Chapitre 5.2

Joséphine


J'ai eu le malheur de prendre place à une table située juste derrière celle où était assis Blaise de Mérignac pendant le banquet. Il a passé le repas à me fixer et à m'envoyer des piques, faisant rire ses amis à tout coup. Heureusement, tout les étudiants étaient plutôt fatigués de leur journée et j'ai pu m'excuser tôt, partant à la recherche de la Maison Gloria, où j'espérais retrouver ma malle ainsi que le refuge de ma chambre des prochains mois.

L'orage n'est plus qu'une pluie éparse mais j'entends le tonnerre qui gronde au loin, annonçant un deuxième acte sons et lumières. Des Immatériels circulent sur le chemin, indifférents à la température, invisibles aux vivants.

Je suis suivie. J'ignore pourquoi, par qui. Toutefois, on m'observe, je le sens.

Je m'arrête à un croisement et le réverbère grésille au-dessus de ma tête. Je ne suis pas certaine de quel chemin emprunter pour me rendre à la Maison gloria. Je vais devoir consulter mon plan.

Il fait froid, les présences autour de moi me glacent le sang. Je lève les yeux et la carte me glisse des mains, tombe dans une flaque d'eau.

Une dizaine de silhouettes noires tournent autour de moi. Elles ne s'étaient pas encore approchée et je sens leurs vibrations glacées comme des ondes de choque. Sans véritable sens, ni face, ni derrière, elles ressemblent à des ombres mouvante, si l'ombre était matériel. Il s'agit de celles que j'ai nommées les Voleuses de joie, je les reconnais très bien. Je prononce, d'instinct, les mots appris dans mon enfance, la comptine Videntine supposée chasser les mauvais esprits.

Rien à faire, elles se rapprochent, referment leur cercle autour de moi, tournent de plus en plus vite.

Je recule, trébuche et mon dos heurte le réverbère. Je m'y accroche comme si sa lumière grésillante pouvait me sauver. Je n'ai pas envi que ces ombres me touchent, je n'ai pas envi qu'elles volent ma joie, ma vitalité.

— Immatériels, partez, celle-là ne vous appartient pas.

Les ombres s'immobilisent autour de moi. Du coin de l'oeil, je vois le jeune homme de Fort-Royal, celui qui m'a aidé avec ma malle, écraser quelque chose comme des herbes dans sa main et les souffler en direction des ombres. Celles qui sont touchées disparaissent en poussant un cri perçant. Immédiatement après, les autres s'élèvent vers le ciel et fuient.

— Merci, dis-je. Qu'est-ce que c'est?

— Du romarin, je n'étais pas certain que ça fonctionnerait, le romarin ne s'utilise pas vraiment en solo, mais c'est tout ce que j'ai trouvé.

Je fais un pas hésitant vers lui. Son long manteau est trempé comme s'il avait passé l'orage dehors. Et je me souviens de l'avoir vu guider les chevaux vers l'écurie.

— Je parlais des ombres... mais c'est bon à savoir... pour le romarin.

— Je vous conseille la sauge. Elle est plus efficace en cas d'urgence, ou le foin de senteur et le tabac. En réalité, ma mère prétendait que n'importe quelle plante font l'affaire du moment que notre intention est claire.

— Je vois. Cet endroit est envahi! dis-je, encore choquée.

— J'ai remarqué. Je ne sais pas trop ce que sont ses ombres. Elles ne ressemblent pas à des Immatériels ordinaires. Je... je n'en ai jamais vu avant ce soir.

Ah bon, intéressant. Je décide de partager mes observations. Ce jeune homme me plaît. D'abord parce que j'ai un préjugé favorable à l'égard des Videntins, ensuite parce qu'en à peine quelques heures, je l'ai vu accomplir des actes nobles et généreux à plusieurs reprises, ce qui n'est pas peu dire, considérant qu'à chaque fois, je ne l'ai vu que quelques minutes.

Il est légèrement plus âgé que moi, quatre, cinq ans tout au plus. Je laisse mon regard errer un instant sur sa peau gorgée de soleil, son visage glabre, ses pommettes hautes, son regard gris. Même trempé de la tête aux pieds, il a quelque chose de noble, de fier. Il n'est pas costaud et carré comme le sont Blaise ou Honoré mais sa silhouette svelte et athlétique m'interpelle, me rassure.

— Lorsqu'elles touchent aux étudiants, on dirait qu'elles volent leur vitalité, débuté-je, le ton incertain. Je les ai vues à l'oeuvre en arrivant..... plus tôt, dans le grand hall.

