4 - Coeur de bois

Un petit conte qui a pris de l'ampleur après correction. 

(Il est passé de 2 500 à plus de 11 500 mots !)

Un conte que j'imagine se passer dans quelque contrée du nord (du Québec pourquoi pas !) dans une époque où les traditions seraient encore de la vieille époque. Mais sans les contritions qui venaient aussi de ces traditions. Un peu de magie des paysages nordiques et d ela vie dans la nature. Un petit village, un sculpteur sur bois désabusé par la vie, une professeure qui possède un élan vif et entraînant, des mules au prénoms de 2010 (oui, il y a une tradition pour nommer une mule ... merci info web !) et pourquoi pas un renne, une veille de Noël. Un caribou bien de chez nous ;)

Bonne lecture et merci de vos commentaires.

Gaïa ;)

❄❄❄❄❄


Il était une fois – car toutes les meilleurs contes commencent ainsi – un sculpteur sur bois qui vivait profondément dans la forêt, loin des gens ordinaires et de leurs soucis. Si la forêt n'était pas aussi grande que celles des contes que vous connaissez et que les gens et leurs soucis n'étaient pas aussi simples qu'avant, les arbres se chuchotaient toujours des secrets dans le silence de la nuit et le sculpteur sur bois préférait la chanson sans mots du vent au brouhaha des villes.

Sa maison, qu'il avait construite lui-même, avait un haut toit pointu et une grande pièce ouverte, décorée avec des œuvres crées de ses propres mains. La maison se nichait dans une clairière parmi les sapins, avec une petite écurie robuste construite tout contre la maison. Ses deux mules, Achille et Artémise, vivaient là quand elles ne transportaient pas le bois pour son travail ou tiraient le petit chariot qu'il utilisait pour aller chercher des fournitures au proche village. Le sculpteur sur bois avait installé une porte à doubles battants horizontaux entre la maison et l'écurie. Parfois, pendant les longues nuits d'hiver, les mules grattaient avec un sabot patient jusqu'à ce que leur maître secoue la tête, se lève et ouvre la moitié supérieure. Les deux quadrupèdes passaient alors leur tête pour avoir un peu de la compagnie du sculpteur et aussi pour profiter de la chaleur de la maison.

Le sculpteur sur bois préférait la forêt car elle lui a offrait la solitude qu'il désirait et les matériaux avec lesquels créer les belles sculptures qui étaient conservées dans les musées et admirées dans des hôtels particuliers du monde entier. Mais de temps en temps, il devait abandonner les arbres et aller parmi les gens, soit pour vendre son travail, soit pour acheter les choses dont il avait besoin pour vivre.

Il aurait bien pu faire venir quelqu'un chez lui pour le ravitailler, mais le sculpteur sur bois prenait grand soin de sa vie privée et chassait tous les enfants du village qui osaient s'aventurer dans la forêt près de sa maison. Gare aussi aux adultes qui tenteraient de s'approcher !

Le sculpteur sur bois avait donc la réputation d'être un vieil homme aigre et un vieux. Aigre, car il grommelait et se renfrognait chaque fois qu'il venait parmi les gens; vieux, cela était moins vrai, car si ses cheveux et sa barbe étaient de fait poivre et sel, l'âge n'avait pas encore atteint sa grande et vive silhouette.

Il était donc habituel, lorsqu'il arrivait en ville, que des enfants courent après sa charrette. Le sculpteur filait, au rythme de ses mules sous les railleries cruelles que ses oreilles ne se forçaient pas à discerner. Les jeunes criaient des noms et inventaient des rimes grossières, mais le sculpteur sur bois reniflait et les ignorait. Il se contentait de secouer les rênes pour faire accélérer Artémise et Achille. Et si les mots lancés piquaient un peu, il les chassait bien vite de son esprit et regardait plus loin.

Le sculpteur sur bois rendait visite à son notaire, un homme squelettique qui adorait le bruit des pièces plus que la valeur des œuvres de l'artiste. Le chétif petit homme, radin comme dix, se contentait de livrer aux acheteurs chacune des créations avec quelques phrases brèves, sans réaliser la valeur artistique de celles-ci. Le sculpteur s'arrêtait aussi au magasin général pour y récupérer les fournitures et le courrier qui l'attendaient. Tout le long de son périple, le sculpteur conservait les sourcils froncés, comme un animal prêt à fondre sur quiconque s'approchait trop ! Mais ses comptes étaient bien tenus chez chacun : notaire, épicier ou maîtresse des postes. Et, comme le disait souvent cette-dernière, l'or du sculpteur ne réussissait pas à adoucir d'aucune façon son tempérament.

La vérité était que le sculpteur sur bois avait chaque fois hâte de retourner dans sa forêt sauvage pour y retrouver sa solitude. Les gens le transformaient en porc-épic, tout en épines de contrariété. Les villageois le regardaient partir, secouait la tête contre cet homme qui ne roucoulait même pas devant un bébé. Puis, ils l'oubliaient jusqu'à ce qu'il revienne.

Ultimement, une fois ses visites faites, de nouveau seul, le sculpteur pouvait enfin se détendre. Alors, un grand sourire s'épanouissait à nouveau alors que ses yeux admiraient le paysage, ses oreilles se berçaient du chant des oiseaux et son corps redevenait souple, suivant le cahotement de son chariot, et sa tête bercé par le hochement de la tête de ses mules.

De temps en temps, au village, un enfant curieux demandait d'où venait le sculpteur sur bois et pourquoi il avait choisi de vivre dans la forêt profonde, mais personne ne savait vraiment. Quelques-uns d'entre eux tentaient de se rappeler quand il était venu pour la première fois dans leur territoire isolée dans le nord du pays, mais aucun ne pouvait dire pourquoi.

Et comme cela arrive souvent, ils n'auraient jamais cru la vérité si quelqu'un leur avait dit.

❄❄❄❄❄

Il était une fois, le sculpteur sur bois...

Un jeune homme aux yeux brillants, plein de promesses et de fierté. Fils unique de sa mère, il était son espoir et sa joie, et si ce fardeau pesait parfois un peu lourd, il le supportait volontiers, car il l'aimait comme elle l'aimait. Son père était mort quand il était petit et ils étaient tous les deux seul au monde, l'un pour l'autre.

Il avait un esprit brillant et se révélait un étudiant brillant, préférant les structures complexes de la science aux beautés fluides des arts, bien qu'il appréciait les deux domaines. Il ramenait à la maison des bulletins scolaires qui faisaient sourire sa mère. Ensuite, en vieillissant, il avait eu un travail qui apportait l'argent pour les mettre à l'aise. Il était intelligent, mais aussi habile avec ses mains et les deux lui permettait de démontrer de l'adresse dans son travail.

Il travaillait pour la loi, recherchant la vérité à travers des fourrés de mensonges et de tromperies. Il utilisant ses compétences et son esprit pour trouver des malfaiteurs et les piégeait grâce à des scénarios de sa propre fabrication.

Cependant, avec le temps. comme la douleur du monde était son pain quotidien, son rire devenait moins fréquent et son visage plus pensif. Il appréciait son œuvre et ne rêvait jamais de faire autre chose. Au moment où sa mère est devenue malade et faible, il s'est occupé d'elle ; quand elle est morte, il a fermé le trou dans son cœur en se plongeant encore plus profondément dans la recherche de la vérité, dans le travail.

Mais, l'injustice s'ajoutant à l'horreur, il y avait toujours plus à faire. Au fur et à mesure de la montée de sa carrière, ses yeux ont perdu leur éclat et son pas son ressort. Au fil des ans, alors que ses cheveux commençaient à devenir argentés, le cœur s'est détaché de l'âme... lentement, comme l'avancée du givre sur le sol quand l'hiver commence. Il est alors passé dans l'ombre et n'en est jamais sorti.

Un matin, s'en fut trop.

Celui qui n'avait jamais manqué à une seule de ses responsabilité de sa vie a déposé ses outils et s'est éloigné : il a laissé amis et collègues, biens et maison, puis... il est disparu.

Pendant une époque, étourdissant ses pensées, il a parcouru le monde, cherchant le bien-être dans la découverte de merveilles et de beautés. Mais comme son cœur restait toujours dans l'obscurité, elles pâlirent à côté du mal qu'il ne cessait de voir et rien ne le réconfortait vraiment.

Au bout de ses pérégrinations, il ne recherchait plus qu'un endroit où il pourrait être seul, loin des blessures que les humains se font mutuellement et il trouva sa forêt. Après avoir établi les fondements d'une cabane, qui deviendrait rapidement une solide maison sylvestre, il commença à sculpter pour passer le temps. Cette compétence qu'il n'avait pas utilisée depuis l'enfance est revenue tout simplement à ses doigts et il a découvert que ses mains, qui savaient mesurer et manipuler si précisément les objets, pouvaient également créer leur propre beauté. Et ainsi il a vécu, content sinon heureux.

