CHAPITRE VI - LE DÉPART

— Alors ? Qu'en penses-tu ?

Tandis que l'éclat dans les yeux de Milréade trahissait son impatience, les doigts de Yuna appréciaient la texture moelleuse de l'écharpe brune. Chaque maille racontait le soin et l'amour avec lesquels sa grand-mère l'avait tricotée. Pour mieux savourer la chaleur réconfortante de l'étoffe, la chasseresse la frotta contre sa joue.

— Elle est si douce... murmura-t-elle.

Le visage de la magicienne s'éclaira de fierté.

— Je suis heureuse qu'elle te plaise ! Tu sais, j'ai veillé une bonne partie de la nuit pour la finir à temps. Le froid asmuquois est si rude ! Je voulais m'assurer que tu sois bien couverte.

L'émotion saisit Yuna à la gorge. Avant qu'elle ne trouvât les mots pour exprimer toute son affection, Milréade lui prit délicatement son ouvrage des mains et l'enroula autour de son cou. La jeune femme se laissa faire puis enlaça la magicienne en veillant à ne pas perdre l'équilibre sur l'étroite banquette. Le cocher avait choisi une route plus ou moins accidentée pour les mener à Levallès à temps. Un inconvénient à assumer quand ses moyens ne permettaient qu'un trajet dans une berline à quatre chevaux.

L'idée que peu de gens connaissaient cette facette de la grande Milréade, autrefois capable de pétrifier un troll à elle seule, enchantait Yuna. Cette passion immodérée pour les travaux d'aiguille devint ainsi un secret précieux entre les membres de sa famille. La magicienne maîtrisait aussi bien le tricot que la couture ou encore le crochet. Rien ne lui résistait. Bien entendu, Yuna avait bénéficié depuis sa plus tendre enfance des fruits de son talent. Que ce soient des vêtements ou des accessoires, sa grand-mère avait toujours pris soin de la gâter.

Notamment avec ce chaperon rouge qu'elle m'avait offert pour mes douze ans.

La chasseresse tressaillit à cette pensée fugace et resserra son étreinte pour l'effacer.

Une voix grave, empreinte de malice, rompit le silence.

— Vous en avez de la chance, Milréade. Cela fait longtemps que sa mère et moi n'avons plus droit à tant de démonstration d'affection.

Assis en face d'elles, son beau-père les observait avec une expression mutine. Quinze ans qu'il était entré dans leur vie et Yuna l'aimait comme son vrai père.

— Serais-tu jaloux, Derfel ? le taquina-t-elle.

— Assurément !

Toute la tendresse qu'elle éprouvait pour lui l'enveloppa. Le jour où il avait épousé sa mère, au bout de trois ans de relation, ils avaient signé les papiers d'adoption dans la foulée. Ce lien entre eux avait sonné comme une évidence. La jeune femme portait ainsi son nom avec fierté.

— Tu auras droit à un câlin d'adieu juste avant mon embarquement.

— Je saurai m'en contenter.

Il feignit la résignation, mais une œillade complice lui échappa.

Accompagnée des personnes qui comptaient le plus pour elle, Yuna se sentait prête à affronter le monde. Seule sa mère, Argane, manquait à l'appel. Ses obligations d'édivre de Draguilême la retenaient sur place. En tant que magiciens et magiciennes chargés de la protection de la ville dans laquelle ils étaient nommés, les édivres géraient l'instruction des enfants et la médecine locale. Quand Yuna était petite, c'était sa grand-mère qui occupait cette fonction. Elle avait transmis ses responsabilités à sa fille dans des circonstances que la chasseresse souhaitait oublier.

— À quoi penses-tu, Cerisette ?

La voix de Derfel la tira brusquement de ses réflexions. Le visage de la jeune femme avait dû s'assombrir, car il l'observait avec inquiétude.

— Je me disais juste que je trouvais ce voyage bien plus plaisant que le précédent.

Elle força un sourire pour le rassurer, mais elle remarqua immédiatement l'échange de regard navré entre Milréade et lui. Une pointe d'agacement surgit. Comme elle souhaitait que leur route restât agréable, elle choisit de l'ignorer.

— Nous sommes désolés de la tournure qu'a prise ta dernière mission avec ta coéquipière, mais... commença Derfel.

Ces quelques mots suffirent à faire éclater l'exaspération qu'elle tentait de contenir.

— Non ! Par pitié, ne m'infligez pas ça. Je sais que vous vous souciez de moi, mais je vous prie de ne pas oublier une chose : celle qui souffre le plus de ce blocage, c'est moi.

Elle ne put réprimer un trémolo dans sa voix. Sa grand-mère la prit par les épaules et déposa un baiser sur son front. Ce simple geste, empreint de tendresse, amorça un début d'apaisement. De son côté, son beau-père lui saisit la main.

— Nous ne souhaitons pas te braquer, d'accord ? murmura-t-il.

