CHAPITRE IV - LA MISSION
La petite dame se précipita à la rencontre de la nouvelle venue.
— Vous devez être Yuna Mézec, n'est-ce pas ?
Yuna se révélait tout aussi décontenancée que Bryne. Oisan l'aida à retirer son long manteau écarlate qui cachait un ensemble de la même couleur et lui prit son tricorne qu'il tendit à un serviteur. Ce détail amusa le paladin.
Toujours cette appétence pour le rouge.
Il devait bien l'admettre, cette teinte mettait en valeur les boucles brunes et les grands yeux verts de la jeune femme.
La chaude nuance d'une froide chasseresse.
Il se trouva très fin et décida d'intégrer ce trait d'esprit dès ce soir dans ses vers.
Yuna refusa les biscuits que Cadine lui proposa et s'assit sur le siège qu'elle lui présenta, à côté du paladin. Elle se massa la nuque et pencha légèrement sa tête en fermant les yeux. Bryne n'était pas dupe : elle évitait de toutes ses forces de le regarder. Il retint un sourire narquois quand elle réajusta un simple jabot en lin avant de tirer sur ses manches, comme si elle souhaitait les défroisser. Elle n'avait pas changé.
Honnêtement, l'inconfort de cette situation lui pesait à lui aussi. Quatre ans qu'ils étaient parvenus à ne plus se croiser, et voilà qu'ils se retrouvaient dans la même pièce. Bryne glissa machinalement ses doigts dans ses cheveux, réalisa qu'il avait passé la matinée à les coiffer et tenta de les lisser avec sa paume.
Pendant ce temps, Oisan plaisantait avec Cadine tout en furetant devant la bibliothèque. Un livre attira son attention et il l'emporta pour s'installer dans un fauteuil entre les deux bureaux. La désinvolture du magicien, flirtant avec l'impolitesse, contrastait avec la tension qui régnait entre les deux jeunes gens.
Un faible grincement de parquet provint de l'extérieur, suivi de murmures étouffés et de bruits de pas feutrés. Certainement les serviteurs qui s'agitaient. Le lanidrac posa nonchalamment l'ouvrage sur le guéridon qui se trouvait près de lui. Un désagréable gargouillis chatouilla l'estomac de Bryne. Elle arrivait. La porte s'ouvrit doucement. Instinctivement, le paladin étendit ses omoplates pour se redresser. Il remarqua que Yuna eut le même réflexe.
La reine Darina de Sarranac apparut dans une robe chemise couleur crème qui contrastait avec sa chevelure flamboyante, partiellement retenue par un ruban pourpre. Une dentelle épaisse décorait son encolure, tandis qu'une ceinture en soie brune, brodée de perles et de motifs automnaux, mettait sa taille en valeur. Face à la fraîcheur matinale, la souveraine avait recouvert ses épaules d'un fin châle en laine.
Bryne et Yuna se levèrent puis, accompagnés des autres occupants du cabinet, s'inclinèrent selon l'étiquette. La monarque les somma de se rasseoir. La chaleur avec laquelle elle salua le Lanidrac confirma au paladin la rumeur à propos de leur relation relevant presque de l'amour filial. En revanche, le ton qu'elle employa pour s'adresser à sa secrétaire le surprit davantage :
— Madame Branne, je vous remercie de m'avoir attendue. J'espère que le froid mordant de l'aube ne s'est pas montré trop rude.
— Nullement, Majesté, répondit Cadine. J'apprécie la fraîcheur bienfaisante de Marbéliard en cette période de l'année.
— Cela ne m'étonne pas de vous, ma chère.
Les deux femmes émirent un petit rire complice. Bryne concevait parfaitement qu'un profond respect se fût installé entre elles au fil des années, mais ne s'attendait pas à tant de familiarité.
L'attention de la reine se porta sur Yuna.
— Voici donc Yuna Mézec. Malgré l'amitié qui lie mon Lanidrac à votre grand-mère, c'est la première fois que nous nous rencontrons, n'est-ce pas ? J'ai le vague souvenir de vous avoir aperçue au bal du solstice d'été il y a dix ans, mais je ne crois pas que nous ayons été officiellement présentées. Mon père me racontait les exploits de la grande Milréade lorsque j'étais enfant, et maintenant je suis sur le point de confier une mission à sa petite-fille. Cette situation possède un certain charme. Ne trouvez-vous pas ?
