2- L'Arche du Samain
○○○○○○○○○○○○○○○
Salem, 31 Octobre 1885
Je n'aurais jamais dû revenir.
— Dépêchez-vous, m'intime Sarah qui court devant moi.
Je fais de mon mieux pour la suivre, mais l'obscurité grandissante sous la canopée nuit à mon orientation. De plus, les troncs des pins sont si grands et nombreux qu'ils forment une armée de soldats au garde-à-vous. Néanmoins, je réussis à ne pas la perdre de vue : sa longue chevelure dorée est l'étendard qui me pousse vers l'avant. Pendant la journée, dans cette forêt, un brouillard persistant repousse les plus audacieux, mais la nuit venue, ce que peu de gens savent, le nuage gris s'égare dans la frondaison des arbres, laissant le sol visible, formé d'un épais tapis d'aiguilles qui assourdit tous les pas et les bruits. J'ai l'impression de courir sur un territoire inconnu et silencieux. Seul devant moi, le froufroutement de ses jupons et ses appels incessants m'appellent de plus belle :
— Allez William, vous tardez ! fait la voix envoutante de ma compagne quelques troncs d'arbres devant moi.
Mes longues bottes noires galopent sur le sol de mousses centenaire, éclaboussant mes chausses alors que nous traversons la petite rivière qui y serpente. Ce bruit de cascade me rassure mais je sais aussi, en l'atteignant, que je ne pourrai plus faire demi-tour. Nous sommes rendus au cœur de la forêt. Personne ne vient ici. Je m'arrête un instant : mes pauvres vieilles jambes !
— Ralentissez, Sarah ! croassé-je, le souffle perdu entre mes dents.
— Non ! Pressons-nous au contraire ! La Lune se lève : n'est-ce pas excitant !
Mes poumons sifflent comme de vieux moulins et je m'accroche à mon chapeau haut de forme et me soutiens à ma canne au pommeau de cristal. J'ai un point au côté...
Ou serait-ce mon cœur ? Excitant ? Non, je vais mourir d'un coup de pompe.
Mon corps veut s'étendre sur ce sol mousseux et se reposer, mais tout à coup, j'aperçois son tendre visage au loin qui me sourit et m'invite à la rejoindre en tendant sa blanche main. Ses yeux m'interpellent, comme toujours. Mon corps reprend son combat contre la distance, contre son âge, outrepassant ses limites, je le sens.
Pourquoi tu m'as fait ça ? Comme je t'aime.
Je me rapproche doucement d'elle, à deux ou trois troncs seulement. Mon cœur s'affole, mais cette fois, de désir et d'amour. Je suis revenu vers elle après m'être morfondu pour m'en éloigner durant dix ans. Dix ans à errer partout, tentant de tenir une vie mondaine adéquate et respectable. J'ai réussi quelque peu, étant depuis longtemps le propre héritier de ma grande fortune, mais il est difficile de se refaire un nom nouveau alors que notre véritable identité croule sous la poussière de l'anthologie historique de ce pays.
Tu as fait de moi un accro à ce temps qui revient sans cesse. À cet élixir de jeunesse que tu me dispenses depuis plus de 153 ans. Pourtant, j'ai tenté de cesser de t'aimer, Dieu ou Lucifer m'en soit témoin !
Tout ce que je voulais, c'était mourir enfin, fermer les yeux et m'éloigner paisiblement.
Mais non, je suis revenu.
Bêta !
Pourtant, je l'avoue, elle est là : belle, jeune, douce et exigeante. J'en suis rassuré. Ici, personne ne s'étonne de sa permanence. Elle ne change que peu de nom et d'histoire. Tout le monde la croit. Et elle m'entraîne encore dans son sillage.
Ma vie est revenue dans son regard. Mon âme est à elle : mon cœur coule chaque fois qu'elle me fait une crise ; mes larmes roulent quand elle soupire dans mes bras ; mon estime s'effrite quand elle se refuse. Souvent, je la hais pour tout ce contrôle qu'elle a sur moi.
Mais je l'aime.
Je regarde mon manteau déchiré, parsemé d'aiguilles de pin et de boue.
— Je viens, fait ma voix chevrotante.
Elle apparaît près de moi, surgissant de l'ombre :
—Je ne sais pas si vous vous rendez compte mon Éternel, me murmure Sarah alors qu'elle saisit mes doigts froids et noueux, à moins que vous ne vous déplaciez plus vite, je vais vous perdre.
Son visage est tendre et amoureux, mais il y a toujours ce petit quelque chose qui me fait me sentir ignorant et novice face à ce monde qu'elle m'a offert du bout de ses doigts magiques. Elle me sourit et me tire doucement vers l'avant :
— Allez William, viens ! La lune se lève, ne le sens-tu pas ?