Je secoue la tête, essayant de chasser les visions terrifiantes du hall et de l'auditorium. Cependant, mon sauveur du moment à l'air intéressé alors je poursuis mon récit avec un peu plus d'assurance. Il m'écoute sans m'interrompre, attentif et curieux.

— Étrange, confirme-t-il. Je ne crois pas que ces choses sont vraiment dangereuses, mais soyez tout de même prudente.

Tendant la main, il me présente quelques branches de romarin. Je les prends et lorsque mes doigts nus - je déteste porter des gants, je les ai enlevés dès que je me suis retrouvée seule - entre en contact avec sa peau, je ressens une vague de chaleur m'envahir. C'est comme si... mon sixième sens, le talent qui me permet de voir et interagir avec les Immatériels reconnaissait le sien. Je lève le regard vers lui, ses beaux yeux gris sont écarquillés de surprise.

— Est-ce que tout va bien?... hésité-je en bafouillant, incapable de rompre le contact. Je ne connais pas votre nom.

Il est le premier à se ressaisir, ravale difficilement sa salive et replie le bras, joignant les mains afin de mieux les frotter l'une contre l'autre. J'ai envie de faire la même chose, non pas parce que le contact était désagréable mais plutôt pour m'imprégner plus encore de cette sensation. Spontanément, je porte le romarin à mon nez, humant son parfum réconfortant et j'en profite pour discrètement poser cette chaleur sur ma joue.

— Je suis Trel, dit-il, tentant de cacher son embarras. Et... oui, tout va bien. C'est juste que je n'ai pas souvent fait la rencontre d'autres Visionnaires. C'est... déstabilisant.

— C'est la première fois que je vies un tel phénomène, admis-je, enfouissant la poignée de romarin dans ma poche. J'imagine qu'on s'habitue.

— Je suppose, oui.

Il se penche, ramasse ma carte du domaine et la regarde, désemparé. Elle est presque en lambeaux, ayant absorbé l'eau boueuse très rapidement.

— Prenez la mienne, décide-t-il, glissant une main dans son manteau. Je n'en ai pas besoin pour ce soir et je me débrouillerai demain.

Désorientée, j'accepte. Lorsque mes doigts touchent le papier épais, il est encore plein de la chaleur du jeune homme et il me semble percevoir l'écho de ce choque que nous avons subit avec le romarin.

— Merci, dis-je et pour la première fois depuis longtemps, je n'ai pas l'impression que ce mot m'est arraché parce qu'on me fait la charité.

— Hâtez-vous de retrouver votre résidence, Josie, la deuxième vague de cet affreux orage ne va pas tarder.

— Merci de votre aide, Trel.

Il tourne les talons, s'enfonçant dans l'obscurité en silence. Je ne vois plus qu'une silhouette sombre, étrangement floue lorsque sa voix me parvient une dernière fois.

— Si vous passez par les écuries, j'essaierai d'avoir d'autres réponses pour vous.

— Je le ferai, bonne nuit.

— Bonne nuit.

Heureusement, ma résidence n'est plus très loin. D'une démarche rapide, je me dirige vers la Maison gloria. Je profite du fais que je soies seule pour abandonner toute prétention aux manières courtoises et hâte le pas d'une façon qui exaspérerait certainement Fabienne. "Mais, Fabie, tu essaieras de rester digne et noble lorsque tu seras poursuivie par des ombres bizarres!" me prends-je à penser.

La Résidence Gloria est un bâtiment de pierres blanches entourée de balcons ornés de jardinières. Haut de plusieurs étages, l'immeuble héberge tous les étudiants de l'année préparatoire dans des suites beaucoup plus luxueuses que celles de Fortelance. Je remarque, sur le plan que m'a offert Trel, que la maison Gloria est encerclée. Je ne l'ai pas vu effectuer le trait, mais puisque la Résidence des préparatoires était également encerclée sur le plan qu'Edward m'a remis, je ne me pose pas trop de questions.

À la réception du rez-de-chaussée, on m'indique une suite D, située au dernier étage, au fond du corridor. Lorsque j'entre, je retrouve un petit salon avec cuisinette entouré de huit portes. À côté de sept d'entre elles, des pigeonniers dont six contiennent des documents. Je retrouve mon nom sur la gauche au fond. La porte voisine est entrouverte et j'aperçois Pascaline qui agite un espèce de plumeau en tournant en rond, grimpant sur le lit de façon comique pour ne pas interrompre son cercle.