Son nom est passé du rang de ceux qui connaissent la loi à celui de sculpteur sur bois. Il ne se souciait pas de la célébrité, cela ne le touchait pas, et ceux du village ne connaissaient de lui que le fait qu'il fabriquait de jolies choses et les vendait. Le sculpteur sur bois, qui avait jadis percé des mystères, en était devenu un.

Il était donc une fois un sculpteur sur bois, qui vivait isolé et tranquille. Les gens ne recherchaient pas sa compagnie mais ses œuvre étaient appréciées et admirées.

Il aurait pu vivre ainsi jusqu'à la fin de ses jours, conservant jalousement sa paix imparfaite, cependant le Lutin de la vie ne se soucie pas du contentement de l'esprit et quand son regard malicieux et tombé sur lui, il n'y a pas eu d'échappatoire pour l'homme.

❄❄❄❄❄

C'était la partie la plus sombre de l'hiver, près du solstice d'hiver, lorsque le soleil n'apparaît plus que quelques heures par jour. Ce soir là, une fois les fanaux éteints, le sculpteur sur bois s'est installé dans son grand lit – majestueux avec ses quatre poteaux spiralés et sa tête de lit sculptée de minuscules écureuils vifs qui grimpent dans des ramures de pins. Il réfléchissait à ce qu'il devait aller chercher au village prochainement, quand il a entendu Achille et Artémise s'agiter curieusement. Puisque ses mules auraient dû déjà dormir dans leur confortable étable, le son le sortit de son demi-sommeil et il a sauté en bas de son lit pour aller voir. Les loups étaient rares, même dans ce coin du pays du nord, et la porte de l'écurie était de toute façon trop robuste pour eux, mais les gros ours aux coups de griffes mortels, se rapprochaient à l'occasion. Si l'un d'eux s'était éveillé de son hibernation hors saison, affamé et aigri, il pouvait bien briser la porte de l'écurie d'un seul coup de patte... et ses mules seraient une pâture bien appétissante.

Pour de telles situations, le sculpteur sur bois possédait une carabine au-dessus de la porte d'entrée. En un instant, il l'a chargé et a enfilé sa pelisse de fourrure. Il ouvre silencieusement la porte de sa maison et se glisse à l'extérieur tout en pointant le canon de son arme devant lui. Dans un coin de sa tête, l'idée lui vient que ce dérangement pourrait être l'œuvre d'hommes et non d'ours. En effet, dans le ciel dégagée. la pleine Lune brillait, se reflétant sur la neige. Cela pouvait faciliter la tâche à des mécréants tentés de perpétrer des méfaits sur une maison à l'écart de toute agglomération.

Debout devant sa demeure, bien campé sur ses jambes, sa carabine prête à faire feu, la vue du sculpteur balaye rapidement les environs à la recherche du danger qui a alerté les mules. C'est alors que devant lui se dresse une créature, dont l'aspect lui coupe le souffle ! Debout sur la croûte de neige, il n'y a ni ours ni brigand, mais un jeune et magnifique cerf aux rameaux ramifiés. Un renne en fait, réalise le sculpteur sur bois, comme on n'en voit que rarement dans la forêt. Il se tient fièrement: la tête haute et sans peur. Tandis qu'il se déplace sur ses larges sabots, un léger carillon atteint les oreilles de l'homme. Il perçoit également des scintillements sous le clair de lune et le sculpteur sur bois réalise que les bois de la créature sont tissés de rubans et de cloches – des cloches argentées.

Inconsciemment, il sent naître en lui un mouvement de superstition, de vieilles histoires de divinités forestières et de Dieu de cerfs lui revient à l'esprit. Rapidement, il les repousse au fond de sa mémoire, mais ne peut se débarrasser de l'émerveillement qu'il ressent. L'animal doit être apprivoisé, pour permettre à quelqu'un de le décorer ainsi, mais pour son cerveau endormi, cela semble presque un symbole de saison : le froid, les festivités de fin d'année qui approchent, la célébration de la naissance du Christ.

Le renne baisse la tête pour renifler la neige sous ses sabots, puis se redresse avant de filer, dans une course gracieuse qui l'amène jusqu'à l'orée de la forêt. Il est hors de vue en quelques secondes.

C'est le froid qui envahit ses orteils nues dans ses bottes, enfilées à la hâte, qui ramène le sculpteur à la réalité. Il fait nuit, froid et il vient sûrement de rêver tout éveillé ! Il laisse s'échapper un long nuage de souffle givré, avant de rentrer tranquillement dans sa maison. S'il avait été un homme de fantaisie, il aurait pu croire, en effet, que le renne était un mirage, mais il se savait éveillé et sobre. Lentement, il remet la sûreté sur sa carabine, avant de la replacer à sa place, enlève son manteau et ses bottes puis s'allonge dans son grand lit. Sous la couette de plumes, avant de s'endormir, il se pose bien des questions dont celle de savoir qui a pu domestiquer une telle créature. Cependant, les dernières images qui l'accompagnent dans son sommeil sont uniquement celles de la beauté et de la grâce de l'animal, ce qui fit naître un sourire sur son visage si grave.

Les deux nuits suivantes, le sculpteur sur bois dort légèrement, cherchant à entendre des cloches ou surveillant l'agitation de ses mules, mais il n'y a que le silence de la neige devant ses fenêtres. La troisième nuit, il y a beaucoup de cloches dont le chant flottent dans le ciel, mais elles proviennent des églises des villages voisins. Le tout est amplifié par l'écho des montagnes.

C'est la veille de Noël. L'homme se rend en ski vers le village le plus proche pour le service de minuit. Cette nuit-là, même le cœur verrouillé du sculpteur sur bois s'épanouit toujours un peu et il prend place sur le banc arrière de l'église blanche. Il allume sa bougie sur celle de son voisin et il se recueille alors que le prêtre souligne l'humble histoire de l'Enfant Jésus. Quand le panier de la quête passe devant lui, il y dépose une généreuse poignée de pièces, car il n'a jamais été avare pour les plus démunis.

Par la suite, il n'y a pas de fête de Noël pour le sculpteur sur bois, pas de petite pile de cadeaux, pas même de cartes. S'il était le moins du monde plus amical le reste de l'année, quelqu'un du village l'aurait certainement invité à sa table de réveillon. Mais, le voulait-il vraiment ? Glissant sur ses skis dans la lumière enchantée de la nuit sainte, il rentre chez lui, s'éloignant des bruits des carrioles, des chants de Noël et des psaumes, passant la dernière maison du village avant de rejoindre le sentier qui le ramène à sa maison. Dans le doux silence de la forêt, le crissement de sa glisse est le seul bruit qui l'accompagne. Il retrouve la chaleur de son chez lui, remet quelques bûches dans le poêle pour réchauffer la nuit, va vérifier le confort de ses mules et, laissant une chandelle allumée au bord de la fenêtre, pour l'indigent égaré, il ferme les yeux doucement, la tête sur son oreiller de plumes.

❄❄❄❄❄

Il passe le jour de Noël seul, cuisinant un bon repas et ajoutant des pommes séchées bien sucrées à l'alimentation d'Achille et d'Artémise. Il n'accroche ni branche de pin à sa porte, ni houx à son portail, n'a coupé aucun sapin à décorer ; mais il a tout de même une tradition : chaque année, il ressort sa crèche de la Nativité qu'il s'est sculptée. Chaque année, il ajoute une figurine. Il a ainsi commencé avec seulement trois personnages : Marie, Joseph et l'enfant Jésus, mais maintenant il y a des bergers et des agneaux, un ange, une vache à larges cornes, une colombe toute dodue et deux mules qui lui semble étrangement familières. Il y a même un chien de berger, ses yeux fixés avec adoration sur le bébé, mais une oreille est repliée, toujours aux aguets pour garder son troupeau.

Cette année, le sculpteur sur bois prend un petit bouton de pin doré à grain fin et progressivement un chat se forme sous ses doigts agiles et sa lame affûtée. Un chat confortable, comme ceux qui ont les pattes cachées sous leur poitrail et la queue bien enroulée autour de leur corps. Un chat qui peut se recroqueviller sur nos genoux ou encore se rouler dans la paille avec tout autant de facilité. Un félin qui peut chatouiller avec ses moustaches ou ronronner pour endormir un bébé.

La scène de la Nativité s'étale sur la table. Chaque année, le sculpteur envisage de construire une petite étable pour l'y loger. Mais, cette année encore, il rejette cette idée. Elle s'agrandit à chaque année et une écurie serait de toute façon trop encombrée. Il pose le chat près de Marie, réfléchit, puis le déplace sur le côté de Joseph - un peu plus loin de la colombe.

Peut-être un arbre, l'année prochaine ? Un endroit pour que la colombe puisse s'y percher. Et puis, il pourrait aussi faire une mésange qui chanterait pour bercer l'enfant aux premières lueurs du matin de Noël.

La journée avance, le soleil est passé le zénith et se pointe vers le sommet des sapins.

