3- Semper
" Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver.»
Edgar Allan Poe – Le Corbeau (Raven)
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Malgré son sommeil profond et ses rêves, Edgar est agité, anxieux, aux aguets.
Le jeune homme sent une présence constante tout au bord de sa conscience, une ombre indistincte, qui est toujours là, qui le garde et l'observe.
Un nom ...
Katrina.
Oui, je crois que c'est elle...
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Il se rappelle...
Elle l'a regardé tomber dans ce sommeil avec cet air malveillant et vengeur.
Katrina... C'est elle qui a tout organisé pour prendre le château. Ensuite, elle l'y a enfermé, un peu comme le trophée de sa victoire contre la lignée royale des Macphis.
Un combat ? Non ! Plutôt une embuscade bien montée, une traîtrise des conseillers du Roi.
Dans la salle du Conseil : le couple royal, proprement égorgé et leurs proches gardes émondés comme des fétus de paille. Lorsqu'Edgar et les deux Princes, ses deux amis de toujours, se présentent à la soit-disante demande du Roi, ils ont beau combattre, se débattre, ils sont surpassés. Ses frères de vie et d'arme sont abattus comme des chiens, par les traîtres et mercenaires, et le jeune homme, roué de coups, se retrouve à genoux devant la femme aux cheveux roux comme le feu.
Katrina Lincollin, lointaine cousine du Roi, déchue de son titre de comtesse, car avide adepte de sorcellerie, le regarde de ses yeux sanguinaires avec un air vainqueur sur ses traits sombres.
— Voilà donc notre doux palefrenier, roucoule la femme en caressant la joue imberbe d'Edgar. Il paraît que vous êtes devenu comme le troisième comparse de la fratrie princière. Oh ! Quel dommage : de si beaux jeunes hommes...
Elle se penche sur Victor et Arthur, inertes et baignant dans leur propre sang, unis dans la mort comme dans la vie. La jeune femme se redresse ensuite avec dédain :
— Débarassez-moi de tous ses corps inutiles ! jette-t-elle à ses vassaux. Qu'on les laisse pendre aux murailles du château afin que tous constatent la fin de la lignée des Macphis !
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Dans son sommeil, Edgard s'agite. Ses oreilles lui remémorent le bruit des corps de ses frères d'armes qu'on glisse sans ménagement près de lui pour quitter la salle. Il en est de même pour les restes du Roi James et de la Reine Elizabeth.
Au passage, le regard outré du jeune homme se fixe sur les yeux de sa souveraine, à jamais aveugles à la vie. La même teinte d'émeraude que sa bien-aimée.
Élaine...
Ne me rejoint jamais !
Son corps frémit dans son inertie, alors qu'il sent encore cette main qui parcours son corps endormi. Il voudrait la repousser, s'en éloigner mais il doit subir ses caresses, ses assauts, ses tentations.
Depuis cette trahison, dans un endroit quelconque du château, il ne reste que lui, l'humble fils de palfrenier, le compagnon d'enfance des princes, l'élu du cœur de la petite sœur, la princesse... sa princesse.
Élaine.
Son nom résonne à sa conscience, comme un appel, un vœu, une crainte, un cauchemar.
— Tôt ou tard, elle viendra, répète la perfide Reine Katrina, lorsqu'elle le visite dans sa geôle sombre et puante.
Ne vient jamais...
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Le temps s'est écoulé, sans aucune emprise, sans prévenir. Edgar est oublié. Katrina ne se présente plus.
Dans son esprit confus, le jeune homme en est rassuré. Il se morfond cependant sur le sort de sa bien aimée : si elle venait ? Il appelle avec ferveur la mort pour qu'elle daigne venir le prendre. Affamé et souffrant, dans la noirceur et la décrépitude de sa geôle, il s'étiole.
C'est ce qu'il veut. Quitter ce monde pour protéger Élaine.
Puis, un soir, deux gardes l'amènent, affaibli et hagard, dans une pièce où il trouve un bain d'eau parfumé. On le rase de près, le coiffe, l'habille. Il bafouille dans une semi hébétude. La faiblesse d'Edgar n'a d'égale que sa crainte de devoir encore une fois subir les milles caprices de Katrina.
