Un bus pour te revoir
Aline était très belle aujourd'hui. La robe qu'elle portait mettait en valeur sa jolie silhouette. Elle avait libéré ses cheveux habituellement retenus par une queue de cheval et les longues boucles rousses encadraient son visage souriant. Même ses yeux étaient différents, ils pétillaient d'une lueur nouvelle.
En s'asseyant dans le bus, elle fit très attention à ne pas froisser sa robe toute neuve. La jeune femme avait baissé la tête et cherchait son téléphone dans son sac. Mais quand elle sentit qu'on l'observait, elle releva la tête. Son regard croisa celui d'un autre passager du bus. Il devait avoir une trentaine d'années, pensa Aline.
Le bus était plein. Pourtant aucun autre passager ne prêtait attention à eux. Elle dévisageait l'homme assis en face d'elle tandis que ce dernier faisait de même. Trop absorbés l'un par l'autre, ils ne sentirent pas le bus démarrer.
Plus elle le regardait, plus Aline sentait que quelque chose n'allait pas. Ce qui la heurta plus que le regard de l'homme posé sur elle, c'était son apparence générale. Tout son être renvoyait l'image d'un homme usé, fatigué, brisé par la vie. Il détourna la tête un instant et Aline aperçut la marque d'une ancienne blessure. La cicatrice partait de la base du crâne et descendait le long de sa nuque.
Intriguée, elle se leva et s'approcha de lui. Quand elle ne fut qu'à deux pas de lui, elle vit des larmes rouler sur ses joues, sans un bruit. Il tourna vers elle son visage. On y lisait la tristesse et la douleur qui étreignaient son cœur. Ce visage frappa Aline.
La jeune femme se refusait à croire ce que ses yeux voyaient. Et pourtant cette mâchoire carrée, ce visage aux traits durs avaient autrefois été une frimousse enfantine, toute en rondeur et en tâches de rousseur. Tannée par le soleil au cours des années passées à vivre dehors, sa peau avait changé de couleur. Elle prenait désormais une teinte café au lait.
Bien que délavés par la pluie et par les larmes, par les ans depuis longtemps écoulés, ses yeux avaient gardé un peu de leur éclat d'antan. Le bleu turquoise comme les mers du Sud avait pâlit. Il était devenu un bleu comme on n'en voit qu'en plongeant sous les glaces des Pôles. Froid et doux, envoûtant.
-Ali?
Ce seul mot prononcé d'une voix devenue rauque suffit à la jeune femme pour comprendre. Des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Ce surnom! Une seule personne au monde pouvait le connaître. Un petit garçon qu'elle considérait comme un frère. Un ami très proche qui était brutalement sorti de sa vie depuis presque quinze ans. Un homme assis juste devant elle en ce moment même.
-Erwann... murmura Aline, un sanglot dans la voix. Je pensais ne jamais te revoir.
D'un geste doux il l'attira vers lui. La jeune femme se retrouva assise sur ses genoux. Elle étreignit tendrement son ami d'enfance. Ainsi enlacés, ils pleuraient leur joie de se retrouver enfin. Et leurs larmes roulaient jusqu'à l'épaule de l'autre. La voix d'Erwann rompit le silence.
-Tu m'as tellement manqué! Depuis le jour où je suis parti faire mon service militaire je n'ai pas cessé de penser à toi.
-J'avais perdu l'espoir de te retrouver quand on a appris que tu avais été envoyé dans une zone de conflit et que ton unité avait subi de très lourdes pertes humaines. J'ai cru que tu étais mort là-bas...
Aline ne put terminer sa phrase et le jeune homme la serra un peu plus fort entre ses bras.
-J'ai été blessé dans une explosion. Mais ce jour-là j'ai cru que j'allais mourir sans jamais te revoir ni pouvoir te prendre dans mes bras une dernière fois. J'ai cru que j'allais mourir avant même d'avoir atteint ma vingtième année. J'ai cru que ma vie se terminerait là-bas, sur ce champ de bataille où les morts étaient plus nombreux que les vivants. Nous étions cinquante ce jour-là, nous ne sommes que cinq à avoir quitté ce lieu vivants. À partir de ce moment-là, je n'ai plus eu qu'une seule pensée en tête: survivre pour te revoir, pour te dire que tu as été la plus belle rencontre que j'aie faite, que les moments passés avec toi ont été les plus merveilleux de toute ma vie.
Erwann se remit à pleurer. Ses larmes inondaient la robe d'Aline. Elle resserra encore un peu plus leur étreinte et passa la main dans les cheveux couleur ébène du jeune homme.
Le bus était plein. Pourtant personne ne prêtait attention aux deux jeunes gens enlacés. Personne ne remarqua qu'une prothèse remplaçait la jambe que l'homme avait perdue.
Personne non plus n'entendit la jeune femme murmurer "Je t'aime" à l'oreille de son compagnon retrouvé.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top