Le sculpteur est tellement absorbé par sa besogne qu'il n'entend pas immédiatement les braiements d'Artémise. Il les a laissés, elle et son frère, dans le petit pâturage clôturé pour profiter du soleil enneigé dès ce matin clair et sans vent. La neige est profonde certes, mais ses petites mules sont fortes et résistantes. Elles semblent apprécier la neige, leur donnant des coups de sabot et se poursuivant joyeusement, mais ce braiement n'était pas le son joyeux de l'amusement - c'était un appel.

Intrigué, le sculpteur attrape d'un geste son manteau et ses gants et enfonce ses pieds dans ses bottes avant de se diriger vers l'enclos. Dans la journée étincelante, lorsqu'il parvient sur le côté de la maison qui donne sur le pâturage, il s'arrête - car là, juste à l'intérieur de la clôture, se trouve le renne.

Il semble plus réel sous la lumière du soleil, mais tout aussi déroutant. L'homme voit que les rubans autour de ses bois sont verts et rouges; les cloches résonnent lorsque l'animal lève la tête. Le renne fixe ses yeux sur le sculpteur sur bois, mais ne semble pas avoir peur. Artémise se tient à ses côtés, reniflant comme pour saluer; son frère, Achille, toujours plus timide, reste un peu en retrait.

Le sculpteur sur bois se retrouve avec un dilemme : Doit-il essayer d'attraper la bête ? Évidemment, elle est apprivoisée. C'est une créature faite pour le froid, mais, avec la journée qui passe, les bois n'est plus son milieu naturel, et, même s'ils préfèrent les endroits sauvages, loin de la senteur des hommes, il peut y avoir des loups qui rôdent.

Quelqu'un doit le chercher, pensa-t-il aussi. Celui qui a enroulé ces rubans avec tant de soin n'a certainement pas laissé le renne errer à volonté.

Poursuivant ses réflexions, le sculpteur sur bois décide que la ruse servira mieux que d'essayer de chasser une créature qui pourrait le dépasser en un clin d'œil. S'introduisant dans la petite écurie, il ouvre le bac à avoine et en remplit un petit seau, se demandant, tout en le faisant, si les rennes mangent de l'avoine.

La vue du seau ramène aussitôt les mulets, avides de friandises, en un trot aussi rapide qu'ils le peuvent dans la neige. Le sculpteur sur bois leur en donne quelques poignées, leur parlant doucement mais conservant un œil sur le renne.

La bête hume l'air, lève sa tête cliquetante. Il s'avance avec prudence et curiosité... puis, il se fraye une place entre les mules comme si elles étaient ses amies de longue date. Il enfouit ensuite son museau dans le seau, en repoussant Achille et Artémise comme si c'était un geste tout naturel.

Artémise et Achille s'objectent bruyamment. Le sculpteur lève un sourcil, puis déclare aux mules :

— Mettez-le à l'intérieur, et ce sera de l'avoine à volonté.

Et cela a été absurdement facile. L'attrait du seau les a tous amenés dans l'écurie et le sculpteur sur bois a fermé la porte extérieure derrière eux. Il prend le temps d'ouvrir la demie porte donnant sur sa maison, afin d'allumer les fanaux qui l'encadrent, pour en ajouter la luminosité à celle des derniers rayons de soleil qui flottent dans la petite écurie.

Il tient promesse en octroyant une généreuse boule d'avoine dans les deux mangeoires avant d'approcher le renne avec prudence. L'animal est plutôt jeune, sa tête, une fois relevée, n'atteint que l'épaule du grand homme, mais la bête pourrait donner de violents coups de pied. En observant l'ampleur des sabots, le sculpteur décide de ne pas s'y aventurer.

Cependant, la bête semble davantage intéressée par l'avoine que par une quelconque tentative de ruade. Le sculpteur sur bois dépose le seau entre ses deux mules qui grignote joyeusement puis, il passe une main hésitante sur l'encolure brillante de son étonnant nouveau pensionnaire. Sous la caresse, l'animal semble se détendre et apprécier le geste avec un simple tic d'oreille. Un un ébrouement de tête, l'animal semble repousser l'homme avec ses bois qui clochettent faiblement.

Secouant la tête, le sculpteur sur bois s'éloigne pour les laisser savourer leur pitance. Il se glisse par la porte intérieure et revient dans sa maison, se demandant bien ce qu'il va faire exactement maintenant qu'il a ce renne sous sa garde temporaire. Un animal bâtit pour voyager aisément sur la neige et qui peut parcourir des distances considérables, il n'a jamais entendu parler de quelqu'un dans le village qui posséderait une telle créature.

Avant d'avoir pu décider que faire, il entend un autre son rare près de sa maisonnée : une voix humaine qui crie au loin, semblant se rapprocher doucement.

Le sculpteur sur bois soupire face à cette intrusion et se dirige vers la porte de la maison pour voir qui traverse la forêt en ce Jour saint pour troubler encore plus sa paix.

La silhouette emmitouflée par une écharpe se déplace au travers des arbres, sans ski, ni raquettes, mais néanmoins en évoluant d'une vitesse décente. Le sculpteur sur bois referme la porte de sa maison derrière lui et attend sur le seuil de la galerie frontale de sa maison. Il est légèrement surpris de voir que l'appelant est une femme. Grande et mince, avec des cheveux bruns volant sous son bonnet, elle s'arrête brusquement en le voyant.

Le sculpteur sur bois l'examine d'un coup d'œil. Jeune - enfin, plus jeune que lui - les joues rougies de froid et d'effort, les yeux sombres et larges, la bouche large, laissant un nuage de vapeur s'échapper autour de sa silhouette. Son écharpe et ses mitaines vertes, qui égaye son manteau de laine brune, ainsi que ses hautes bottes noires qui lui montent presque jusqu'aux genoux, complètent la silhouette. Elle a un aura particulier dans le miroitement du soleil, alors que la jeune fille quitte le sous-bois pour venir devers lui.

L'homme ne dit rien, ne fait pas un geste vers elle. Il attend simplement sa réaction. Il ne l'a pas reconnue, mais il sait qu'un villageois le reconnaîtrait comme le vieil homme aigri qui vit dans la forêt. Dès que cela sera fait, elle se mettra à courir ou à s'éloigner.

Mais la femme le surprend en ne faisant ni l'un, ni l'autre. Au lieu de cela, elle dégage son visage de sous son écharpe et un sourire frisé se répand sur son visage. Un de ces sourires qui invite le spectateur à en faire de même. Une étrange petite étreinte agrippe la poitrine du sculpteur sur bois, alors qu'il tente de conserver son visage de marbre.

— Bonjour ! commence la jeune femme d'une voix rauque et essoufflée. Je sais que cela va sembler étrange, mais auriez-vous vu... euh... un renne passer récemment ?

— C'est le vôtre ? demande spontanément le sculpteur sur bois.

Il avait imaginé que la créature était l'animal de compagnie d'un riche fermier, peut-être, ou même partie prenante d'un spectacle itinérant. Cette femme ne correspondait pas à l'une ou l'autre des possibilités.

— Oh oui ! Il est à moi, répond-elle avec un soupir. Malheureusement, nous avons une conception un peu différente de la fonction de faire "un peu d'exercice".

La jeune femme cligne des yeux dans la blancheur de la neige qui encadre la maison de bois, qui se campe solidement derrière l'homme qui la domine de deux bonne têtes. Elle entend quelques bruits de hennissement et des coups de sabots sur le sol mais aucune bêtes ne se pointent autour de la maison et la petite clairière est libre de toutes bête, sauf celles qui s'aventurent de la forêt vers les mangeoires d'oiseaux ou d'écureuils. Elle voit bien un grand enclos de pâturage, mais aucune bête ne s'y prélasse pour le moment.

— Et par où est allé ce garnement de renne ? expire-t-elle en posant ses mains sur ses hanches.

— Il est sur le côté de ma maison, dans l'écurie, répond sèchement le sculpteur sur bois.

Les fins sourcils bruns se soulèvent sous la tuque de laine :

— Vous l' avez ? demande-t-elle joyeusement.

— Oui.

L'homme ne réussit pas à la reconnaître. Elle vient depuis la direction du village, et c'est assurément le seul endroit assez proche pour voyager dans cette neige sans équipement quelconque, mais elle n'agit pas du tout comme eux.

— Oh ! Je vous remercie, soupire-t-elle en souriant de plus belle. Je vais pouvoir vous en débarrasser Monsieur ?

Elle s'interrompt, en attente d'une réponse.

— Larsen, répond le sculpteur surpris de sa propre gaillardise, alors qu'il fait un effort supplémentaire pour demeurer avec une expression impassible.

— Oups ! Je m'appelle Sarah. Sarah Siedle, bien sûr.

Il la voit rougir de sa propre maladresse alors qu'elle enlève une de ses moufles pour lui tendre la main.

Personne, sauf son courtier onctueux, n'a jamais proposé de serrer la main du sculpteur sur bois depuis qu'il est venu dans les Pays du Nord. Et, même cet homme ne s'y est essayé qu'une seule fois. S'il avait s'agit de quelqu'un d'autre, Larsen le sculpteur bougon aurait ignoré le geste, sans même se soucier de sa grossièreté.