Elle apparaît en effet et le précède dans une longue marche dans le château que les faibles yeux d'Edgar peinent à reconnaître. Tout est abandonné, poussiéreux, brisé. Le jeune homme se retrouve dans une pièce, très haut au dessus de la cour de guet, dans une chambre sans autre issue qu'une lourde porte de fer, avec un verrou métallique. Au centre de la pièce ronde, seul trône un lit drapé de draps sombres. Des chandelles éclairent la pièce d'une luminosité incertaine. Edgar est jeté et enchaîné au lit sans qu'il ait pu réussir à se débattre.
— Vous voilà bien loin de votre panache de naguère, mon pauvre Edgar, susurre Katrina près de son oreille tout en passant un ongle griffu sur sa peau blanche. Quoique vous demeurez toujours aussi charmant et de plus en plus bel homme. Je suis désolé de vous avoir négligé.
— Que me voulez-vous encore vile sorcière ? tente de crier le jeune homme, mais sa voix peine à s'exclamer plus qu'en simples murmures.
— Quel sale caractère et quel manque de gracieuseté ! ricane la rousse. Mais que peut-on attendre de plus de celui dont plus personne ne s'inquiète.
Katrina s'éloigne vers le pied du lit et se pavane dans ses beaux atours et déclare avec un grand sourire satisfait :
— D'ailleurs je viens pour vous annoncer que je vais me marier !
Elle attend un peu pour ménager son effet.
— Avec le Roi Bellin le Grand. Je deviendrai ainsi la Reine du plus grand Royaume jamais réuni.
— Mais ce n'est qu'un enfant ! Un Petit Prince !
— Vous avez tord mon tout perdu ! Il est fait homme et est maintenant le seul et unique souverain de notre voisin Royaume. Disons que... toute sa famille a eu un funeste destin.
— Vous les avez trucidés eux aussi !
— Quel méchant mot ! reproche la femme en s'approchant d'Edgar avec une moue froissée. Disons plutôt qu'ils ont tous été victimes d'une terrible... maladie qui n'a épargné que ce grand et naïf jeune roi.
— Sorcière !
— Son cœur est en pamoison devant moi !
— Ensorceleuse !
— Vous me charmez !
— Vous n'êtes qu'une traîtresse ! Je vais...
— Vous allez quoi, petit faux prince ? soupire-t-elle près de son oreille. Vous n'êtes plus pour moi qu'un appât que je veux conserver au frais au cas où la princesse Élaine daignerait s'aventurer près du lieu de ses origines. Regardez bien ces lieux : il s'agit de votre nouvelle et dernière demeure. Vous y ferez un long, très long cauchemar éveillé. Point de vieillesse et de maladie mais point de mouvement, ne serait-ce que le bout du petit orteil. C'est ma plus belle création d'enchanteresse ...
— D'immonde sorcière plutôt !
— Comme vous voudrez... ce venin que je vous réserve restera entier jusqu'à ce que la mort se penche sur vous, ce que je ne permettrai pas. Ainsi, je vous aurai toujours frais et dispo, s'il me vient l'envie de vous rendre visite. Je trouvais que les cachots vous enlevaient trop de vos charmes, non ? Trop facile.
— Va pourrir en enfer ! éructe le jeune homme en agitant inutilement ses membres entravés.
— Ah ! l'enfer sera le lieu que vous appellerez bientôt de vos souhaits, pauvre ignorant !
D'un geste habile, Katrina exhibe une fiole dont elle brise le sceau prestement et insère de force le contenu dans la bouche d'Edgar. Celui-ci tente de recracher mais les yeux sombres de la sorcière le fixe et il se sent incapable de combattre. Le liquide sirupeux et amer semble animé de vie et se précipiter de lui-même dans le fond de sa gorge. Quelques instants plus tard, il retrouve sa mobilité sous le sourire insolent de Katrina.
— Voilà ! Une bonne chose de fait !