Son tutoiement intime fouette mes dernières forces et je lui emboîte le pas en posant davantage mon poids sur ma canne d'un côté et sa main de l'autre.
Retrouver ma jeunesse encore une fois, la suivre où elle ira... encore. Pourquoi pas ?
Nous y voilà, sans que je ne sache vraiment comment. C'est toujours Sarah qui trouve ces lieux. L'Arche est là. C'est toujours un monolithe de pierre usée et polie par le temps. Dans une clairière, la courbe de la structure, bien plus haute qu'un humain, se dresse majestueuse dans ce cercle de pins. Comme nous nous en approchons, Sarah touche un arbrisseau d'olivier qui s'allume d'un feu violacé.
— Approche-toi, mon aimé, me murmure Sarah, l'arche Wiccan aura toute sa puissance en cette nuit de Samain, dès que la Lune nous éclairera.
Je la regarde, douce et fébrile. Elle m'aide à me débarrasser de ma canne, de mon chapeau, de ma redingote et de mon gilet. Elle se penche et me retire mes bottes et les lance avec les vêtements, loin de nous. À son tour, elle se dévêt en grande partie et lorsqu'elle se retourne vers moi, sa silhouette m'émeut encore mais c'est ensuite son petit couteau d'argent, qui luit dans sa main, qui retient mon regard.
Sarah jette un œil vers le ciel étoilé et attend, ma main offerte dans la sienne. Le feu nous réchauffe mais l'air froid s'immisce dans ma chemise et mon mince pantalon de toile. Mes os ressentent avec acuité la froideur de cette nuit où le voile entre la vie et la mort est si mince, si ténu, qu'elle saura une fois encore le déchirer pour m'en sauver.
Je ne sais pas pourquoi je t'aime, mais ce que je sais, c'est que cette vie-là, je ne te quitterai plus. Je deviendrai plus que ton amant... je serais ton apprenti.
La lune se lève au-dessus de nous et je ressens une vive douleur dans ma main. Elle-même a une entaille vermeille dans sa paume qui vient se joindre à la mienne. Mon esprit se noie dans son regard de braise et s'évade dans ce ciel de lune et d'étoiles. Je m'effondre dans ses bras qui me soutiennent, avec cette force peu commune qu'elle possède, puis je perds la notion du temps alors que sa voix me berce de ses incantations mystérieuses.
L'Arche de pierre est alors le témoin du retour à la jeunesse de William Bassett, qui se réveille dans les bras de Sarah Hood, réputée sorcière de Salem. Alors que la Lune passe de l'autre côté de la clairière, le couple termine la nuit du Samain en une étreinte enflammée.
Londres, 12 octobre 1940
— Hey Will ! J'ai mon appareil photo. Allons chercher des clichés pour notre article !
À son habitude, Léopold est entré dans mon bureau sans frapper. Je n'ai que le temps de camoufler les plans qui s'étalent sur mon bureau mais c'est sans compter sur la curiosité légendaire de mon collègue.
— C'est quoi ce truc ? me questionne-t-il en fouillant les feuilles cartographiques de l'Irlande.
Je le laisse faire, c'est encore mieux que de lui interdire l'accès. Je sais qu'il a l'œil vif et qu'il est habile avec les cartes. En effet, il s'adonne à l'escalade un peu partout dans le monde, un passe-temps à la mode auprès des jeunes adultes comme lui - quoiqu'en cette époque, on escalade davantage les décombres de Londres, qui souffrent sous les bombardements, que les montagnes.
— Que cherches-tu, mon Vieux ? dit Léo. Une chasse aux Trésors ou un bunker anti bombe ?
— Ni un, ni l'autre, mon jeune ami. Seulement des ruines, comme moi.
Il me regarde un moment :
— Tu n'as pas l'air dans ton assiette, remarque-t-il en posant une main amicale sur mon épaule. Tu sais, on peut repousser cette visite des décombres et on ira boire un pot.
— On ne refuse pas une rendez-vous avec l'Histoire voyons ! Tu prendras les clichés qui resteront pour la postérité. Ne manque pas de poser le Vieux Lion surtout !
— Donc, tu ne viens pas ?
— L'humidité de ce pays aura raison de mes articulations, mon ami... répondis-je en donnant l'appareil photo et l'invitation de Churchill à mon vieil ami. Vas-y Léopold ! Je suis sûr que ce reportage fera ta gloire.
Mon ami me regarde un moment, en silence.
— Si je ne te connaissais pas si bien, je jurerais qu'il y a une femme là dessous.
— Où vas-tu chercher ça ? répliqué-je en soutenant son regard derrière mes lunettes. D'ailleurs, tiens, prend ma voiture, elle est vieille, mais tu arriveras plus vite à la capitale.
Je lui donne les clés de ma Renault, ce qui ouvre grand les yeux bleus de mon compère, tout heureux de l'aubaine de conduire ma française.