Mais d'une manière ou d'une autre, il ne pouvait pas refuser de répondre à cette jeune femme. Dans ses oreilles résonnait l'écho de la voix de sa mère lui reprochant son attitude et lui disant de se souvenir de ses bonnes manières.

Alors, enlevant lui aussi sa moufle de cuir, il lui prend la main et la serre une fois, la lâchant rapidement. Sous sa paume chaude, la petite main a été énergique et joviale alors que la sienne n'a représenté que force et sécheresse. Il remit rapidement sa mitaine. Bizarrement, sa propre attitude l'énerve pendant un instant.

— Suivez-moi, ajoute-t-il d'un ton bourru.

Il lui emboîte le pas et fait le tour de la maison, entendant le crissement de la neige sous les petites bottes noires derrière lui. Il ouvre la porte de l'écurie qui grince un peu en tournant sur ses gonds.

Le renne se tient tranquillement en compagnie des mules dans la petite écurie isolée de foin, chacun grignotant oisivement leur portion d'avoine. Achille s'est agenouillé dans la paille, Artémise est debout. Les trois bêtes semblent satisfaits, repus et sans hostilité.

— Reino, espèce de mauvais cerf ! reproche la femme avec un ton qui se veut teinté de réprimande mais qui transmet davantage un soulagement.

Elle pose ses mains sur ses hanches et fixe son animal de compagnie avec un regard empreint de sérieux et de blâmes. Sous ce regard, le renne baisse la tête avec un tintement, mais le sculpteur sur bois a l'impression que la bête n'est pas du tout repentante.

Sarah s'avance, pêchant dans la poche de son manteau une bride.

— Combien de fois dois-je te le répéter : il y a des bêtes dangereuses dans ces bois. Tu veux finir en repas pour une meute de loups ou en apéritif pour un troll des collines ?

— Il n'y a plus de trolls, objecte aussitôt le sculpteur sur bois.

La jeune femme femme lui lance un joyeux regard par-dessus son épaule :

— Vous le savez et je le sais, mais je doute qu'il le réalise, fait-elle remarquer avec un illogisme irréfutable.

Elle glisse facilement la bride sur le museau de Reino et la bouclant autour de ses bois. Le cerf frotte affectueusement le devant du manteau de Sarah, apparemment habitué à ses discours.

— J'aimerais bien avoir mon traîneau, soupire-t-elle, mais te pister dans les sous-bois me demandait de ne pas m'embourber.

C'est évident qu'elle aurait utilisé un tel objet... un traîneau pour un renne !

Larsen imagine l'attelage avec la jeune fille aux joues rougies de froid. Il trouve l'entreprise aventureuse mais finalement...ce n'était pas si une idée si étrange.

— Vous venez du village ? demanda-t-il soudain.

Le regard que la jeune femme tourne vers lui, exprime une surprise face à une évidence :

— Oui, bien sûr ! Je suis le nouveau professeur de sciences.

Beaucoup de choses sont devenues claires à ses mots. De toute évidence, personne ne lui avait parlé du vieil ermite grincheux qui vit dans les bois, pense le sculpteur Il est certain que cela se corrigera dès que les villageois sauront où elle a retrouvé son renne. Au fond de lui, il refuse de se demander pourquoi cette pensée le fait se sentir encore plus aigre.

Si c'était possible, Larsen aurait attelé les mules à sa petite charrette et aurait ramenée la jeune femme et son renne au village. Mais, la neige est beaucoup trop profonde pour envisager l'utilisation de la charrette.

— Vous pouvez emprunter mon traîneau, dit-il dans le même mouvement avant de se demander d'où vient cette invitations.

J'offre de prêter une possession à cette jeune femme que je ne connais pas ? Je devrais la chasser d'ici simplement.

À quoi pense-t-il ?

— Vous êtes sûr ? lui demande-t-elle incertaine. Je veux dire, bien sûr que je le rendrai, mais vous ne me connaissez pas.

— Bien sûr ! Je suis sûr, grogne-t-il, les dents serrées.

Il la dirige vers la maison en déverrouillant le bas de la porte menant à la maison :

— Vous feriez mieux de venir dans la maison pendant que je le retrouve.

Pendant un moment, il envisage qu'elle pourrait lui envoyer un refus è son invitation impromptu. Il attend, un peu nerveux. Mais, après un instant de réflexion, elle reprend la bride sur le cou du renne puis elle s'éloigne de Reino avec une petite tape amicale sur son encolure. Elle suit l'homme dans sa maison.

C'est la première fois que quelqu'un d'autre que lui-même est à l'intérieur de sa maison. Le sculpteur lui propose du bout des lèvres de suspendre son manteau à l'un des piquets près de la porte d'entrée, et est ensuite allé mettre la bouilloire sur le poêle à bois qui ronronne dans sa petite cuisine.

Il envisage de lui donner simplement du thé pour protéger ses os du froid, mais la voix de sa mère l'incite à nouveau à respecter ses bonnes manières. Il ajoute, avec un claquement de langue, une assiette de biscuits dans le plateau. Lorsqu'il revient vers la table de la salle è manger avec le plateau, il constate, à sa grande consternation, que sa visiteuse s'est déjà installée sur une de ses deux chaises et, les bras croisés sur le bord de la table, le menton posé sur eux, elle examine la scène de la Nativité.

Il pose le plateau à l'autre bout d'un coup sec, et elle se redresse, les yeux toujours grands ouverts vers l'œuvre d'art mais avec un maintien plus sérieux.

— Je n'ai rien touché, dit-elle doucement, sans excuses.

Une légère honte coule dans le cœur du sculpteur sur bois, et il baisse les yeux, versant du thé dans ses deux plus belles tasses. L'odeur d'écorce d'orange et d'épices qui s'en dégage, adoucit un peu l'ambiance. Il tend la tasse à la professeure puis s'assoit, poussant l'assiette de biscuits devant la Nativité et la jeune femme.

Elle en prend un avec un murmure de remerciement, mais n'y mord pas immédiatement.

— Ces figurines sont magnifiques, dit-elle avec un ton empreint de respect. Je n'en ai jamais vu d'aussi bien réalisées.

— Ce n'est rien, déclare le sculpteur sur bois avec un mouvement de la main pour cacher son embarras. Ce n'est que des choses que je fais pour m'occuper les mains en dehors des objets usuels.

Ce qui n'est pas toute la vérité, naturellement, mais il n'est pas habitué à se faire féliciter de la sorte. Surtout par une jeune et jolie jeune femme.

— J'ai vu votre travail dans les musées, ajoute la professeure avec un mouvement de tête entendu en mordant dans le biscuit. C'est tout aussi beau. Mais ici... les traits sont encore plus personnalisées.

Le sculpteur hausse ses sourcils de surprise. Il a fallu un œil perspicace pour reconnaître son style à partir de l'exemple de la Nativité. Mais, il n'ose pas remettre en question l'expertise de cette enseignante.

Il attend la suite. Les gens lui demande généralement ensuite pourquoi il s'est enterré dans les hauts pays. Mais, elle n'en fait rien. Au lieu de quoi, elle grignote son biscuit. Il prend une gorgée brûlante de thé et s'éclaircit la gorge.

— Je ... Pourquoi avez-vous un renne ?

La jeune femme laisse échapper un petit rire qui résonne agréablement sur les murs de la petite maison :

— La plupart des gens demandent où je l'ai trouvé, répond-elle avec l'œil brillant. Reino est un legs. En fait... avant de venir ici, j'étais un tutrice privée pour un jeune homme dont le grand-père possédait un petit troupeau de rennes. Dans l'ensemble de ses bêtes, il y en avait un, plus petit que les autres. Cela arrive. Je l'ai vu grandir au fil des trois ans que j'ai aidé le petit-fils. Mais, il n'a jamais atteint sa taille "normal". Mais il a un cœur fort et fonceur ! Reino et moi sommes devenus amis, et quand le vieil homme est mort... J'ai découvert qu'il m'avait laissé ce "petit renne, cette crapule", comme il le désignait avec tendresse, dans son testament.

Elle hausse les épaules, un sourire attendri éponge un peu la rudesse de ses propos.

— Je suppose que je pourrais le donner à un zoo, mais nous sommes copains, Reino et moi. Et il garde mon esprit vif et m'oblige à me tenir en forme... pour pouvoir le poursuivre en forêt !

— Il semble certainement ... très vif, c'est le moins que l'on puisse dire !

Elle rit encore.

— C'est un coquin de renne ! Et il m'épuise par ses mauvais coups, dit-elle franchement, mais je l'aime.

Cette étrange tiraillement se fait à nouveau sentir dans la poitrine du sculpteur sur bois, et il prend encore un peu de thé. Comme si elle sent son humeur, l'enseignante se tait, finissant son biscuit et sirotant du thé avec un air de courtoisie.