— Je me vengerai je t'en fais la promesse, grince le prisonnier.
— Nous devenons intimes ? D'accord, c'est vrai que nous sommes entre nous. J'aime bien ses moments avec toi, mon petit Edgar, mais tu devras attendre un bon moment. Je crains que ce seront tes dernières paroles avant longtemps, non ?
— Je t...
— « t'aime » ? « te hais » ? Ooooh... un ou l'autre me fait autant de bonheur. Mais je vais te laisser. Voici Octavia : elle prendra soin de toi, de temps en temps... durant mon absence.
Alors qu'Edgar a perdu la parole et qu'il sent son corps perdre le contact avec sa volonté, il aperçoit près de Katrina, une vielle femme au cheveux gris, au regard avide et obnubilé par l'homme étendu devant elle.
— Je sais qu'elle fera bien son ouvrage.
— Oui, Maîtresse, fait la voix chevrotante de la vieille.
— Voilà ta récompense pour ta fidélité, ma pauvre amie.
Katrina passe une main sur la tête de la vieille femme qui reprend alors avec ravissement les traits de sa jeunesse. Elle se pâme sur sa beauté adolescente retrouvée et se jette aux pieds de la sorcière :
— Je vous serai fidèle, Dame Katrina, je le jure.
— Je le sais, brave petite. Et rappelle-toi : tu ne quittes jamais l'enceinte de ce château et notre ami Edgar demeure toujours dans cette chambre. Sinon, tu retrouveras toutes tes années et même davantage.
— Oui, Maîtresse.
Pendant cet échange, Edgar est devenu entièrement immobilisé. Katrina le libère de ses liens et lui souffle tout près de ses lèvres :
— Merci de ta présence durant toutes ces belles années. Ce fut cinq années de bonheur, ou dix ? Qui sait ? Malheureusement, tu devras te contenter de cette incertitude pour réfléchir au temps qui passe et à ta vie perdue !
Seuls les yeux d'Edgar sont mobiles, ses iris bleus virent à l'orage et une larme glisse vers son cou.
— Oh non ! Pas de larme, très cher ! décrète Katrina en embrassant la bouche masculine tout en essuyant la larme d'un doigt. Vous ne voudriez pas faire pleurer la mariée !
Elle s'éloigne en virevoltant sur elle-même. Sa robe sobre devient alors une luxueuse et somptueuse parure de mariage, aux atours dorées sur fond de velours mauve et noir.
— Je vous souhaite bien du malheur, jeune Edgar. Ne m'oubliez pas dans vos songes.
D'un claquement de doigts, elle plonge le jeune homme dans un profond sommeil puis elle quitte le château dans un carrosse. Derrière l'attelage, le château est rapidement englouti par les herbes, les ronces et la végétation.
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Il est là depuis tout ce temps, entre deux rives : du sommeil à l'inconscience. La perception du temps qui passe est totalement désuète pour lui mais il semble à Edgar que bien des années se sont échappées entre ses doigts inertes.
Et quand Octavia le touche, même dans son sommeil, il tente d'y superposer ses souvenirs avec Élaine.
Il se souvient de leur jeunesse, alors qu'elle court avec lui, dans les champs, les forêts, sous les ruines des châteaux anciens. De trois ans sa cadette, elle le suit et l'entraîne aussi, partout vers de nouvelles découvertes. Que la petite princesse se rapproche du jeune fils du palefrenier, on n'y voit aucun inconvénient. Ils ne sont que de petits enfants : une amitié innocente. On les retrouvent ainsi souvent dans la terrasse vitrée : au piano, la jeune fille sagement assise, pour suivre les leçons de son Maître de musique, lui, petite tête blonde de soleil, assit près des bougainvillées en fleur pour y dissimuler son odeur et sa présence. Les oreilles du jeune garçon sont conquises par le talent de la petite Princesse a la chevelure sombre. Son cœur se comble de tendresse.
