises d'angoisse ? Pire encore : et s'il découvre le lien entre mon ex-petite amie et mes crises ?

Pris de panique, je m'écris :

— Non ! Je t'interdis d'ouvrir ce carnet !

Prêt à tout pour récupérer l'essence même de mon être, je finis par le pousser de toutes mes forces. Je le déstabilise dans son élan et Vincent bascule en arrière. Sans que je m'y attende, il saisit mon poignet de sa main libre et m'entraîne dans sa chute.
Le petit prince vient de s'échouer dans le corps de Vincent.

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