Elle ne le regarde pas avec trop d'insistance ni n'essaye de le faire parler de lui. Il reconnaît cette qualité malgré sa curiosité évidente. Le respect d'autrui. Ses yeux se posent à nouveau sur sa tasse, puis vers la Nativité. L'admiration qu'il y voit le réchauffe légèrement. Il est vrai que ces personnages ne sont qu'une fantaisie, mais il les aime et tient sincèrement à eux.

Remettant sa tasse sur le plateau, il se lève.

— Il y a encore du thé si vous en voulez, déclare-t-il en se levant tout en enfilant ses moufles.

Il sort, la laissant au chaud dans la maison.

L'annexe de l'écurie contient le chariot des mules, sa hache et d'autres outils lourds. Il y conserve aussi un long traîneau qu'il utilise parfois pour transporter les fournitures en hiver, lorsque la neige est plus solide pour les sabots des mules. Il est de bois avec des patins en acier et des cerceaux en métal pour les sangles : ce sera un peu lourd à tirer pour Reino, juge le sculpteur sur bois, mais la professeure est mince et le chemin du retour au niveau de la route. Avec ses sabots dessinés pour flotter sur la neige, Reino réussira à emporter le traîneau avec lui.

Il l'inspecte rapidement pour s'assurer qu'il est toujours en bon état, puis le transporte dans la cour de l'écurie et le laisse là.

En entrant dans la maison, il voit que le plateau a été retourné à la cuisine et que l'enseignante a repris sa place à table.

— C'est prêt.

Sans un mot, elle se lève, remet son manteau, ses moufles et son bonnet. et le suit.

Sa réserve s'estompe légèrement quand elle voit le traîneau.

— Vous avez fait cela aussi ? demande-t-elle avec admiration devant la courbe du traîneau en bois veiné.

Le sculpteur sur bois hausse les épaules en un oui discret. C'est un objet usuel et pratique, rien de plus, mais ses soirées sont longues et calmes, et il a pris son temps pour concevoir ce traîneau. Le devant se courbe en un gracieux parchemin, et il a raboté les planches pour les rendre très soyeuses. La noblesse du bois s'exprime par le choix des courbes et des mouvements donnés par le burin du sculpteur. Le traîneau a une certaine élégance malgré son usage simple et quotidien.

La professeure se penche et passe une main sur le devant, ses longs doigts nus dans l'air froid.

— Comme c'est beau, murmure-t-elle.

Le sculpteur sur bois se racle la gorge, se sentant la tête plus enchevêtrée de minute en minute.

— Avez-vous besoin de quelque chose pour servir de rênes ?

— Quoi ? Oh ! non.

Elle se redresse de son observation et fouille encore une fois dans ses poches, en extirpant deux longues longes de cuir.

— Ceci devrait faire l'affaire. déclare-t-elle avec un petit sourire.

La professeure a dû ressentir le doute dans les yeux de l'homme, car elle ajoute :

— Malgré qu'il tente de découvrir les bois tout seul, Reino aime tirer un traîneau et il a été formé pour se faire. De plus, il connaît le chemin du retour. Tout ce que j'ai à faire, c'est de tenir le coup.

Le sculpteur sur bois en doute un peu, mais ce n'est pas de ses affaires. Ensemble, ils sont retournés à l'écurie et la professeure a mis la main sur la tête de Reino. Il l'a suivi sans protester. Avant de l'accompagner, l'homme a donné une dernière poignée d'avoine aux mules avant de refermer la porte après lui.

La professeure a attaché les rênes à la bride de Reino et les a enfilées au travers des anneaux de traction à l'avant du traîneau. Aussitôt, le renne se tient la tête bien haute, les petites cloches sonnent faiblement à chaque coup d'oreille, et, en effet, il a l'air alerte et prêt à courir.

La professeure torsade son écharpe en toute sécurité autour du bas de son visage, vérifie ses mitaines et son manteau. Pendant que le sculpteur tient la bride près du mufle de Reino, elle s'installe sur le traîneau, attache ses pieds au fond de l'appareil et enroule l'autre extrémité des rênes autour de ses mains.

— De quel côté est la route vers le village ? demande-t-elle humblement.

Le sculpteur sur bois sent un tremblement au fond de sa gorge à la voir ainsi insécure. Puis, il montre du doigt la direction du sentier qui serpente dans les bois jusqu'au hameau voisin.

— Je rapporterais le traîneau dès que possible, affirme Sarah en hochant la tête.

Elle lui sourit, ou du moins il le pense : sa bouche est couverte par l'écharpe, mais ses yeux brillent en même temps. De beaux yeux verts.

Il fait un vague mouvement de la tête, déchiré entre lui offrir qu'il le ramènerait lors de son prochain voyage et vouloir qu'elle le ramène le lendemain pour qu'il puisse la revoir à nouveau. Mais il se tait et s'éloigne de l'attelage.

La professeure tire légèrement sur les rênes afin d'orienter son coursier dans la bonne direction, puis, elle secoue les longes en criant de sa voix un peu rauque :

— Allez Reino ! On rentre à la maison, mon garçon !

La bête se lance dans une course lourde - lourde, mais rapide. Le traîneau bondit en avant dans un nuage de neige et un scintillement de clochettes. Le sculpteur sur bois entend la professeure crier de joie tandis que Reino court. En quelques instants, ils ont parcouru le chemin jusqu'à la route et ont disparu, ne laissant que les traces dans la neige et un pétillement de poudreuse blanche qui virevolte un instant autour de l'homme.

Le silence est revenu. Le sculpteur sur bois cligne des yeux, soupire et retourne à l'intérieur. En reposant son manteau au crochet, il se dit combien il est bon de retrouver sa tranquillité.

Mais la présence de l'enseignante semble persister au-delà du lavage des tasses. La bouilloire retourne près du poêle où une nouvelle flambée réchauffe la pièce. Le sculpteur mange les deux derniers biscuits après son repas du soir.

Une minime trace de parfum flotte dans l'air. Le sculpteur sur bois ne peut pas tout à fait le nommer, mais cela lui rappelle des étés qu'il pensait avoir oubliés : la lumière du soleil, la chaleur et la vie dans toute sa verdure. Un si tendre vert.

Serrant les lèvres, il brosse les miettes de son comptoir de cuisine, puis il se dirige vers son coin de travail, son atelier au fond de la maison, pour reprendre ses ouvrages et pour se perdre dans son métier.

Ce n'est qu'en regagnant son lit cette nuit-là qu'il réalise qu'il a oublié de lui demander pourquoi elle décore son renne ainsi.

❄❄❄❄❄

Larsen ... car nous l'appellerons donc ainsi, maintenant qu'il y a quelqu'un pour prononcer son nom ... ne sait pas quand s'attendre à ce que la professeure lui rende son traîneau, mais le lendemain de Noël apporte de la neige lourde qui se transforme en deux journées de blizzard. Il s'installe donc chez lui, comme un blaireau dans un terrier confortable, passant les courtes heures du jour à son établi et les soirées à lire près de la chaleur du poêle èa bois de la cuisine. Les mules, habituées aux tempêtes, somnolent la plupart du temps, économisant leur énergie pour le moment où un ciel dégagé leur permettra d'aller au pâturage et qu'elles pourront alors piétiner la neige dans leurs ébats.

Le quatrième jour, endormi dans sa routine hivernale facilitée par la tempête, il a presque oublié la professeure. Presque.

C'est à dix heures tapantes du matin, sous un soleil resplendissant, qu'il entend des crissements de pas dans la neige sur la galerie de sa maison.

Il ouvre la porte avant même que son visiteur ne puisse frapper. C'est la professeure, cette fois chaussée de bottes de skis de cuir souple. Les skis et bâtons sont plantés dans le banc de neige près des marches de la longue galerie. Le traîneau de bois trône près d'eux. Elle l'a tiré derrière elle ! Le sculpteur n'en revient pas : ce petit bout de femme est définitivement très robuste et d'une ténacité hors pair. D'un coup d'oeil, l'homme réalise qu'il n'y a aucun signe de Reino.

— Salut ! dit-elle gaiement en ouvrant un peu son manteau, le visage rougit par l'effort qu'elle a déployé.

Elle porte un sac et le bonnet chapeau vert couvre sa tête à nouveau. Son visage est lumineux et ses yeux brillent sous les boucles brunes de ses cheveux qui s'échappent de son bonnet.

Larsen ressent une vague d'émotions emmêlées et inconfortables, en partie dû à un mécontentement d'être dérangé, en partie venant aussi à un plaisir timide - et nouveau - de revoir cette jeune femme intrépide.

— Dame Siedle. Bien le bonjour !

Elle sourit à cette appellation, un sourire engageant qui lui donne envie de lui rendre à son tour. Mais il serre les lèvres.

— Sara. Appelez-moi Sarah. J'insiste.

Elle lui évite de trouver une réponse en agitant une main gantée vers le traîneau.

— Où vous voulez que je le place ?

Larsen, chausse ses bottes puis s'avance, en marmonnant :

— Je vais m'en occuper.

Et puis il s'entend ajouter, dans une sorte d'horreur émerveillée, alors que sa bouche s'exprime, de sa propre volonté :

— Entrez, je viens de faire une tasse de café.