Ce sont leurs moments de calme, car jour après jour, malgré les reproches de sa mère et de sa nourrice, découragées devant les pans de ses robes continuellement déchirés et souillés, ses mains calleuses et ses mollets égratignés, Élaine est en cavalcade ou en quête d'aventures avec lui. Sa fierté est si belle à voir pour exhiber ses trophées de chasse ou de pêche, sa témérité si envoûtante pour grimper partout, arbres ou falaises, l'entraînant à sa suite. Les bleus et estafilades ne l'arrêtent pas, au contraire, elle en ressent encore plus d'exaltation et d'hardiesse.
Non, elle ne laisse jamais sa place lorsqu'il s'agit de foncer et d'oser.
La dernière aventure de leur jeunesse a été cette course de chevaux à travers les montagnes, cette chute et ce bras cassé. Le retour au château, à la nuit tombée, la jeune fille, assoupie dans les bras musclés de son compagnon et sauveur.
La Reine a posé ensuite l'interdiction formelle au jeune palefrenier de revoir sa fille. Élaine a eu beau tempêter, pleurer, faire la grève de la faim ; la Reine a tenu son bout et a obligé sa fille à devenir une Demoiselle.
Heureusement, Edgar et Élaine ont conservé contact grâce aux lettres transmises via les deux frères princiers, grands complices de cette amitié peu commune.
Élaine a conservé le contrôle de son habillement, joignant à sa chevelure noire, des vêtements toujours plus sombres, au grand dam de sa mère.
Edgar se souvient aussi d'avoir enfreint la dernière barrière, lors d'un bal masqué donné à l'occasion des seize ans de sa Princesse. Il s'est immiscé dans la salle de bal en catimini. Sous son masque, il ne pouvait que s'extasier de sa beauté et de ce qu'elle représentait pour lui. L'être parfait, le double, le complément.
Le temps de quelques danses, Élaine s'est lovée dans ses bras, il a ressenti son cœur battre à tout rompre au diapason du sien.
Il se remémore le doux baiser sous l'alcove du petit salon, leurs quelques caresses et mots doux remplis de promesses. La pièce de piano, tendre et douce, qu'elle lui a interprétée et dédiée. Un soupir et une pause d'une émouvante lumière de leurs êtres réunis.
Malheureusement, la Reine a appris le subterfuge et a expatrié Élaine. La jeune Princesse a entamé un voyage de longue durée où elle pourrait ainsi apprendre les bonnes manières sous la tutelle de sa marraine, Margaret, amie de longue date de sa mère. Une occasion pour la jeune Élaine d'entrer dans la société et d'oublier le fils du palfrenier.
Pendant ce temps, fin bretteur et cavalier, Edgar s'engage avec les Princes dans la protection et sauvegarde du palais. Il revient parfois à la terrasse et effleure des doigts le piano condamné.
Ce voyage t'a sauvée ma toute belle ! Tu n'étais pas là avec nous...
Tu n'es pas là... peut-être n'es-tu même plus de ce monde !
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Comment savoir le temps qui passe lorsque l'on ne fait plus partie de ce temps ?
Il sent Octavia près de lui. Qui le soigne, le dorlote, comme on le ferait d'une grande poupée. Elle lui parle, mais la femme est, tout autant que lui, enfermée dans ce lieu hors du temps et de la réalité.
Parfois Katrina vient. Toujours perfide, insidieuse. Il ne peut se fier à ses paroles ou aux minces instants où elle lui permet d'observer son entourage, d'ouvrir les yeux, de l'admirer, elle.
Elle est toujours jeune et belle. Octavia aussi.
Les sortilèges perdurent.
Il est figé dans son corps. Dans sa tête. Il est suspendu.
Il voudrait mourir, être délivré.
S'il le pouvait, il hurlerait sans fin.
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Oui, Élaine fait un grand voyage. Sa marraine l'amène avec elle partout afin d'exaucer le vœu de la Reine et d'en faire une Dame. Les efforts portent fruit et la petite Princesse brouillonne devient une femme épanouie, instruite et posée. Mais son audace et son esprit aventureux ne sont jamais bien loin. Margaret s'en accommode et tente de canaliser ses penchants. Cependant, lorsque la trahison de Katrina parvient à leurs connaissances, elles sont bien loin du Royaume. Élaine veut revenir, lever une armée, punir la fautive et reprendre son héritage.