— Je te suis redevable mon ami, déclare-t-il tout heureux. Mais toi ?
— Je vais marcher un peu, puis ma nièce viendra me prendre au café de la Place.
— Ta nièce Mary-Sara ? questionne-t-il. Elle ne devait pas se rendre en Irlande ?
— Oui ! et je l'accompagne dans son voyage. Nous allons découvrir des lieux encore plus vieux que moi.
— Tu exagères ! Tu as quoi 70 ans ?
— Un peu plus je dirais...
— Environ 25 de plus que moi. Nous sommes des monuments, mon Will ! Ah, l'Irlande ! cela explique les cartes ?
— En effet, je cherchais des ballades possibles à cheval dans les Landes ou en bateau.
— Tu devras être prudent. Les eaux sont parfois infestés.
— Pour un vieux requin comme moi ? N'aies crainte.
— Alors, mon ami, je te quitte en te souhaitant du bon temps. Ne dis-t-on pas « Les voyages forment la jeunesse »?
— En effet, mon vieux, en effet.
Tu ne peux pas imaginer à quel point, mon ami. Adieu.
Je donne une grande accolade à Léopold. Je lui souris, camouflant ma tristesse derrière ma moustache. Il quitte les bureaux de notre journal pour prendre ma voiture et s'éloigner.
Adieu mon ami. Dans une autre vie peut-être.
Je prends les cartes, mon pardessus, ma canne (encore une !) et engonce mon vieux feutre sur mes cheveux gris.
En quittant à mon tour, je salue ceux que je rencontre. Mes yeux errent dans ces lieux qui m'ont fait vivre une époque, deux guerres et le début de la révolution industrielle.
Toute une autre vie peut s'ouvrir à moi. Je ne suis plus redevable à Sarah car je ne suis plus son apprenti dorénavant, mais un Maître des sortilèges. Dans son cas, je sais qu'elle se meurt d'un sort magique que je compte bien éradiquer pour elle.
L'Irlande, une arche Wicca et le Samain qui approche, c'est tout ce que je désire.
Puis, me perdre à nouveau dans ses yeux si profonds.
Je sors dans la rue et me dirige vers le café de la Place. Une longue chevelure dorée, placé en un chignon serré attire mon regard. Je me penche sur son oreille :
— Mon éternelle, me voilà !
Sarah se tourne vers moi en se levant. Ses yeux de braises sont souffrant d'un mal que la mer, l'air et les Terres sauvages sauront guérir. Je dois la sortir d'ici et l'amener pour la Samain en une Arche Wicca.
— William Bassett Jefferson, vous voici enfin ! roucoule la dame blonde en prenant mon bras.
— Désolé de vous avoir fait attendre encore un peu, Dame Sarah Hood Basset Jefferson.
Elle me tend les clés de sa Renault rutilante stationnée devant nous.
— Nous devons réfléchir à simplifier nos noms, cela devient un peu long.
— Cela dépendra du pays où nous nous installerons.
— Je croyais qu'on resterait un temps en Irlande ? fait-elle en s'asseyant dans la cabine et en fermant la porte.
— Je ne sais pas, je lui réponds en prenant place au volant. L'important, c'est que nous sommes ensemble.
— J'aimerais bien rejoindre d'autres Enchanteurs cette-fois.
— Voilà la meilleure idée de cette vie.
Je prends sa main et l'embrasse alors que la voiture prend le chemin vers le nord en pétaradant sur les routes encombrées par tous ceux qui quittent comme nous.
Tout ce qui se passe ici ne me dis rien qui vaille. Que veut-on faire d'une autre vie ? Je n'en ai pas la force d'y réfléchir pour le moment. Ce que je sais, c'est que j'aimerais faire profiter mes capacités à d'autres, pour le bien de tous. Rester ici, j'en ai peur, c'est le risque de voir des Sorciers sombres s'en prendre à nous pour s'emparer de notre force. Je ne veux pas non plus avoir à me sauver du feu comme à Salem. Y a-t-il une place sur cette Terre où nos capacités extraordinaires pourraient être accueillies et acceptées comme un bienfait et non une malédiction ?
Y a-t-il... y aura-t-il une place pour tous ceux qui ne veulent que vivre en toute quiétude leur vie, même s'il ne s'agit pas de leur première ?
○○○○○○○○○○○○○○○
Petit Lexique, si le contexte vous a interpellé :
*** Le Pin, comme tous les conifères, symbole d'immortalité, de longévité et de durabilité, très bon pour les rituels de santé recouvrée, de force inébranlable et de puissance vitale. Présent dans de nombreuses cultures, cet arbre est signe de bon augure et de bonheur suprême.