La professeure ... Sarah ... hausse les épaules, toujours de bonne humeur.

— D'accord, merci.

Elle prend le temps de secouer ses habits de la neige qui y colle avant de s'engager sous le porche de la maison du sculpteur. Larsen attrape le devant du traîneau pour l'emmener dans le hangar, se réprimandant mentalement. Suis-je fou ? L'inviter encore à s'asseoir chez moi ? Il n'y a absolument aucune raison pour qu'elle reste, et toute une série de raisons pour l'accélérer vers un retour chez elle.

Et pourtant, il ne peut se résoudre à annuler l'invitation.

Sa mère ne lui pardonnerait pas cette incohérence.

Le traîneau bien rangé, Larsen retourne à sa porte, secouant la neige de ses bottes avant d'entrer. Alors qu'il referme la porte derrière lui, il constate que Sarah a accroché sa veste et son écharpe à la même cheville qu'auparavant. Elle est à la table, admirant la Nativité qui y trône encore. En effet, Larsen conserve à la place d'honneur cette scène pour les douze jours suivant celui de Noël. Sarah est penchée au-dessus de la table et se tord le cou pour examiner les traits de la figurine de Marie.

— Vous pouvez toucher, dit-il d'un ton bourru, sachant que ce serait idiot de lui interdire.

Les personnages sculptés dans le bois ne sont pas fragiles et Sarah n'est pas une enfant insouciante. À force de se pencher sur la table, elle va surtout finir par se faire mal au cou ou au dos.

Sarah lui envoie un rapide sourire timide par-dessus son épaule. Puis, elle soulève la figure de Marie avec grand soin, faisant un petit bruit de joie quand elle découvre que l'enfant Jésus sur les genoux de la figure est en fait une pièce indépendante qui y trouve place comme dans un giron bienheureux.

— Oh ! c'est intelligent, dit-elle, berçant le petit bébé en bois dans sa paume. Pas de mangeoire ou de berceau ?

Larsen hausse les épaules. Il accroche son propre manteau et se dirige vers la cuisine pour chercher le café.

— Ma... mère ne les a jamais aimés. Elle disait qu'aucune vraie mère ne laisserait son nouveau-né dans une crèche. Au contraire, un cœur de mère le conserverait le plus près d'elle.

— Très vrai, approuve Sarah.

Elle repose Marie et remet, d'une touche délicate, le bébé sur les genoux de la mère.

— Oh ! je vous ai apporté quelque chose : en guise de remerciement, pour Reino et le traîneau.

Elle se penche pour fouiller dans un sac à dos à ses pieds. Elle en extirpe une boîte de carton qu'elle tend au sculpteur avec un autre de ses sourires lumineux. Un peu inquiet, Larsen délaisse son cabaret de café, et s'approche d'elle. Il soulève le couvercle, pour être confronté à une pile de biscuits au sucre, en forme de... renne.

— Je ne les ai pas fait, avoue Sarah en rougissant légèrement. Je veux dire: je les ai coupés, mais je suis désespérée de cuisiner quoique ce soit. Madame Brickles, au manoir où je loue, a fait le mélange pour moi.

Larsen regarde les petites confiseries, leurs bois et leurs bords bruns et croquants. Sa poitrine se serre un peu. Il ne peut littéralement pas se souvenir de la dernière fois que quelqu'un lui a apporté un cadeau, encore moins un cadeau qu'il a fait de ses mains expressément pour lui. Depuis la mort de sa mère, personne n'a pris suffisamment soin de se déranger pour lui.

Il lève les yeux vers Sarah, qui a l'air incertain, et lentement un sourire apparaît sur le visage de l'homme, un sourire rouillé et timide.

— Merci, Sarah.

La jeune femme lui sourit en retour, un sourire si lumineux que cette vision le rend étourdi et léger.

❄❄❄❄❄

La vie du sculpteur sur bois change avec le début de la nouvelle année. La professeure est revenue régulièrement, pour lui apporter quelque chose ou lui poser une question. Mais bientôt, ils laissent les excuses de côté. Elle vient juste lui rendre visite.

Larsen s'ouvre lentement envers elle. C'est une femme qui n'est pas intriguée par lui comme le reste des villageois. Elle a un esprit aussi vif et affamé que le sien. Ils passent de très bons moments à discuter de leurs vécus et de leur passion. La jeune femme apprécie sa compagnie et elle se déplace en ski ou avec son propre petit traîneau tiré par Reino, malgré la neige et le vent. Et, alors que le printemps se pointe le nez, elle vient le rejoindre en marchant au travers des bois verdissant.

Il s'épanouit à chacune de ses visites et anticipe sa venue avec allégresse. Avec les tâches de la professeure à l'école, leurs rencontres sont moins fréquentes, mais elles leur sont d'autant plus douces pour cela. Lorsqu'elle arrive, il l'entend et vient à sa rencontre. Elle lui sourit toujours, heureuse, réfléchie et pleine d'énergie. Parfois, Larsen se demande pourquoi il l'apprécie tant, mais ses réflexions ne vont pas plus loin. Pour la première fois de sa vie, il croit qu'il commence à se faire une amitié sincère.

Petit à petit, le printemps devient l'été. L'enseignante amène le sculpteur à venir au village. C'est l'occasion pour lui de venir l'aider à son tour. Il entre dans sa classe, endimanché et un peu maladroit, afin de venir montrer aux enfants, qui l'an passé courraient encore en se moquant de lui, comment reconnaître les constellations dans le ciel et comment s'orienter dans les bois avec les indices du ciel et de la nature. Sous l'œil d'aigle de Sarah, les enfants sont respectueux et finalement, ils tombent également sous le charme de cet ermite qui doucement, se laisse apprivoiser.

Larsen revient quelques fois au village, sur le chemin de l'école, et de son institutrice, emportant parfois avec lui des morceaux de pin tendre et des couteaux à bois. La porte de l'école du village est bientôt décorée de jolies fleurs, soleil, étoiles et sapins, qui accueillent les villageois lors de la réunion des parents de la fin de l'année scolaire. Si l'un des villageois a trouvé étrange que l'ermite bourru de la forêt devienne soudain un visiteur assidu des rues de leur commune, ils ont la grâce de ne rien dire, du moins dans son entourage. Mais, avec le temps, le regard des parents des élèves de Mme Sarah Siedle changent lorsqu'ils le croisent et ils lui offrent même un sourire et une timide salutation. Il arrive même que Larsen leur réponde !

La pensée de Larsen commence à avoir de plus en plus souvent Sara comme toile de fond. Tout au long de ses occupations journalières : sculpter le bois, lire, couper le bois, s'occuper de ses mules; souvent il se surprend à visualiser les prochaines discussions avec elle. De plus, les créations qui fleurissent sous ses doigts lui semblent plus gracieuses, plus pleines de vie. Il a toujours apprécié la beauté de la forêt, mais il commence à la voir ailleurs aussi : dans les maisons soignées et bien rangées du village, dans le son d'un rire confortable venant du café du coin, dans les mains jointes d'une sœur aînée qui guide un frère cadet de l'autre côté de la rue.

Et, alors que l'été décline vers l'automne et que Larsen s'affranchit doucement de son ermitage et s'adresse aux villageois presque en souriant, naît dans son esprit une image de Sarah, comme lorsqu'il pensait aux autres femmes, dans son ancienne vie.

Cette conception l'effraie et il redevient bourru. Il se retire dans les profondeurs vertes et fraîches de sa forêt et entre en lutte avec ces idées. Il ne veut avoir besoin de personne; il est terrifié et il n'aime pas cela.

Sara a vu le changement en lui et est devenue plus calme, mais elle ne s'est pas détournée, même lorsque ses mots étaient durs. Un jour, de colère, il lui demande d'une voix sourde :

— Pourquoi êtes-vous ici ? Le village ne vous a-t-il pas averti à quel point je suis un homme aigri et malotru ?

Elle cligne simplement des yeux vers lui.

— Je ne les ai pas crus.

— Vous devriez, dit-il amèrement.

Elle le surprend avec un rire - calme, mais un rire.

— Ils avaient tort.

Cela l'a fait taire. Et ce soir-là, après son départ, il repense à leur première rencontre. Il a été bourru à ce moment-là, certes, mais elle n'a jamais exigé plus de lui, n'a jamais été moins amicale pour autant. Sachant qu'elle connaissait l'opinion des villageois à son égard n'a rien signifié pour elle. Elle a simplement attendu le meilleur de lui ... et il l'a en effet progressivement fourni.

Ce n'est que le lendemain qu'il a réalisé qu'elle n'a pas répondu à sa question, et cela ne fait qu'il ne se la pose que davantage.

❄❄❄❄❄

C'est quelques semaines plus tard, alors que les arbres à larges feuilles flamboyaient de leurs couleurs, à l'orée de la fin du village, après une séance de sculpture avec la classe de la jeune femme, qu'il lui demande, avec nonchalance, si elle compte s'installer au village.

Sara hausse les épaules, étirant ses bras, mal à l'aise.