Et surtout te retrouver.
Edgar...
Jugeant la position d'Élaine trop faible, Margaret sait la convaincre d'attendre de se forger une armure et de se faire des alliés. À partir de ce moment, la vie d'Élaine change : la Dame devient Combattante .
Lorsque la jeune femme découvre la vraie nature de sa marraine, ce que la Reine elle-même ignorait, Margaret n'a d'autre choix que d'aider Élaine à devenir une guerrière.
Élaine se fait des alliés mais aussi des ennemis, de ceux qui la traquent au nom de la Reine Katrina et qui tentent de l'appâter avec l'illusion de pouvoir retrouver Edgar. On lui affirme que le jeune homme est prisonnier de Katrina. Dans sa course à le retrouver, Élaine est fait prisonnière, battue, humiliée et malmenée.
La jeune femme que Margaret délivre est mourante. Avec sa magie personnelle, sous les yeux suppliants de la jeune Élaine, d'un geste, Margaret l'invite dans sa propre réalité.
Et c'est ainsi que Margaret m'a sauvé pour toujours de la vie. Elle m'a donné le temps de pouvoir me venger, te retrouver et te sauver. Car je crois maintenant qu'elle t'a ensorcelé.
Comment m'accepteras-tu ? Je l'ignore. Mais s'il est vrai que la Sorcière Katrina te garde prisonnier, je dois nous réunir à nouveau..
Elle en a tellement vu, fait tant de choses, le monde changeant autour d'elle pendant qu'elle restait toujours le même. Pour Élaine, le sommeil est inutile, mais quand elle ferme les yeux, des souvenirs l'inondent, si nombreux, couvrant plus de cent ans de vie et de non-vie.
Mais surtout, elle se souvient de lui, avec l'odeur des écuries qui le suivait, douce et amère. Edgar, son compagnon de jeu et l'ami de la jeune princesse qu'elle était.
Bien sûr, une fois qu'Élaine a eu un certain âge, ses royaux parents se sont attendus à ce qu'elle abandonne la compagnie d'un si humble serviteur, mais elle n'a jamais été une enfant très obéissante. Elle et Edgar étaient inséparables. Elle ne pouvait imaginer une vie où ils n'étaient pas amoureux et ne se possèderaient pas, corps et âme. Pour la vie.
Une vie !
Laquelle ?
Elle peut encore ressentir cette morsure, sentir le sang couler d'elle, Margaret lui sauvant la vie en la lui prenant. Sa marraine avait refusé quand elle l'avait demandé mais, Margaret n'a pas eu le choix, sa pupille mourrait sous ses yeux, pourfendue par le trait mortel d'arbalète.
Margaret l'a fait : arrêtant son cœur et son corps à jamais, lui donnant ce venin séculaire qui lui permettrait de continuer d'être pour continuer sa quête.
Élaine aurait le temps et les forces pour sauver son Royaume et retrouver son amour.
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La sorcière Katrina semble s'être évaporée du globe depuis quelques années et, avec elle, le Château séculaire des Macphis s'est volatilisé !
De plus, au grand désespoir d'Élaine, sa marraine et mentor, Margaret a rencontré plus habile et vif qu'elle. Le pieu et l'épée ont eu raison de sa longue existence.
La quête de la descendante et héritière se complexifie.
Seule.
Es-tu encore de ce monde Edgar ?
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Dans l'obscurité des années écoulées, elle se demande parfois si elle a eu raison de dire oui, sachant à l'avance ce à quoi elle doit faire face : la solitude et le vide parfois si insupportables.
Mais il y a aussi cette euphorie qu'elle ressent, mêlée à de la douleur, ce sentiment de puissance inouïe et d'invincibilité puis, soudain revient cette dépendance qu'elle doit dompter ou sinon accepter de se perdre dans les bras d'inconnus.
