Chapitre 3

"On arrive bientôt ?"
"J'ai envie de faire pipi !"
"Maman ! J'ai faim !"

Je ferme les yeux pour qu'ils ne s'embuent pas. J'ai du mal à respirer. C'est la fin des vacances de Noël, mais aussi le quinzième anniversaire de ton accident.

Quinze ans que tu es parti. Dix ans que j'ai rencontré quelqu'un d'autre. Huit ans que notre premier enfant est né. Six pour le second. Quatre pour le dernier.

C'est la nuit. Les trois petits monstres se sont enfin endormis à l'arrière de la voiture. Je suis sur le siège passager. Il conduit. Nous ne parlons pas.

Je ne parle pas en voiture. Je la prends le moins souvent possible, même si ce n'est pas moi qui conduit. J'ai revendu ta voiture. Je refusais de voir quelqu'un d'autre prendre ta place, mettre ses mains sur ton volant, ses pieds sur tes pédales, allumer ta radio, ouvrir tes fenêtres...

J'ai rencontré le père de mes enfants cinq ans après ta mort. Je ne m'en étais pas remise. J'avais tourné la page, mais pas fait mon deuil. On ne fait pas le deuil d'un amour. On vit avec l'absence.

Je ne m'en suis jamais remise. Je ne t'ai jamais oublié. J'ai toujours des photos, des babioles, des traces qui me ramènent à toi. Et pour rien au monde je ne les jèterai. Pour rien au monde je ne referai cette vie en tentant de t'oublier. Tu auras toujours une place spéciale dans mon cœur.

Je vais toujours chez ta mère régulièrement. On en revient en fait. Elle est comme la mienne, je suis la seule famille qui lui reste, je ne comptais pas l'abandonner. Elle est heureuse je crois. Que j'ai retrouvé quelqu'un. Elle ne lui en veut pas le moins du monde. Elle l'apprécie. Elle ne le voit pas comme le remplaçant de son fils. Et je lui en suis reconnaissante.

J'ai failli appeler mon petit garçon comme toi. Ils s'y sont opposés. Mon conjoint et ta mère. Ils ne voulaient pas qu'un enfant doive vivre avec le fardeau de ton décès. Je les comprends maintenant.

Mes enfants sont les plus belles choses que j'ai jamais vues. J'aurais aimé qu'ils portent ton nom, mais le destin en a voulu autrement. Je ne leur en veux pas, ils restent mes amours. Ils m'ont donné la force de continuer, la force de me battre. Mais en ce quinzième anniversaire de ta mort, j'ai du mal à ne pas me laisser aller.

Il n'y a pas beaucoup de monde sur la route. La campagne est déserte. On ne voit rien. Il peste parce que, dans le brouillard, il a peut de percuter un animal qui traverserait la route.

Il voudrait mettre les pleins phares. Je le lui refuse. Il sait pourquoi. Il râle mais n'insiste pas. J'ai horreur des pleins phares depuis que tu es parti.

J'ai horreur des phares tout court. Les phares, tous, me rappelle toi. Ils me rappellent notre premier rencontre, le fard qui m'avait piquée, nos premiers rendez-vous, rouge comme une pivoine.

Ils me rappellent ce phare où tu m'avais emmenée pour nos premières vacances tous les deux. Il était beau. Moins que ton visage rayonnant mais si beau...

Ils me rappellent ce fard à paupières que tu m'avais offert pour Noël. Il était beau. Un bleu nuit parsemé d'étoiles. Tu disais que c'était des flocons de neige. Je ne t'avais pas contredit, qui pouvait savoir après tout ?

Ils me rappellent cette émission, "Pleins phares", que nous regardions ensemble, allongés sur le canapé, blottis l'un contre l'autre. Ils mettaient en lumière les plus grandes enquêtes policières jamais élucidées. Je ne me rappelle que vaguement de ce qu'ils disaient. J'étais trop occupée à jouer avec tes cheveux ou t'embrasser.

Et puis, ils me rappellent cette nuit cauchemardesque dont je ne me suis jamais totalement remise. Jamais.

Je frissonne. Un courant d'air ? Non. Les fenêtres sont fermées. C'est un vent lointain que je suis la seule à percevoir. Une étreinte glacée. La tienne. Un souvenir qui revient me hanter.

Je secoue la tête. Je ne cherche pas à m'en débarrasser. Ce n'est pas rare que je sente ta présence de temps à autre. C'est surprenant, mais pas désagréable. J'ai l'impression que tu es toujours près de moi, que tu ne m'as jamais quittée.

Mais, ce soir, j'ai du mal à ne pas pleurer. Quinze ans. Quinze années sans toi. Quinze des plus douloureuses et des plus belles années de ma vie.

Je n'ai plus cette culpabilité désormais. Quinze après, j'ai cessé de m'en vouloir d'avoir refait ma vie. Parce que je ne l'ai pas refaite sans toi. Parce que tu es toujours là. Parce que je ne t'ai ni oublié ni remplacé, tu es toujours là. Dans mon cœur. Quelqu'un d'autre a juste réussi à alléger ma peine. Quelqu'un a réussi à adoucir mes souffrances et à dégeler ce cœur qui ne voulait plus aimer. Quelqu'un a réussi à me redonner goût à la vie. Quelqu'un a réussi à me faire aimer à nouveau.

La route que nous prenons nous fait passer devant chez toi. Devant ton ancienne maison, mon ancienne maison, notre ancienne maison. Une famille l'a rachetée, je sais qu'ils y habitent toujours. Je suis heureuse de savoir que les murs qui ont bercé notre amour pourront connaître les cris de joie d'un enfant. Même si ce n'est pas le nôtre.

Malgré tout, un goût amer me prend la gorge en revoyant cet endroit que j'avais tenté de mettre dans un coin de ma mémoire. Je secoue la tête, chasse une nouvelle petite larme qui pendait à mon œil.

Il pose sa main sur mon épaule. Je la repousse gentiment. Tout va mieux. Je n'ai pas à ressasser le passé ainsi.

J'ai dû m'endormir. Je n'ai jamais plus dormi en voiture, et c'est la première fois en quinze ans que je me détends sur le siège passager.

Je me réveille devant chez moi. Devant mon nouveau chez moi. Devant chez nous. Devant la maison où j'élève mes enfants, même si ce ne seront jamais les tiens.

J'ai les yeux trempés de larmes. Mon mascara a coulé, rendant impossible l'idée de cacher mes pleurs.

Ma petite dernière me fixe, surprise. Elle court vers moi, je m'agenouille pour la prendre dans mes bras, un grand sourire incontrôlable me montant aux lèvres.

Elle posa sa main sur mes joues et essuie le mascara du bout de son petit doigt. Ses minuscules mains sont toutes chaudes dans le froid mordant de ce jour d'hiver.

Elle murmure :

"Pourquoi tu pleures maman ? T'as fait un cauchemar ?

- Non ma chérie, un rêve, un très joli rêve.

- Plus joli que la réalité ?

- Non mon amour, un très joli rêve mais qui n'aurait jamais pu avoir lieu. Un très joli rêve qui ne remplacera jamais cette jolie vie auprès de vous..."

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