— J'ai déjà protégé l'aire commune et la salle de bains! me dit-elle, s'arrêtant enfin et posant un baiser sur son grigri emplumé. Les plumes de coq, arrachées aux premières lueurs de l'aube sont les plus efficaces pour empêcher les fantômes d'entrer quelque part. Lorsqu'ils sentent le coq, ils croient que le jour va bientôt se lever et ils retournent dans l'Éther.

Devrais-je lui dire que deux Immatériels sont juste derrière elle en train de se tordre de rire en immitant sa façon d'enjamber le lit et que je crains que les plumes de coq soient une astuce de charlatan qui n'a aucun effet? Non, cela ne servira probablement à rien puisqu'elle n'a aucun pouvoirs de Vision de toute évidence.

— Je peux faire ta chambre, si tu veux, offre-t-elle.

— Non merci, ça ira, dis-je. Je préfère le faire moi-même.

Mais, suis-je en train de devenir folle! Pourquoi aies-je dit ça? Je n'ai jamais eu besoin de me protéger des Immatériels avant...

D'un autre côté, je n'ai jamais vu d'Immatériels avant ce soir. Certes, il m'est arrivé à l'occasion de percevoir leur présence, comme tout Visionnaire en éveil, mais de là à vouloir me protéger...

Angélique s'est toujours chargé de garder la maison close aux manifestations Immatérielles, c'est donc la première fois que je me retrouve seule dans un endroit carrément infesté.

— Ah ouais! Évidemment, comprend Pascaline en hochant la tête d'un air entendu. La protection est toujours plus puissante lorsqu'on le fait soi-même.

Ne souhaitant pas prolonger cet entretient des plus étranges, je me dirige donc vers ma chambre. Une table de travail surmontée d'une bibliothèque, un lit, une garde-robe dont une partie est constituée de tiroirs et une table de chevet composent la décoration. J'allume la lampe située sur la table de travail ainsi que celle sur la table de chevet et commence à m'installer.

Les ombres me reviennent à l'esprit et sans m'en rendre compte, le bouquet de romarin se retrouve dans mes mains. Il est frais et encore humide, son odeur me ramenant à l'esprit l'apparition soudaine de Trel dans la nuit. Il a du le cueillir juste avant de me rejoindre, je crois me rappeler avoir senti cette odeur en bordure d'un des sentier.

Je devrais peut-être faire exactement comme j'ai dit à Pascaline et créer mes propres protections? L'idée m'aurait semblé ridicule, à peine vingt-quatre heures auparavant.

Bien sûr, Angélique nous a préparé du mieux qu'elle pouvait, elle ne nous a jamais caché son don. Je me souviens de la voir frotter des herbes entre ses doigts comme a fait Trel avant de prononcer les paroles de toutes ses contines qu'elle et grand-mère Ashana nous répétaient. Fabienne se plaignait constamment qu'elles ne nous apprenaient jamais comment nous charger des Immatériels, mais elle avait tort. Angélique et Ashana n'ont fait que ça, toute notre vie, nous préparer.

Broyant la plante entre mes doigts, j'inspire profondément en fermant les yeux. Son odeur envahi mes narines, s'infiltre en moi et je me souviens de leurs gestes, de leurs mots. Je commence par saupoudrer le rebord de la fenêtre, me concentrant sur l'étanchéité de cette ouverture. Seul l'air est admis, rien d'autre ne peut pénétrer. Pendant une fraction de seconde, je vois la condensation qui embue les carreaux se rétracter en gouttelettes qui retombent sur le plancher, comme si l'eau ne pouvait plus se trouver là, sur le verre soudainement devenue hydrophobe. D'un doigt collant de sève, je trace le poème Videntin appris dans mon enfance.

Discrètement, et le plus rapidement possible avant que quelqu'un d'autre n'arrive, je reproduit la même chose dans l'embrasure de ma porte de chambre. Cette fois, il n'y a pas de surface tangible sur laquelle poser les mots de la comptine mais l'effet semble le même. J'ai la satisfaction de voire un Immatériel s'avancer dans ma direction. Il s'agit d'une jeune fille pré-adolescente vêtue d'une longue chemise de nuit et d'un bonnet qui recouvre de longues tresses tombant jusqu'à ses hanches. D'elle émane une impression de profonde tristesse et de désespoir. Elle me regarde, son visage baigné de larmes, les mains tendues en forme de supplication.

— Je ne peux pas t'aider, soufflé-je, d'une voix à peine audible.

