CHAPITRE V - LE DÎNER

Le cliquetis des couverts l'assourdissait et les effluves de viande l'écœuraient. Face à Bryne, le portrait d'Ailbe de Modron le fixait avec sévérité. Pourquoi ses ancêtres se figeaient-ils dans cette austérité d'usage ? Avaient-ils conscience qu'on ne garderait d'eux qu'une image antipathique ? Le jeune homme se promit que, le jour où à son tour on l'immortaliserait sur une toile, il arborerait un sourire éclatant.

Ces réflexions artistiques lui permettaient d'ignorer les yeux bleu pâle de Liliwen qui brillaient d'une défiance silencieuse. Chaque geste de sa sœur, de la cuillère qu'elle caressait aux délicates gorgées de Riachanett, semblait l'inviter dans une danse moqueuse. Sa sage robe pastel contrastait avec son expression narquoise. Bryne décida de se concentrer sur les motifs de la nappe damassée. Un frisson désagréable qu'il ne connaissait que trop bien lui grimpait le cou. D'aussi loin d'où remontaient ses souvenirs, elle avait toujours su comment s'y prendre pour le déstabiliser.

— Alors, mon cher petit frère, comment te portes-tu ? Ta visite nous a tellement surpris ! Combien de temps nous gratifieras-tu de ta présence ?

La voix de la jeune femme le crispait. Elle lui évoquait le sifflement d'un serpent.

— Après-demain. Je dois embarquer au port de Levallès d'ici à cinq jours.

Tout en préservant un air détaché, Bryne avala avec difficulté une bouchée de faisan en sauce. Même si Liliwen avait quitté l'ordre des paladins depuis deux ans pour seconder leur père en qualité d'héritière du duché, il savait qu'elle avait conservé son réseau à Marbéliard. Ses amis avaient-ils eu le temps de l'informer de ses dernières frasques ?

— Cela signifie-t-il que tu vas te rendre en Asmuque ? Comme c'est émouvant ! Mon petit frère a reçu sa première mission à l'étranger ! Tu dois te sentir si fier !

Sa mère et sa deuxième sœur, Moren, jusque-là concentrées sur leur repas, levèrent la tête. Les doigts de Bryne se crispèrent sur sa serviette. Il savait que la sympathie que lui portait subitement Liliwen était feinte et qu'elle tentait très certainement de le piéger.

— Tu attendais cela avec tellement d'impatience, Bryne ! s'exclama la duchesse. C'est une merveilleuse nouvelle, n'est-ce pas mon cher ?

Elle posa sa main sur celle de son époux qui répondit par un grognement, sans même prendre la peine de lever le nez de son assiette. Bryne tenta d'ignorer l'indifférence de son père, mais le sourire triste de sa mère pour l'excuser ne fit qu'exacerber son aigreur. Moren, en revanche, ne cacha pas son enthousiasme :

— J'y suis allée il y a trois ans pour étudier un gisement de rhodmite dans les pics de Smidagardr. Les fjords y offrent un spectacle à couper le souffle ! Est-ce à cet endroit que tu te rends ? interrogea-t-elle.

Bien que touché par l'intérêt sincère de son autre sœur, Bryne souhaitait éviter de s'étendre sur le sujet. Aussi chercha-t-il à se montrer le plus concis possible.

— Non, plus au sud.

— Tu verras, malgré le froid, les Asmuquois se montrent extrêmement chaleureux.

— Oh c'est bon, Moren, arrête de nous ennuyer avec tes anecdotes !

Moren lança un regard noir à sa sœur et articula silencieusement « Pas comme certaines... », ce qui décrocha un franc sourire à Bryne. Tous deux avaient développé leur technique pour lire sur les lèvres et avaient pris l'habitude de communiquer ainsi sous le nez de Liliwen. Cette discrète complicité avait permis au paladin de rendre supportables ses rares visites à sa famille.

— Ce qui nous intéresse, poursuivit Liliwen en dégustant sa boisson, est de connaître le contenu de cette mission.

Le jeune homme sentit son estomac se tordre. Il tenta de conserver une expression détendue.

— Eh bien, je dois enquêter sur le décès de plusieurs enfants dans des circonstances pour le moins mystérieuses.