Yuna, qui ne savait visiblement pas comment réagir, baissa les yeux et se contenta d'acquiescer. L'expression de la monarque trahissait son amusement.
— Je suis également ravie de vous rencontrer, monsieur de Modron. Vous transmettrez mes amitiés au duc lorsque vous le reverrez.
Le jeune homme ignora le trouble que suscitait toujours chez lui l'évocation de son père et s'inclina.
— Je m'en chargerai, Votre Majesté.
— Bien ! s'exclama la reine en s'installant à son bureau. Pour commencer, je tiens à préciser que vous confier cette mission se révèle une prise de risque. En effet, votre titularisation ne date que d'un an.
La monarque s'enfonça dans le dossier de son siège et lissa ses sourcils en fermant les yeux.
— Mais, voyez-vous, poursuivit-elle, nous manquons d'effectif en ce moment. La crise que traverse l'Estraria et les conflits dans la mer Belmasse occupent nos paladins les plus aguerris. Sans parler des créatures marines qui sont apparues au large des côtes ospanaises.
Bryne serra la mâchoire. Était-elle en train de leur avouer qu'ils représentaient leur dernière option ? Il connaissait parfaitement le contexte géopolitique complexe dans lequel se trouvait l'ouest du continent. C'était d'ailleurs pour cette raison que son père souhaitait former une alliance commerciale avec une province ospanaise.
Et cette situation risque de me coûter la liberté.
Comment pouvait-il lui prouver sa valeur, s'il découvrait que la reine l'eût choisi par défaut ? Cette dernière dut sentir sa crispation, car elle pria un serviteur de leur apporter du thé et s'accouda en appuyant son menton sur ses mains entrelacées, un fin sourire aux lèvres. Cette pose nonchalante lui conférait une aura charismatique et rassurante.
— Ne vous méprenez pas, vous possédez tous les deux les compétences pour ce genre de mission. Disons qu'il est d'usage, dans ces cas-là, d'accompagner une jeune recrue, aussi talentueuse soit-elle, d'une personne plus expérimentée. Mais aux vues des conjonctures et de vos impressionnants dossiers, nous nous sommes accordés sur le fait que vous étiez les meilleurs candidats à notre disposition. Cadine, veuillez expliquer la situation.
La secrétaire se racla la gorge.
— La reine Helga Arnbjorg a demandé l'aide du Valême à la suite d'une série de tragédies qui secoue le royaume d'Asmuque depuis quelques semaines.
Elle donna à chacun une liasse de documents au milieu desquels Bryne remarqua des croquis morbides.
— Plusieurs corps d'enfants ont été retrouvés sans vie, vidés de leur sang, avec un trou béant au niveau de la poitrine. Leur cœur a été arraché, probablement dévoré. D'après la chirurgienne légiste chargée de l'affaire, tout porte à croire qu'une créature inconnue se trouve à l'origine de ces drames.
— Avons-nous des témoins ?
Tous les regards se tournèrent vers la chasseresse qui s'était montrée discrète jusqu'à présent. Absorbée par sa lecture, elle n'avait pas daigné lever les yeux en posant sa question.
— Malheureusement, rien de concret. Les autorités locales sont dépassées, et c'est pour cette raison que le royaume a sollicité notre aide, répondit la secrétaire après avoir consulté ses notes.
— Quelles sont vos conclusions, Yuna ? interrogea la reine.
— Eh bien...
La chasseresse fronça les sourcils en fixant le rapport comme si elle cherchait à le transpercer du regard.
— Le fait que ces enfants aient été retrouvés vidés de leur sang, avec seulement quelques éclaboussures autour d'eux, montre que celui-ci a été aspiré, peut-être absorbé. Je lis que la chirurgienne détaille une blessure nette et précise qui présente des traces de mana. Donc j'en arrive à la même conclusion qu'elle : l'implication d'une créature se révèle plus que probable.
— Ce serait une griffe qui les aurait tués ? questionna Oisan.
— Je ne pense pas, Excellence.
Elle courba son index pour lui donner la forme d'un crochet.
— Les griffes sont incurvées afin de lacérer. Nous nous serions trouvés, dans ce cas-là, face à une entaille allongée.
Pour illustrer ses paroles, elle mima un mouvement vertical avec son doigt.