Toutefois, elle m'entends. Je vois ses lèvres qui remuent, mais je n'entends pas ce qu'elle dit. Je recule d'un pas, passe derrière mon mur de romarin et aussitôt, je lis la surprise sur ses traits. Elle ne me voit plus. Je suis devenue invisible à ses sens.

Curieuse, je fais un pas vers l'avant et revient dans l'espace commun. Sans surprise, le fantôme me voit, se remet à me supplier.

Je ne pourrai pas vivre comme ça! Comment fait ma mère? Je vais devoir trouver un moyen de voir Trel, il faudra qu'il m'aide.

Retournant dans ma chambre, j'entreprend enfin de déballer mes affaires et de me préparer pour la nuit. Il me reste quelques branches de romarin et j'en glisse une sous mon oreiller.

Lorsque je ressors, Freddie a investi la chambre en face de la mienne et Célestina sa voisine. Sur notre côté, Honoré est appuyé dans l'encadrement de la porte voisine de celle de Pascaline. Il me salue amicalement, m'offrant un large sourire.

Dans la salle de bains me vient l'idée d'imperméabiliser la fenêtre ainsi que le miroir. Les miroirs possèdent des pouvoirs étranges sur le voile entre les mondes, ma mère ne nous l'a jamais caché. À la maison, elle avait l'habitude d'interdire leur installation à l'exception de quelques uns dans les sales de bains et il y avait toujours des inscriptions Videntines tout autour.

Quelque chose me dit que ma poésie d'enfants et un peu de sève de romarin ne seront pas assez pour bien imperméabiliser ce miroir, mais pour ce soir, ça devra faire l'affaire. Avant de quitter la salle de bains, par précaution, j'effectue le même rituel sur le seuil, inversant les mots de pouvoirs afin que les Immatériels soient piégés à l'intérieur. Cela devra suffire pour l'instant, il y a du grabuge dans l'aire commune de notre suite.


🚂 🚂 🚂


Blaise de Mérignac est là, un peu pompette à cause du vin qu'on nous a servi pendant le banquet. Il vocifère au sujet de sa chambre qui est trop près de l'aire commune à son goût.

— J'ai le sommeil léger! J'avais spécifié que je voulais une chambre située au fond du corridor pour plus de tranquillité.

— Ce n'est pas ce qui est arrivé, fait Honoré d'un ton calme.

— Je peux... hésites Freddie, sa trousse de toilette en main, mais Pascaline lui coupe la parole d'un ton sec.

— Non! Tu ne peux rien du tout.

Elle le pousse en direction de la salle de bains, ce qui a pour effet d'attirer tous les regards dans ma direction. Blaise s'embrase, la haine évidente dans l'éclat violent de ses prunelles noires.

— Toi! C'est ta faute, Morgenstern! Tu vas changer de chambre avec moi sur-le-champs! Je suis certain que c'est toi qui a fait ça.

— Bien sûr, blaise, réponds-je, ma voix lasse.

— NOOOOON!!! hurle Pascaline, interprétant mal mes paroles mais je l'ignore.

En vérité, je les ignore tous et passe devant Blaise qui fait un geste pour m'agripper le bras. Honoré l'empoigne par le col de chemise, l'interrompant dans son mouvement.

— Pas si vite, Mérignac, si tu veux t'attaquer à quelqu'un, ce ne sera certainement pas quelqu'un sans défense.

Je rigole intérieurement en poursuivant mon chemin. J'ai presque hâte qu'ils découvrent à quel point je suis "sans défense". J'ai passé ma vie à m'entraîner à l'épée et à l'arc avec Franz et ma mère pendant que Fabienne suivait notre père partout, curieuse de comprendre comment gérer une entreprise. Mais en même temps, il est Délizéen et je suppose que son jugement est voilé par la culture dans laquelle il a grandit.

Le ton monte. Edward tente de faire taire tout le monde, Blaise gueule de plus en plus fort, Pascaline pleure et Honoré insulte Blaise.. tout en l'empêchant - d'un seul bras, noté-je - de se ruer sur moi.

Et soudain, Célestina sort de sa chambre arborant son air le plus royal.

— Non mais vous allez vous la fermer! lance-t-elle, sa voix coupant l'agitation et l'agressivité montante comme un fouet.

Nous nous tournons tous vers elle, même Freddie entrouvre la porte de la salle de bains pour la regarder. Elle croise tout nos regards, l'un après l'autre, souriant à Freddie et moi, pétrifiant les autres.