*** Le Samain est une fête celtique encore appelée Saman et Samhain, ou Samonios chez les gaulois.
Cette fête marque le début et la fin de l'année celtique, et annonce le début du Temps Noir. En effet, Samain n'appartient ni à l'année qui se termine ni à celle qui commence : c'est un jour en dehors du temps qui permet aux vivants de rencontrer les défunts. Et elle permet aussi aux défunts, non réincarnés, de passer dans le monde des vivants pour y retrouver les lieux et les personnes qui leur étaient chers. On situe ce jour au premier Novembre de notre calendrier. Mais comme toutes les principales fêtes celtiques, Samain compte trois jours de solennités : le premier est consacré à la mémoire des héros, le deuxième à celle de tous les défunts, et le troisième est livré aux réjouissances populaire et familiales marquées par des réunions, des banquets, des festins de toutes sortes qui pouvaient se prolonger pendant une semaine.
La veille de la nuit de Samain, a lieu la cérémonie de la renaissance du feu. Les propriétaires des maisons éteignent les feux de l'âtre avant de se rassembler à la nuit tombante sur la place où les druides procèdent à l'allumage d'un nouveau feu sacré en frottant quelques bois secs du chêne sacré. Ils vont ensuite allumer de grands feux de joie sur les collines environnantes pour éloigner les esprits malfaisants. Puis chaque maître de maison repart avec quelques braises tirées du nouveau feu sacré pour rallumer un nouveau feu dans l'âtre de sa maison qui doit durer jusqu'à la prochaine fête de Samain et protéger ainsi le foyer tout au long de l'année.
Dans la nuit du 31 octobre – les fêtes celtes commencent à la tombée de la nuit -, on croit que le monde des morts, des fées et des sorcières entre en contact avec celui des vivants. On croit ainsi que les âmes des défunts reviennent errer autour des maisons des vivants c'est pourquoi on laisse la porte entrouverte et une place à table est libérée. On place des lanternes sur les chemins pour les guider.
La tradition de Samain n'a pas complètement disparu ni avec la romanisation de la Gaule, ni avec le développement du catholicisme. Et c'est sans doute par référence à cette fête celte que le pape Grégoire IV décida, en 840, de faire du 1ier novembre, le jour de tous les saints. La référence à Samain devient encore plus claire lorsque, trois siècles plus tard, à la fête des saints et des martyrs, on adjoignit la fête de tous les morts. Ainsi , le mois de novembre est consacré à la célébration des défunts.
Avec la fête américaine d'Halloween largement entretenue par les médias et la publicité, est apparu Jack O'Lantern, un personnage tiré d'un conte irlandais. Ivrogne invétéré et avare, Jack réussit à tromper le diable à deux reprises.
***La Wicca regroupe des sorciers et des sorcières de magie blanche. La croyance repose sur le principe que tout est énergie et que la Déesse Mère, le féminin sacré, et son mari, le Seigneur Cornu, masculin sacré, fournissent cette énergie pour donner vie à toute chose. Les sorcières de la Wicca, longtemps pourchassées et vue comme des êtres sataniques par le passé, sont donc bien loin de cette image désuète qui leur a collé à la peau. Le mouvement ne repose sur aucun texte, aucune doctrine aux principes bien établis. Les wiccains ne tolèrent pas la discrimination, l'intolérance et la manipulation. Il s'agit plus d'un état d'esprit cherchant à ressentir les échanges énergétiques entre les êtres vivants sur la planète terre. Leur apprentissage est permanent et évolue en fonction des découvertes et des expériences. La règle wiccan est très simple : fais ce que tu veux tant que tu ne fais de mal à personne.
La magie, un don très présente dans cette religion issue du paganisme, peut être utilisée contrairement aux autres Religions qui interdisent tout occultisme. Croisement entre les religions celtiques, chamaniques et païennes, la Wicca est devenue une forme moderne de spiritualité où la communion avec les esprits de la nature et la connaissance de soi est fondamentale. Les rituels magiques et autres potions se pratiquent toujours en secret, souvent en lien avec la lune. Cet astre, souvent associé aux sorcières, retrouve donc ici sa place, mais pour une autre raison : elle est en fait associé à la Déesse Mère. Le soleil, quant à lui, est représenté par son époux, un homme cornu. Les sorcières de la Wicca pratiquent la magie blanche, car, dans leur croyance, les énergies présentes ici-bas ne peuvent être utilisées que pour faire le bien. Elles atteignent un stade de conscience modifiée afin d'entrer dans l'autre réalité et de pouvoir utiliser et percevoir les énergies.
*** Le Blitz sur Londres (voir www.histoire-image.org/fr/etudes/grands-bombardements-londres et http://bombsight.org/#15/51.4944/-0.1580 ) concerne l'attaque de Londres par les Allemands durant la période du 7 octobre 1940 au 6 juin 1941.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top