La douceur de sa voix et le contact de sa paume contre la sienne achevèrent de la calmer. Envahie par le regret de son emportement, elle ferma les yeux un instant. Elle se sentit stupide.

— Pardonnez-moi, souffla-t-elle, je n'aurais pas dû m'énerver ainsi. Nous ne nous reverrons pas avant un bon moment, je n'ai pas envie de tout gâcher.

Derfel se redressa, retrouvant soudain sa bonhommie, et lança avec légèreté :

— Tu oublies le solstice d'hiver ! Tu descendras à Draguilême pour le fêter avec nous, n'est-ce pas ?

Face à tant de jovialité, Yuna baissa les yeux. Malheureusement, elle ne partageait pas l'optimisme de son beau-père. L'idée de manquer ces festivités avec sa famille alourdissait son cœur. Frustrée, elle soupira :

— Tout dépendra du déroulement de la mission. Avec ce noble dans les pattes, je doute de pouvoir me montrer aussi efficace qu'avec un chasseur aguerri. Comment Oisan a-t-il pu laisser cette situation se produire ? Il se trouvait aux premières loges lorsque ce gredin m'a humiliée.

Elle se massa les tempes en fermant les yeux pour calmer sa colère face à ces circonstances qu'elle n'avait pas souhaitées. Quelques souvenirs de son adolescence lui revinrent en mémoire, comme le sourire arrogant et le comportement badin du jeune homme. La mâchoire crispée, elle ajouta :

— Je n'arrive pas à croire que mon partenaire soit Bryne. Je pensais sincèrement qu'après nos études, nous n'aurions plus à nous côtoyer.

Derfel fronça les sourcils et croisa les bras. Cette situation le contrariait visiblement tout autant.

— Ce que je ne saisis pas dans cette affaire, c'est que le Lanidrac connaît les relations houleuses que nous entretenons avec le duc.

Seule Milréade ne semblait pas s'inquiéter. Elle avait même entre-temps retiré de son sac un tambour à broder et poursuivait un ouvrage fleuri. Yuna se demandait comment elle faisait pour s'y concentrer avec les secousses constantes de la berline.

— J'ai entièrement confiance en Oisan, affirma-t-elle. J'avoue que cette nouvelle m'avait laissée perplexe, mais il n'est pas du genre à prendre des décisions à la légère. De plus...

Elle sortit une fine paire de ciseaux et coupa un fil qu'elle enfila dans une aiguille avec une agilité qui contrastait avec son air détaché.

— ... Oisan possède un don naturel pour cerner les personnalités. À Edenfort, il était un entremetteur hors pair.

La magicienne rit doucement, tandis que Yuna et Derfel grimaçaient.

— Un comble venant d'un homme dont la compagne ne lui a plus parlé durant trente-huit ans... grogna la chasseresse.

— Tu sais bien ce qu'on raconte sur les cordonniers mal chaussés... s'amusa Milréade. Je n'en reste pas moins convaincue que s'il estime que Yuna et Bryne de Modron pourront travailler ensemble, nous pouvons nous fier à son jugement.

Elle posa son ouvrage sur ses genoux et saisit la main de sa petite fille.

— En ce qui concerne le solstice d'hiver, je laisserai une offrande chaque jour aux Glacières pour qu'elles veillent sur toi.

Yuna pensa que les esprits du froid avaient des affaires plus importantes que de se soucier qu'une chasseresse rentrât à temps pour les honorer avec sa famille. Cependant, elle apprécia le geste de sa grand-mère et appuya sa tête contre son épaule en observant ses doigts occupés à broder. Peu à peu, bercée par le bruit des sabots, elle ferma les yeux. Dans quelques heures, ils s'arrêteraient dans une auberge et reprendraient la route durant encore une journée avant d'atteindre le port de Levallès. Elle s'endormit en souriant.

Le port de Levallès baignait dans une mélancolie élégante. Le ciel, telle une toile aux nuances de gris et de bleu, se mariait harmonieusement à la lumière tamisée par les épais nuages. De temps à autre, une percée ensoleillée parvenait à se faufiler et caressait de ses pâles rayons les façades à colombage des bâtiments qui bordaient le quai.

Bryne respira le parfum salé des embruns dont il apprécia la fraîcheur. Les clameurs de la ville avaient laissé place au doux murmure des vagues et au grincement des bateaux amarrés. Ses yeux parcouraient le port, s'attardant parfois sur les équipages affairés aux préparatifs de départ. Les galions, avec leurs hautes mâtures et leurs voiles repliées, attendaient sagement le signal pour lever l'ancre en direction de l'Asmuque. Au-dessus des eaux, des mouettes virevoltaient en rompant de temps à autre le calme ambiant de leur cri strident.

À côté du paladin, la voiture tirée par les six chevaux dégageait encore l'odeur caractéristique des bêtes après l'effort : un parfum musqué et herbeux, mêlé à celui du cuir échauffé. Les harnais cliquetaient doucement lorsque les équidés remuaient la tête tandis que le cocher, après avoir assuré les dernières attaches, s'approchait de Bryne.