— Or, là, on nous décrit un trou circulaire profond qui laisse présager que ces pauvres enfants ont été empalés. Cela pourrait être causé, par exemple, par une corne droite.
Bryne sentit une contraction désagréable au niveau de ses côtes. Il écoutait attentivement la conversation, mais se demandait pourquoi il se trouvait ici.
— Pardonnez mon audace, Votre Majesté, mais cette mission me semble réservée aux chasseurs, tenta-t-il.
La reine plissa ses yeux orangés.
— Effectivement, monsieur de Modron, répondit-elle.
Bryne contracta son visage, envahi par l'incompréhension.
— Mais... permettez-moi d'insister, je suis paladin. Ma spécialité est davantage axée sur la diplomatie et la géopolitique, et non sur la traque de créatures.
— Je ne vous suis pas, monsieur de Modron.
Elle se leva, contourna son bureau et se posta face à lui, dans toute sa grandeur. Malgré l'apparente simplicité de sa tenue matinale, elle dégageait une incontestable autorité naturelle. Bryne se sentit soudain tout petit.
— Vous avez oublié un détail non négligeable, monsieur de Modron...
Chaque syllabe exagérément articulée de son nom résonna comme le claquement de fouet.
— ... les chasseurs sont des paladins.
La reine se dirigea vers les fenêtres, comme si elle souhaitait voir au-delà de la cour de son palais.
— L'art de combiner le maniement du mana avec celui des armes a d'abord été expérimenté par mon père. Il a ensuite fondé l'ordre des paladins et celui des chasseurs. Le Valême a été le premier royaume du continent à avoir réussi cet exploit.
Elle se retourna si vivement, que Bryne eut l'impression que ses yeux ambrés le transperçaient. La voix la souveraine monta d'un ton.
— De ce fait, vous représentez une élite. Lorsqu'un état nous demande notre aide, il fait appel à un savoir-faire unique et précieux que nous sommes les seuls à détenir. Oh, bien sûr, ce n'est qu'une question de temps avant que nos voisins développent leur propre technique, mais pour l'instant, ils n'ont d'autre choix que de dépendre de nous.
Les mains derrière le dos, elle continuait de fixer le jeune homme qui avait l'impression de s'enfoncer indéfiniment dans son siège tellement il se sentait acculé.
— Chaque mission à l'étranger, quelle qu'elle soit, représente pour le royaume du Valême la possibilité de rayonner. De ce fait, je ne laisserai aucun préjugé, aucune stupide rivalité d'étudiant, mettre en péril ce que mon père a construit. Est-ce clair, monsieur de Modron ?
Bryne tenta tant bien que mal de réprimer le tressaillement de rage qui le parcourut. Comment ne pas se sentir humilié ? L'expression indéchiffrable du Lanidrac entretint son indignation. Ainsi, ce magicien fourbe s'était bien moqué de lui. Prétendre ne pas l'avoir puni pour l'incident de la veille et lui offrir cette récompense empoisonnée à la place, quel faquin !
— Oui, Votre Majesté.
Il se retint de baisser la tête tel un enfant pris en faute et tâcha de conserver une posture digne. Pourtant, ses poings posés sur ses genoux se serrèrent à s'en blanchir les phalanges.
— Très bien, poursuivit la reine Darina, retrouvant son air paisible. Je souhaite que vous compreniez tous les deux l'enjeu de cette mission. Outre la gravité des crimes et la nécessité de mettre fin à ces atrocités, nous devons aussi montrer aux autres royaumes notre solidarité, notre savoir-faire et surtout notre détermination. Je veux que vous travailliez ensemble, en complémentarité. Les talents et compétences de chacun d'entre vous se révéleront primordiaux.
— Nous comprenons, Votre Majesté, répondit Yuna respectueusement.
L'expression de la chasseresse demeurait impassible.
Toujours glaciale, songea Bryne.
— C'est ce que j'espérais entendre. Madame Branne vous fournira tous les détails utiles et les ressources dont vous pourriez avoir besoin. J'attends un rapport régulier de vos avancées. Je vous donne une permission d'une semaine pour préparer votre voyage. Profitez-en pour quitter Marbéliard et retrouver vos familles avant votre départ au port de Levallès. Comme je ne vous reverrai pas d'ici là, je vous souhaite bonne chance.
Bryne tressaillit. Comment allait-il faire face à son père ?
Illustration : ValessiaGo
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