La duchesse porta sa main à sa bouche, horrifiée.

— Des enfants ? Par tous les esprits, quelle tragédie !

Bryne savait que cette réponse vague contenterait sa mère qui n'était pas au fait des missions des paladins. Cependant, il se doutait que Liliwen ne se laisserait pas berner. Sans surprise, elle exagéra son étonnement.

— Le royaume d'Asmuque ne possède-t-il pas une maréchaussée pour se charger de ce genre d'affaires ? Pourquoi avoir fait appel à des paladins valêmois ?

Une boule se forma dans la gorge du jeune homme. Il n'avait plus le choix que de révéler le pot-aux-roses.

— Les examens sur les corps ont mis en lumière que cela pourrait être l'œuvre d'une créature.

Comme l'avait appréhendé Bryne, le duc leva la tête et tonna :

— Quoi ? La reine t'a confié une vulgaire mission de chasseur ?

Bérian de Modron dévisagea son fils avec dégoût. Bryne serra les dents en fixant son assiette. Il pouvait deviner le sourire de victoire qui se dessinait sur les lèvres de sa sœur aînée.

— Mais mon cher, cela ne doit point être si grave... tenta de le calmer la duchesse.

— Tais-toi ! hurla-t-il. Tu n'as aucune idée de ce dont tu parles ! Son statut au sein de la noblesse devrait l'engager dans des missions diplomatiques de renom, non pas le rabaisser à la traque de créatures comme un vulgaire roturier !

— C'est une situation qui peut se présenter face à des problèmes d'effectif, se justifia Bryne.

Il carra ses épaules pour conserver une posture digne, mais son cœur battait la chamade et son front perlait de sueur.

— Comment expliques-tu qu'on n'ait jamais attribué ce genre de mission à Liliwen ?

On y était : cet instant où son père lui rappelait qu'il se révélerait toujours, quoi qu'il réalisât, inférieur à sa sœur. Pourtant, il avait réussi à obtenir de meilleures notes qu'elle, il était sorti d'Edenfort avec un dossier supérieur au sien et s'était vu confier une mission par la reine un an avant elle. Mais aux yeux de Bérian de Modron, cela n'avait aucune importance. Pour lui, hors de question que son plus jeune fils surpassât l'héritière du duché.

— Je pense posséder un élément de réponse à cette question, père.

Tous se tournèrent en direction de la voix doucereuse de Liliwen qui demanda dans la foulée à un domestique de lui resservir du Riachanett.

— Quelqu'un de confiance m'a raconté que Bryne aurait provoqué l'un de ses collègues en duel au quartier général des paladins. Le Lanidrac l'aurait convoqué en personne. Vu son passif à Edenfort, je ne serais pas surprise que celui-ci ait œuvré pour que sa mission soit, disons... moins prestigieuse.

Tous les regards de la tablée se braquèrent sur Bryne. L'atmosphère devint suffocante. Il regretta qu'une incantation pour rapetisser et s'enfuir par un trou de souris n'existât pas.

— Bryne, mais pourquoi as-tu commis un tel acte ? s'affola sa mère. Cela ne te ressemble pas !

Cette vipère de Liliwen avait parfaitement réussi son coup. Elle profita que toute l'attention se portât sur son frère pour lever discrètement son verre en sa direction, accompagné un clin d'œil moqueur. Qu'avait-elle à gagner à s'acharner ainsi sur lui ? Bryne avait renoncé depuis bien longtemps à comprendre ses motivations tellement cette situation relevait du non-sens. Alors qu'il luttait pour empêcher sa colère de prendre le dessus, elle ajouta entre deux gorgées, d'un ton faussement léger :

— Oh ! rassurez-vous, mère, aucun blessé n'est à déplorer, puisque mon cher petit frère lui aurait tranché la culotte en public, dévoilant son linge le plus intime à la cour entière !

On entendit pouffer. Moren se tint la bouche pour tenter de contenir un fou rire naissant, mais l'expression inquisitrice du duc la calma aussitôt.

— Tu es vraiment la honte de notre famille, siffla-t-il.