— Bon voyage à vous, seigneur de Modron, s'inclina respectueusement le brave homme en retirant son tricorne usé.

Bryne lui serra chaleureusement la main. Contre sa paume, il sentait la rugosité causée par les rênes et le labeur quotidien.

— Merci pour ce trajet fort agréable, mon cher Yezel. S'il vous plaît, pas de « seigneur de Modron » entre nous. Appelez-moi « Bryne ».

Le cocher écarquilla les yeux, presque horrifié, et secoua vivement la tête.

— Mais seigneur, je ne peux pas...

Une pointe d'amertume pesa dans la poitrine de Bryne face à cette réaction.

— Si mon prénom vous gêne, je me contenterai d'un « monsieur », répondit-il avec douceur.

Yezel se redressa, toujours mal à l'aise, triturant son tricorne entre ses mains calleuses.

— Comme vous voudrez, monsieur, murmura-t-il finalement en s'excusant presque.

— Ah ! Et tenez.

Bryne sortit une bourse de son manteau et prit trois tiares qu'il tendit au cocher.

— Mais monsieur, vous m'avez déjà payé...

— Considérez cela comme un dédommagement pour avoir supporté ma compagnie. Achetez donc un cadeau à votre femme et à vos filles, ajouta-t-il avec un sourire complice.

Yezel balbutia des remerciements, les yeux brillants de reconnaissance. Bryne lui répondit par un hochement de tête. Deux jours plus tôt, le paladin avait subi une partie du trajet seul dans la voiture. Persuadé qu'il allait mourir d'ennui, il avait sommé le cocher de s'arrêter et s'était assis à ses côtés pour le reste du voyage. D'abord décontenancé qu'un noble s'abaissât à partager son siège, le brave homme avait fini par se détendre et raconter sa vie. Arrivé à l'auberge, Bryne l'avait aidé à s'occuper des chevaux puis l'avait de l'inviter à dîner en sa compagnie. Ils avaient passé une soirée fort plaisante. Le lendemain, Bryne était retourné auprès du cocher et avait même proposé de prendre les rênes un moment.

Le jeune homme salua une dernière fois son compagnon de voyage puis repéra la proue mi-femme et mi-poisson de L'Ondine du Nord. Au quai, devant l'impressionnant voilier, s'activaient des marins en justaucorps, coiffés de tricorne ou de bonnet de laine. Ils chargeaient à bord des caisses de marchandises, vérifiaient leur contenu et communiquaient en claironnant avec leurs camarades sur le pont. Les ordres des superviseurs se mêlaient aux bruits des malles déplacées et aux chants des matelots qui hissaient les voiles. Le port s'éveillait pour de bon.

Devant la passerelle du bateau, deux marins amenèrent une table et un autre disposa une chaise sur laquelle s'installa un officier. On lui apporta un encrier et une plume tandis qu'il ouvrait un livre dont il lissa les pages. Marchands et aventuriers s'approchèrent afin de présenter leur billet et leur passeport. Alors que Bryne s'apprêtait à rejoindre la file, l'arrivée d'une voiture à quatre chevaux attira son attention. Un homme aux longs cheveux noirs et aux tempes grisonnantes, qui contrastaient avec la jeunesse apparente de son visage, sortit. Cette particularité intrigua Bryne. Soit l'hérédité n'avait pas gâté ce pauvre bougre en blanchissant sa crinière si tôt, soit cette personne avait activé son mana, ralentissant ainsi son vieillissement. Comme il ne revêtait pas la traditionnelle cape des magiciens, le jeune noble en déduisit que cet individu devait appartenir à l'ordre des paladins ou à celui des chasseurs. L'inconnu tendit sa main à une femme au grand manteau rouge duquel dépassait une écharpe brune et qui portait un tricorne assorti. Yuna. Bryne comprit que son escorte n'était autre que Derfel Mézec, le chasseur qui avait tué le bisclaveret. Cette créature lycanthrope avait terrorisé le duché de la Sulvanie, treize auparavant. Il reconnut la dame à la chevelure immaculée et au long chaperon brodé : la fameuse Milréade. Le souvenir du bal du solstice durant lequel il l'avait aperçue la première fois lui revint en mémoire.

Entre un héros local et une héroïne nationale, tu es entourée d'une famille extraordinaire, chère Yuna.

Yuna enlaça tendrement son beau-père et sa grand-mère qui remontèrent ensuite dans la voiture, après de longues effusions. La jeune femme secoua la main jusqu'à ce que le véhicule disparût. Elle demeura immobile un moment avant qu'elle ne se décidât à rejoindre le jeune homme. Bryne sentit une pointe désagréable lui transpercer la poitrine. La triste vérité se révélait plus cruelle qu'il l'aurait imaginé : la jalousie le rongeait.

Illustration : ValessiaGo

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