Elle ne peut oublier ses crocs ancrés dans cette chaleur enivrante, oubliée, qui comble son corps froid alors qu'elle se laisse aller à son instinct inavouable. Étourdie un instant sous le choc de ce bien-être.
Je te trahis à chaque fois, mon tendre aimé.
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Le temps s'écoule et Élaine parcourt le monde. Elle vit une guerre, une époque puis une autre. Elle passe pour une femme excentrique et inarrêtable, elle devient honnis pour certains, adulée pour d'autres, selon les lieux et les époques.
Un jour, lors d'un vol en aéroplane, au dessus des vieux royaumes, alors qu'elle exécute des travaux de topographie pour un nouveau Roi, car les Royaumes se suivent mais ne s'échangent pas leurs secrets, elle reconnaît la forêt de son enfance derrière une brume enchantée. Le château doit y être, mais dans quel état ?
Elle atterrit et s'aventure dans la forêt qui se referme devant elle dans un chuintement de piège magique. Elle doit faire demi-tour, bloqué dans sa quête. Si près !
Elle reprend ses recherches et rejoint une ensorceleuse qui accepte de lui apprendre son art si elle partage avec elle son savoir acquis dans sa longue vie. Élaine accepte. Elle lui transmet une parcelle de son savoir et l'ensorcelleuse l'initie à sa magie.
Le temps de devenir elle-même enchanteresse, Élaine le prend et l'investit au mieux. L'éternité elle la possède.
Mais un seul but la pousse vers l'avant.
La princesse déchue retourne devant la forêt. Par des sorts maîtrisés, elle repousse les branches, les ronces et les racines centenaires. À nouveau, Élaine se retrouve écorchée et les vêtements en lambeaux.
Mais le château est devant elle.. enfin.
Jetant un œil mélancolique aux lieux qui tombent en ruine, Élaine se frait un chemin à travers les portes du château, elle sent un léger pincement de doute. Pas à cause de ses sentiments pour Edgar, qui n'ont jamais changés, mais des questionnements la taraudent : si Katrina avait réussi à le changer, lui, dans ses sentiments ; s'il n'était pas là ; si elle venait trop tard.
Frissonnante dans sa froidure, Élaine parcourt les couloirs du château dont elle se souvient avec exactitude. Tout est vide, à l'exception des ombres qu'elle peut sentir flotter aux alentours.
Sa vie aurait dû être ici avec lui, même s'ils y avaient trouvé la mort.
Encore une fois, elle repousse sa culpabilité et tente d'abandonner ces pensées trop familières. Tout cela est du passé, désormais tout ce qui compte c'est l'avenir, avec Edgar, une fois qu'elle l'aura trouvé et libéré de l'enchantement.
Elle entrevoit une silhouette qui virevolte dans la vieille salle des bals, un masque sur son visage, la silhouette est jeune et belle.
— Qui êtes vous ?
— Octavia la plus belle, il me l'a dit la dernière fois. Et vous ?
— Élaine
— J'ai connu une Élaine, il me semble, hésite Octavia un doigt sur sa bouche. Vous me trouvez belle ? J'aime danser. Vous aimez ?
— Y a-t-il quelqu'un d'autre dans ce château ?
— Oui, il y a lui, acquiesce la jeune fille blonde innocemment. Je ne me rappelle plus de son nom. Ces yeux sont bleus et si beaux ! Je les vois quand elle vient . Vous pouvez me faire danser ? Je chante mais ce n'est pas pareil quand la musique nous enveloppe.
Elle est folle.
— Conduisez-moi à lui !
— Non, je n'ai pas le droit. Je suis la seule à pouvoir entrer et le toucher.
Elle repousse l'envie de la gifler à mort
— De toute façon, reprend Octavia en effectuant un pas chassé, sa compagnie est triste et morne. Il ne réagit pas. Faites-moi de la musique et je danserai ! Cela sera bien plus amusant. Je vous prie, il y a sûrement un morceau que vous connaissez sur laquelle je pourrais vous montrer comme je danse bien.
Élaine réfléchit.
— Oui, je crois qu'il y aurait une possibilité.