— Je ne pense pas, dit-elle, un peu agitée.

Le cœur de Larsen tremble.

— J'adore ça ici, et c'est parfait pour Reino, mais ... Je pense que je cherche quelque chose. Je ne sais pas ce que c'est, mais quand je le trouverai, j'y resterai.

Larsen acquiesce et change de sujet.
Quand il rentre chez lui, dans le crépuscule qui tombe rapidement, il se tait toujours, mais elle aussi.

Cette nuit-là, sous la lune croissante qui éclaire son chemin dans la forêt vers sa maison, le sculpteur sur bois a jugé que d'être sorti de sa forêt avait été une erreur.

Il a fait toutes sortes de plans, écrit des notes dans sa tête pour éventuellement les laisser à l'intention de Sara, la prochaine fois qu'elle viendrait et qu'il serait alors commodément parti dans la forêt profonde. Car, il sait que s'il ne laisse aucun mot, elle viendra le chercher, et son cœur endolori ne veut finalement... plus la voir.

Les deux jours suivant, une pluie froide et continu est tombée. Larsen se retrouve bloqué dans sa maison au fond des bois, à ruminer ses funestes idées. Comme reflétant son malaise, son tête commence à le faire souffrir sans raison, sa gorge devient rugueuse et ses os lancent des pointes de glace vers sa colonne.

Le troisième jour, sa vue se trouble et il transpire de tout son corps. Il demeure au lit et ne se lève qu'avec difficulté. Son corps rejette toute nourriture, même la plus faible des tisanes.

Au quatrième jour, il délire.

Il s'ensuit une longue période de confusion, où rien ne semble réel et ses rêves le poursuivent dans les couloirs de son esprit, entraînant avec eux les horreurs de son passé et le faisant revivre. Il rejette et tord ses draps, son corps tout entier, tour à tour grelotte ou brûle.
Il hurle et parle dans son sommeil, ou ce qui en tient lieu. Il discute avec sa mère, pleurant ses torts et argumentant ses décisions. Il voit Sarah qui s'éloigne loin du village, loin de lui. Les villageois se moquent de sa perte et le repousse loin de l'école. Reino le regarde d'un air triste, puis trotte derrière la jeune femme aux boucles brunes. Le regard d'émeraude se perd dans la brume qui tombe sur la forêt.

Pendant longtemps, corps et âme, il ne peut que souffrir. Ses cours instants de petite lucidité, il pleure de sa bêtise et s'inquiète pour Achille et Artémise, abandonnés dans l'étable. Mais, il est incapable de se tenir debout assez longtemps pour même envisager de quitter le lit.

Et puis, ses rêves deviennent plus doux, bien qu'ils soient encore étranges. Sarah y est présente. Son toucher est frais et calme son malaise. Sa voix qui murmure à son oreille l'éloigne de ses cauchemars. Elle porte de l'eau à ses lèvres desséchées et lisse la couverture sur ses épaules. Il attrape sa main et, dans son délire, il l'implore de lui faire la promesse de rester.

Il ne perçoit pas de réponse à sa supplique mais il a l'impression qu'une pluie bienfaisante tombe sur sa peau ardente, et cela lui permet de dormir, de guérir.

❄❄❄❄❄

Se réveiller de la maladie est un soulagement. Larsen a l'impression d'avoir été essoré et laissé sécher au soleil. Mais, son esprit est enfin plus clair et la fièvre le frappe moins. La pièce est sombre, une seule lumière est allumée contre la nuit. Pendant un moment, il pense qu'il est seul, mais il réalise alors alors à lui que ses draps sont propres, que sa maison sent la soupe et les herbes fraîches, non pas la maladie.

Et puis, la double porte s'ouvre, une voix basse parle aux mules alors qu'une mince silhouette se glisse à l'intérieur avant de refermer le bas de la porte menant vers l'étable. Larsen pousse une longue soupir : une de ses inquiétudes est soulagée - quelqu'un s'occupe de ses charges.

La silhouette se dirige silencieusement vers la cuisine, l'eau coule au lavabo alors qu'il reconnaît la jeune femme qui se lave les mains. Bien sûr, c'est Sarah. Qui d'autre viendrait le soigner ? Il le réalise. Qui d'autre remarquerait son absence ou s'en soucierait suffisamment pour venir vers sa maison ?

Il est trop faible pour s'asseoir ou ou l'interpeller. Chaque fibre de son corps lui fait mal. Larsen la regarde se déplacer avec élégance dans sa maison, replaçant la vaisselle dans la huche, posant la bouilloire sur le poêle, ajoutant une bûche dans celui-ci. Quand elle vient à son lit et pose une douce main sur son front, il voudrait de tout son cœur s'en saisir pour lui signifier sa reconnaissance.

— Je suis réveillé, croasse-il très bas à la place.

La lumière éclaire Sarah à contre-jour et il ne peut pas voir son expression. Il entend cependant un long soupir et voit les épaules de la jeune femme se relâcher quelque peu, comme si un fardeau leur a été enlevé.

— Voilà qui est bien, constate-t-elle simplement d'une voix basse et sincère.

— Combien de temps ? réussit-il à demander, avant de s'étouffer alors que sa gorge se referme comme un étau.
Sarah se penche et prend une tasse qu'elle remplit d'eau au pichet posé sur la commode près du lit.

Sara glisse un bras fort derrière ses épaules et le soulève suffisamment pour qu'il puisse boire. L'eau est fraîche et douce. Une bénédiction pour sa bouche desséchée.
— Merci, marmonne-t-il d'une voix plus claire alors qu'elle le replace sur ses oreillers.
— Cinq jours, depuis que je suis là, répond-elle en reposant la tasse près du pichet. Achille et Artémise vous demandent. Ils reviennent du pré avec Reino. Je ne sais qui d'eux trois a gagné la course pour le bol d'avoine.

Le sculpteur aurait pouffé de rire s'il en avait eu la force. La normalité de cette situation le calme autant que la présence de Sarah près de lui. Comment penser vivre seul ?
— Merci, répète-t-il en tendant faiblement sa main vers a jeune femme.

Une paume chaude l'enveloppe. Il a le temps de voir, dans la demi pénombre, un sourire s'épanouir sur le visage de la jeune femme.

— C'est tout à fait naturel, Larsen.

Cette voix l'accompagne dans le nouveau sommeil que son corps réclame malgré lui.

Je dois lui dire mon prénom.

❄❄❄❄❄

Le rétablissement du sculpteur est très lent. Trop lent pour lui convenir, mais quand il s'en plaint, Sara lui sourit simplement. Elle reste un peu au-delà de ce que la convenance peut permettre, mais il n'y a personne pour désapprouver. Larsen a même envisagé de simuler une rechute pour qu'elle puisse rester plus longtemps.

Mais, finalement, un bon matin, il réussit à traverser sa maison sans se sentir nauséeux. Puis, le lendemain, il soulève les seaux pour abreuver et nourrir les mules. Le jour suivant, Sarah a alors emballé ses affaires pour prendre congé.
Tandis qu'elle boutonne sa veste, Larsen prend son courage et tend la main pour refermer ses doigts autour du mince poignet.

— Je ne veux pas que tu partes, murmure-t-il, espérant que ses mots portent toute la signification qu'il ne peut exprimer.

Les mains de la jeune femme s'arrêtent et ses yeux de jade se lèvent vers le les iris marrons qui la fixent avec un désespoir non feint.

— Je sais, dit-elle doucement.

— Que cherches-tu ?
Il saait qu'elle n'a pas de réponse, mais il ne peut pas retenir la question.

Elle se mord la lèvre et il sent un tremblement sous ses doigts.

— Larsen...

— Abel, corrige-t-il, lui donnant la seule chose qu'il lui reste à donner.

Elle le regarde avec milles éclats de larmes proche de déborder et la gorge nouée.

— A...Abel... je...
Un silence passe.
— Quand tu le trouveras, Sarah, tu me le diras.

Il a su conserver une voix douce. Repoussant au fin fond de lui-même les supplications qui veulent prendre le dessus.

Sarah semble sur le point de dire quelque chose, mais finalement elle ne fait que lui donner un sourire. Puis, elle libère son poignet et attrappe la main de l'homme :

— J'y vais.

Un silence, Leurs mains sont chaleureusement l'une contre l'autre, paume contre paume, puis Sarah se retourne et ouvre la porte. Dans la cour devant la maison, Reino attend, avec les bagages de Sarah sur le dos.

— Au revoir, Abel, chuchote-t-elle avec un petit sourire figé.

Puis, elle marche vers le sentier, son renne à sa suite.

Et de cela, il doit se contenter.

❄❄❄❄❄

L'automne blanchit en hiver.

Larsen... Abel reprend ses forces et, sans un mot, ses visites au village. Les enfants l'accueillent avec enthousiasme, une nouvelle sensation pour lui, et il leur rend leur sourire avec une sorte de timide plaisir réservé. Sarah aussi sourit quand elle le voit, et Larsen se retrouve avec un cœur tremblant à chaque fois. Au bord d'un précipice de quelque chose innommable.