— Ne vous montrez pas si sévère, père, Bryne avait une excellente raison d'agir ainsi, poursuivit Liliwen d'un air faussement compatissant. Ce camarade avait osé dire que mon cher petit frère serait forcé de quitter l'ordre, car, selon lui, nous l'aurions, je cite : « vendu à un riche clan ospanais ». Quelle insolence ! Ne trouvez-vous pas ?

Un lourd silence s'écrasa sur la tablée. Bryne guetta avec angoisse la réaction du duc. L'intérêt que portait depuis quelque temps ce dernier pour Alirasa, une province à l'est de l'Ospana, l'avait aussitôt inquiété. Liliwen était destinée à régner sur le duché et Moren à devenir la magicienne de la famille. Chacune possédait une place bien définie. En tant que dernier-né, Bryne avait obtenu de ce fait le statut de monnaie d'échange. Aussi quand, trois jours auparavant, ce gredin l'avait provoqué, il avait matérialisé sa plus grande crainte et le jeune homme avait perdu son sang-froid. Il espéra de toutes ses forces que son père contredît sa sœur.

Mais Bérian de Modron se racla la gorge.

— Puisque tu abordes le sujet, j'ai effectivement reçu une demande de mariage de la part du seigneur Saturio pour sa fille Minicia. Je n'ai pas encore donné ma réponse, mais je pense que nous ne devrions pas négliger cette option.

Bryne resta interdit, essayant d'assimiler la nouvelle. La rage bouillonnait en lui. Il était encore une fois confronté à la cruelle réalité de sa place dans sa famille : un simple pion sur l'échiquier politique. La duchesse chercha les yeux de son fils, semblant vouloir lui communiquer sa compassion, mais le jeune homme refusa sa pitié. Il détourna le regard.

— Bérian, murmura-t-elle, peut-être devrions-nous en discuter en privé avant de prendre une décision ?

Le duc la fixa avec une telle sévérité qu'elle en eut un mouvement de recul.

— Nous avons besoin de cette alliance. L'avenir du duché pourrait en dépendre. Te rends-tu compte de l'opportunité commerciale qui s'offrirait à nous ?

— Je possède une information qui pourrait vous aider à choisir la meilleure option, père, intervint Liliwen avec onctuosité en dégustant son verre. J'ai ouï dire que la partenaire de Bryne pour sa mission en Asmuque n'est autre que cette jeune fille dont il s'était moqué il y a dix ans à Edenfort. Vous en souvenez-vous ? Il avait failli être renvoyé à cause de cette fâcheuse histoire. Comment s'appelait-elle déjà ? Oh, c'est bête ! Son prénom me titille le bout de la langue.

— Yuna Mézec ? questionna le duc. Ta coéquipière sera la petite-fille de la grande Milréade ?

Pour la première fois de la soirée, Bérian de Modron gratifia l'assemblée d'un sourire. Un sourire carnassier qui ne présageait rien de bon.

— Très intéressant... De l'eau a coulé sous les ponts depuis votre altercation de jeunesse, elle se montrera peut-être encline à te pardonner.

— Que voulez-vous dire, père ? s'inquiéta Bryne.

— Tu vas te rapprocher d'elle, gagner sa confiance et tu reviendras avec des informations qui me permettront de... disons... négocier avec sa grand-mère. Elle n'aura alors pas d'autre choix que de me prêter allégeance.

Lui demandait-il de trahir sa future coéquipière ? Le jeune homme n'en croyait pas ses oreilles. La nausée le saisit.

— Père, j'ai beau ne pas apprécier Yuna, je ne puis me résoudre à cela ! Cela irait à l'encontre de mes valeurs les plus profondes !

Les lèvres du duc s'étirèrent encore plus rendant son visage terrifiant.

— Réfléchis-y Bryne et, de mon côté, je réfléchirai à ton potentiel mariage.

Bryne leva les yeux vers le portrait d'Ailbe de Modron. Le poids de son nom l'obligeait ainsi à renoncer à ses convictions. S'il acceptait l'odieuse mission de son père, il ne pourrait plus jamais se regarder en face. Cependant, refuser reviendrait à abandonner ses rêves. Il comprit alors avec aigreur ce que cachait l'expression grave de ses ancêtres. Il détesta cela.

Illustration : ValessiaGo

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top