— J'ai fait deux jours de trains pour venir de Puerto della Luna et je veux dormir. Alors soit vous vous la fermez, soit vous allez vous engueuler ailleurs bande de merdeux!

Plus personne n'ose parler. Je termine mon chemin vers ma chambre et ouvre la porte. Avant de refermer derrière moi, je lui rend son sourire et salue Freddie.

— Où crois-tu aller comme ça, Morgenstern? demande Blaise.

— Dormir. Et tu devrais faire de même, Blaise. Tu as clairement trop bu.

— Ça ne se passera pas comme ça, s'écrie-t-il. Je ne me laisserai pas insulter par une salope dans ton genre.

— Mérignac, ça...

Je crois qu'Edward prend ma défense, mais je n'écoute plus. Je referme la porte derrière moi et tourne le verrou. J'en ai déjà assez de cet endroit et je n'y ai pas encore passé une nuit. Quelques instants plus tard, la porte de notre suite claque comme un coup de tonnerre. Ce doit être Blaise, parti se plaindre à je ne sais trop qui. Peu importe, je n'ai rien à faire de lui. J'entends Pascaline qui pleure, Honoré qui essaie de la consoler. Sa voix grave de basse me berce à travers le mur et j'aimerais bien qu'on me réconforte aussi.

Une dizaine de minutes plus tard, on gratte à ma porte.

— Joséphine? demande une voix masculine.

J'entends l'hésitation, le doute. Aussi bien voir de quoi il s'agit. Je sort du lit et traverse la pièce pour me retrouver, une fois la porte ouverte, devant un Edward aussi rouge que la veste de son uniforme. Il baisse les yeux vers moi puis détourne le regard en ravalant sa salive.

— Je suis désolé... balbutie-t-il. Je voulais simplement m'assurer que tout allait bien.

— Merci, ça va. Je suis complètement remise de ma lobotomie temporaire.

— Euh... tant mieux.

Son regard cherche le mien, retombe, remonte. On dirait une sauterelle hyper-active.

— Ça ira, merci, je répète.

Mais il ne bouge pas, tétanisé, cramoisi jusqu'aux oreilles.

Non mais c'est assez! Qu'est-ce que c'est que cette maison des fous?

— Monsieur de Mérignac ne s'adressera plus à vous ainsi.

Étrange, tout de même, cette façon de retomber dans les formalités et la courtoisie distante dès qu'il devient nerveux. Je ne suis pas trop certaine d'apprécier. Edward fait un demi-pas en arrière, lève à nouveau les yeux jusqu'aux miens avant de les détourner. Et finalement, je comprends. Mes cheveux libres... ainsi que mes pieds nus l'intimident. Il est vrai que les véritables Térénéens de souche sont beaucoup plus pointilleux sur ce genre de détails. À notre âge et selon ses circonstances, je doute qu'il ait vu beaucoup de chevelures défaites et de pieds féminins. Je vais devoir penser à ça à l'avenir. Je repense à Pascaline et sa coiffure élaborée, et à à leur manie insupportable de constamment porter des gants. Je me dis que je devrai faire en sorte d'épargner la sensibilité de mes colocataires. Je ne suis plus chez moi où nous suivions les codes Halovariens et Videntins ou encore à Fortelance où il n'y avait que des jeunes filles. Ici, on s'attendra à ce que je respecte un certain décorum.

Je trouverai bien une façon de m'adapter. Mais ça peut attendre à demain.

— Bonne nuit, Jo... - il hésite, réalisant un peu tard qu'il allait m'appeler Josie sans mon autorisation.

— Josie sera parfait, fais-je gentiment.

Ce sourire! Je pourrais faire des bêtises pour le voir à nouveau. C'est tellement rassurant de croire qu'il ne nous a pas trompé, lorsqu'il était ainsi dans le train. Il me jette un regard franc, cette fois, comme si la permission d'utiliser mon surnom effaçait tous les malaises. Franchement, je le préfère comme ça, sans hésitations, sans filtre.

— Bonne nuit, Josie, répète-t-il.

— Bonne nuit, Edward, réponds-je avant de fermer la porte sur un autre sourire un peu de travers.

À peine suis-je de retour sous les couvertures que je sens le sommeil me gagner. L'odeur du romarin me rassure, me confortant dans ma bulle sans Immatériels. Et, juste avant de sombrer me vient à l'esprit un détail.

Quelqu'un d'autre m'a appelée Josie.

Quelqu'un à qui je n'ai même pas révélé mon prénom.

Alors comment ce fait-il que Trel ait su qui j'étais?

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