— Oui, oui ! Octavia tape des mains comme une fillette.
— Mais en échange vous devrez me conduire là où il est enfermé.
— Hum, je ne suis pas supposée laisser entrer quelqu'un d'autre.
— Personne ne le saura. Juste un instant. Je pourrai vérifier s'il est d'aussi belle apparence que vous le dites.
— Ah oui ! croyez moi.
Élaine se dirige vers la verrière d'un pas décidé :
— Venez ! Il y a un piano là bas !
— En effet ! mais une poutre nous bloque le passage, rechigne la petite blonde. Une armée est passé et a laissé choire ce cône métallique qui a détruit un bout de la salle.
Un obus... ici ?
Élaine se rend près de son piano bien-aimé. Elle voit l'objet sacrilège qui bloque l'accès à sa tendre verrière.
— Je vous l'avait dit, on ne peut l'atteindre.
Sans un mot Élaine, d'un geste si simple, dégage le chemin en envoyant valser l'objet sur le mur du fond.
Le piano est encore sur ses pattes. L'humidité a tâché sa surface mais la toiture en a protégé le mécanisme.
Élaine s'assoit et ouvre de force le capot boisé qui interdisait l'accès au clavier d'ivoire. En une caresse magique, elle apprivoise et ajuste les touches d'albâtres esseulées. Après une hésitation elle fait quelques accords.
Puis, d'un geste théâtral, la princesse Élaine invite Octavia à danser. Celle-ci exécute une révérence maladroite puis se met en position, ses jupons dans les mains. Élaine entame une morceau vieux et tendre.
Les notes volent dans l'air poussiéreux, renouvelant les couleurs et lumières du passé. La musique s'envole entre ses murs qui n'ont rien entendu d'aussi mélodieux depuis très, très longtemps. Élaine ne regarde plus octavia qui virevolte, mais elle entr'aperçoit d'autres yeux qui la couvent du regard avec tendresse. Elle sent des bras puissants qui l'emportent dans des courbes gracieuses et des mouvements qui rapprochent leurs corps, à l'unisson des coeurs.
Les dernières notes s'égrènent doucement, Élaine ouvrent ses yeux, Octavia fait une nouvelle révérence.
Ensuite, sans un mot, Octavia prend un chemin qui mène vers la cour de ronde. Élaine lui emboîte le pas, le cœur battant sans battre.
— C'est là haut, affirme Octavia en sortant dans la cour de Garde.
— Où cela donc ? reproche Élaine. Il n'y a pas de «là haut » au dessus de cette cour ?
Alors qu'elle dit cela, ses yeux aperçoivent une haute tour, si haute qu'elle perce les nuages. D'où vient elle ?
Sorcellerie.
Au pied des marches, Élaine repousse Octavia et entame son ascension en murmurant, avec un geste discret et secret de la main :
— Merci octavia. Va maintenant prendre l'air hors de ce château, tes services ne sont plus requis. Je t'accorde une demie-vie de plus et ta jeunesse assurée pour avoir soigné le Prince Edgar.
— Un prince ? s'étonne la servante. Prince ou pas, je retourne danser moi ! Il dort, c'est trop ennuyant. C'est tout ! Oui, je quitte ces lieux, je trouverai bien quelqu'un pour danser avec moi durant cette demi-vie !
Élaine montre l'escalier qui tourne et ne semble pas vouloir finir. Ses lèvres entament une incantation contre les mirages.
À l'extérieur, un orage fait entendre son tonnerre.
— Et un orage avec ça ... voyons ! ricane-t-elle tout bas.
Enfin elle parvient au sommet. Elle cesse l'incantation alors qu'elle aperçoit Katrina qui lui interdit l'accès à la porte.
— Princesse Élaine ? Enfin, vous voilà ! Je vous attends depuis des lustres.
— Ce n'était pas nécessaire, Traîtresse.
— Vous êtes venue pour trépasser et rejoindre vos aïeuls ?
— Non, pour vous tuer et reprendre ma vie.
— Dommage... C'est trop tard. Seule la mort peut être votre issue.