Il commence à travailler sur un nouveau projet, beaucoup plus grand que la plupart de ses travaux : un petit traîneau, suffisamment léger pour que Reino puisse le tirer mais assez haut sur ses patins pour que la neige projetée de ses sabots n'atteigne pas le visage de la conductrice. Larsen y a mis toutes ses compétences, lui donnant une ligne en forme de cygne et sculptant de minuscules fleurs le long de chaque bord. Il l'a caché dans le hangar, sous une vieille couverture de jute, pour que Sarah ne le voie pas quand elle vient. Il espère tristement la voir monter dans ce traîneau, non seulement cet hiver mais pour beaucoup d'autres à venir. Ce sont ces rêves d'avenir qui ont guidé le couteau à bois et ses doigts agiles.

Et si ce traîneau l'emportait loin de moi ?

❄❄❄❄❄

La semaine avant Noël, Sarah décide d'orner Reino pour les vacances. Abel l'accompagne dans sa petite écurie pour tenir les ciseaux et le ruban pendant qu'elle travaille. Le renne se tient patiemment pendant que Sara coud et noue. Larsen la regarde faire avec intérêt devant sa dextérité et il lui tend les clochettes lorsqu'elle lui demande. Lorsqu'elle a fini, il fouille dans sa poche:
— Tiens, dit-il en déposant de minuscules étoiles de bois dans sa paume. J'ai pensé qu'il pourrait aimer quelques nouveaux ornements cette année.

Sarah en prend une et la soulève pour en admirer les détails et points délicats ainsi que le travail en filigrane. En observant les cinq autres étoiles, elle réalise que chacune est unique et remarquablement belle. Elle lui fait un sourire aveuglant.
— Elles sont très belles, Abel. Merci beaucoup.

Elle les enfile sur les rubans, les laissant danser au-dessus des oreilles de Reino. Quand elle a fini, elle tapote l'épaule du renne, et il secoue la tête pour faire tinter les cloches.

— Magnifique, constate-t-elle. Reino, tu es magnifique !

Ils ouvrent la porte de l'écurie pour laisser Reino sortir dans le paddock. Le renne les dépassa royalement et s'arrête dans la nouvelle couche de neige pour humer l'air. Son souffle givre autour de lui, comme un nuage qui l'entoure. Il gonfle ainsi son poitrail, heureux de sa nouvelle apparence. Sara et Abel, satisfaits de leur travail, le regardent avec admiration.

Puis, d'un bond, le cerf prend son élan puis franchit la clôture du paddock. Il se mets à courir légèrement vers la frontière du village.

— Reino ! Espèce de mauvais cerf !

Rapidement, tout ce qu'ils aperçoivent, c'est l'arrière train du renne qui passe la frontière de la forêt au bout du chemin. Dans l'air frais, le tintement des clochettes s'évanouit, emporté par la vitesse des sabots de l'animal fugueur.
Sarah, se lance à sa suite, les mains dans les airs, sans manteau, moufles ou gants :
— Reino ! Mauvais Garçon !
Larsen éclate de rire, se pliant en deux et rugissant. Sarah revient vers lui et il sent à peine que Sarah le frappe sur l'épaule. Il n'a pas ri si fort depuis des années, mais la vue de de la surprise colérique de Sara, alors que son animal de compagnie disparaît dans les arbres, encore une fois, accompagné de ses cloches rubans - et étoiles- était trop revigorant.

— Tu peux te moquer, Abel ! gronde-t-elle à travers un sourire qu'elle tente de réprimer. Juste pour ça, tu vas m'aider à le retrouver.

Dès qu'il peut respirer de nouveau normalement, Larsen accepte avec un sourire heureux.

Ils se retrouvent sur des skis, suivant les traces de Reino dans les bois. Le renne est visiblement allé partout où sa fantaisie l'emmenait, car les empreintes de sabots errent sans ligne droite.

Ce n'est que le milieu de la matinée, et ils ont des heures avant le coucher du soleil, alors ils ont pris leur temps, glissant du sommet des colline et pentes de neige, parlant d'étoiles, d'arbres et de l'intraitabilité des rennes.

— Ne rentrerait-il pas de lui-même ? demande Larsen, alors qu'ils s'arrêtent pour respirer dans une petite clairière accrochée à un sommet aux pins enneigés.

Sarah roule des yeux :
— Finalement ? Bien sûr, s'il ne se met pas en difficulté en premier.

Elle enfonce son bonnet un peu plus et replace ses moufles :

— Je ne peux pas m'empêcher de m'inquiéter pour lui.

— Les trolls des collines n'existent pas, lui rappelle Larsen alors qu'ils reprennent leur chemin.

— En es-tu si sûr ? réplique Sarah en souriant.

— Au moins nous on le sait.

Le sentier des traces de renne-avec-des-clochettes-et-des-étoiles continue, les conduisant ici et là, jusqu'à ce qu'ils pénètrent dans une autre clairière... une attenant une maison à haute toiture et volet verts, si familière.

Larsen grogne en soufflant. Sara secoua la tête, incrédule.

— Je suppose qu'il est rentré à la maison après tout, déclare-t-elle d'une voix particulière.
Laissant Larsen derrière elle, Sarah se donne un grand élan avec ses deux bâtons et se laisse glisser vers la petite écurie.

Le cœur de Larsen fait une embardée particulière. Il la suit, se demandant s'il a sa réponse.

Effectivement, les pas de Reino se dirigent directement vers la clôture du petit pré, qu'il a sauté, puis il est entré par la porte porte de l'écurie entrouverte par Abel afin de laisser libre accès à ses mules pendant sa visite au village.

Reino est agenouillé dans la paille avec les mules. Achille est aussi au sol, au coude à coude avec son ami, pendant qu'Artémise, curieuse, hume et grignote l'un des bouts de rubans.

Sarah ferme la porte avec un moue de dégoût amusé mais rassuré.

— Misérable animal, dit-elle la voix pleine d'une affection non dissimulable.

Larsen glousse en ramassant leurs attirail de ski.

— Tu pourrais aussi bien entrer, propose-t-il. Je pense que j'ai des biscuits quelque part.

Il a fait du feu dans le poêle qui n'a pas pris de temps à ronronner. Il a fait un café bien sucré et a trouvé les biscuits. Pendant ce temps, Sarah a aussi ravivé le feu dans la cheminée.

Ils se sont installés sur le tapis, devant le feu, grignotant dans un silence aimable. Ils se sentent un peu fatigués après leur expédition forcée et à moitié hypnotisés par les flammes bondissantes dans l'âtre.

Après la disparition des biscuits, Larsen ose regarder Sara directement. Elle a les joues rougies et une expression rêveuse. Il ose enfin :

— Si je t'embrassais, tu t'enfuirais aussi ?

Elle se tourne vers lui, ses yeux scintillants.
— Abel Larsen... C'est drôle ... Je me demandais justement la même chose à ton sujet.

La conclusion est inévitable.

La professeure a donc trouvé ce qu'elle cherchait et le sculpteur de bois a retrouvé son cœur. Cette veille de Noël, il a ajouté une autre figure à sa crèche. Comme toujours. Cette année, c'est un renne, gracieux et élégant, avec de minces rubans enroulés autour de ses bois et ornés de toute petite cloche d'argent. Sa tête n'est pas fièrement levée, mais pliée humblement vers le bébé sur les genoux de Marie, de sorte que le tintement de fée puisse faire sourire l'enfant.

Et Reino le renne partage maintenant l'écurie avec Achille et Artémise, les mules. Alors que Sarah, la professeure, partage la maison dans les bois avec Abel, le sculpteur de bois. Car, comme l'a dit Sarah, le renne est rentré à la maison après tout. La maison pour tous les deux.

F I N

*******


Pour votre info:

Le renne (Rangifer tarandus), appelé caribou au Canada, est un cervidé originaire des régions arctiques et subarctiques de l'Europe, de l'Asie et de l'Amérique du Nord. Il a également été introduit dans l'archipel antarctique français des îles Kerguelen où il s'est naturalisé et vit désormais à l'état sauvage.

Les plus grandes hardes de caribous sauvages se trouvent en Alaska et dans le nord du Québec et du Labrador. Le renne a été domestiqué, notamment dans le Nord de l'Europe et en Sibérie où il sert d'animal de trait, de bât et de course.

Le mot caribou, utilisé pour décrire l'espèce par les premiers explorateurs français, tire son origine du mot micmac « xalibu », qui veut dire « celui qui gratte le sol avec sa patte » ou « qui creuse avec une pelle ». Les explorateurs anglais de l'Arctique n'ont jamais adopté le terme inuktitut « tuktu» pour désigner le caribou. Dans leur journal, ils utilisaient plutôt le terme anglais «deer», comme raccourci de «reindeer».

Le terme renne vient de la langue lapone, dans laquelle le mot «reino» signifie jeune renne. D'autres termes français, comme «rangier» et «rangifère», remontent à l'an 1500 apr. J.-C.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top