— Où est Edgar, Sorcière ?
— Qui ? Ce minable ? Mais je crois bien que vous êtes un être bien au-dessus de ce mortel. Trop exceptionnelle pour vous rabaisser à son niveau. Qu'a-t-il à vous offrir ? J'ai dû dépenser une partie de mes pouvoirs pour le conserver jusqu'à ces temps modernes. Il ne saurait même pas se protéger sans aide. Lui-même !
— Laissez-le partir et je ne vous ferai aucun mal ! insiste Élaine, les yeux brillants.
— Ohh ! Quelle fougue. Quel aura magique ! Vraiment, je crois qu'ensemble nous pourrions faire un malheur dans cette société perdue !
Un sourire gourmande éclaire le visage de la rouquine alors qu'elle tend une main vers la Princesse :
— J'ai été témoin de ton chemin de vie, brave Élaine ! Tu as bien des talents, des pouvoirs et une longue vie que j'aimerais bien partager. Pour atteindre ton aimé, je te demande de me donner cette éternité.
Élaine sent l'odeur du sang qui palpite sous la peau chaude de la sorcière. C'est tentant !
— Je ne te ferai pas ce don ! Laisse-moi passer !
La princesse attrape la main tendue pour la repousser, mais la silhouette de Katrina s'évapore.
— Dommage petite Princesse au cœur froid ! Mauvaise réponse, Tant pis pour Edgar !
Élaine se précipite contre la porte qui bronche un peu sous ses coups, mais à peine. Elle déploie alors un enchantement tout en utilisant toute sa force physique.
— Dis adieu à ton amoureux ! crie la voix de Katrina en ricanant.
— Noon !
La porte vole en éclats. Un vent se lève autour de la silhouette d'Élaine qui entre dans la chambre, son manteau noir et ses cheveux sombre virevoltant autour d'elle. Elle aperçoit avec horreur un glaive qui étale, sur la chemise d'Edgar, une étoile sanglante.
Éberluée et choquée, Éaine, d'un seul geste de la main, extirpe le gaine qui change brusquement de poitrine et tranche ensuite la tête de Katrina. Les morceaux de son cadavre sont ensuite repoussés par un courant d'air vers le fond de la pièce.
Puis, tout se calme. La jeune femme s'approche du lit en hésitant.
Deux yeux bleus s'ancrent dans les siens.
— Él...Élaine, articule en silence les lèvres du jeune homme.
— Edgar, je suis là... enfin.
Elle pose ses mains sur les joues blêmes du prisonnier. Il est resté inchangé, son beau visage comme dans ses souvenirs, intacte et innocent.
Tout à coup, Élaine se sent sale, indigne d'une manière qu'elle n'a jamais eu depuis son départ avec Margaret.
Sous ses yeux, le souffle d'Edgar se raréfie, alors que la tache de sang s'étale sur sa poitrine. Quel choix a-t-elle ?
Elle se penche vers son cou alors que ses canines pointent et que l'odeur de son éternel l'attire inéluctablement au point de la faire quasiment défaillir.
Mais elle hésite en redressant la tête. Aurait-elle choisie cette vie si elle avait eu le choix ?
Il n'a pas consenti...
Elle se recule et s'assoit près de lui, la main sur sa poitrine qui s'étiole doucement. Elle baisse les yeux. Si elle le pouvait encore, elle pleurerait.
Une main chaude enveloppe ses doigts froids et tire faiblement pour la faire se pencher à nouveau. Entre les cils blonds, Élaine devine un regard d'azur insistant. Le sortilège de Katrina s'épuise doucement, l'homme tend son cou où palpite encore le liquide vital.
— Semper, murmure-t-il avec un doux sourire.
— Toujours...
N'ayant plus d'hésitation. Élaine penche alors sa tête, dévoilant à nouveau ses longues canines.
Une douleur. Une froideur, une chaleur. Un long et intense frisson.
Leur solitude s'éteint au rythme des derniers battements du cœur d'Edgar qui marque le début de leurs retrouvaille et union éternelle.
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