Chapitre 4.2

Joséphine


Le bâtiment principale est lugubre et me parait austère et hostile avec ses épais murs de pierres sombres et ses hautes fenêtres étroites. Des gargouilles surveillent les alentours de leurs yeux de granites tandis que plusieurs tourelles s'élèvent, menaçante, telle des crocs cariés. L'endroit me rappelle un château hanté bien davantage qu'un collège, ce qui ne m'inspire rien de bienveillant.

Gallavand accueille des étudiants de tous les niveaux à partir du cour moyen jusqu'à l'année de préparatoire et des enfants de huit ans autant que de jeunes adultes de dix-huit ou dix-neuf ans se précipitent dans l'édifice afin d'éviter un maximum la pluie.

Je les regarde chahuter cachée derrière mon nouvel ami l'anima, tentant de rassembler mon courage.

Il me semble définitivement moins pénible d'offrir mon aide au jeune homme Videntin que de pénétrer dans ce hall bondé d'inconnus. Je comprends que jusqu'à maintenant, j'étais en plein dénie. Jusqu'à cet instant, où mes pas me mèneront bientôt dans l'enceinte du Collège Gallavand, j'ai espéré que tout ceci ne soit qu'un cauchemar et que je me réveillerais et reprendrais ma vie ordinaire.

Tous les étudiants sont rentrés et les animas de remorque, à l'exception d'Oreille cassée ont entraîné leur diligence vers les hangars. Mon anima reste bien sagement à mes côtés, me laissant m'accrocher à son encolure, ses yeux de cristaux clignant paresseusement. Il attend que je lui donne l'ordre de rentrer, de retourner au hangar.

Il faudra bien que je me décide.

Comme je ne suis pas ici pour jouer les palefrenières, je me résigne à me détacher de l'anima et lui commande de rentrer au hangar. Maintenant qu'il emporte la chaleur de sa bouilloire avec lui, je suis secouée de frissons. Je n'ai plus le choix, je dois prendre ma vie en mains et pénétrer dans cet ignoble bâtiment.

Que ses tourelles qui ressemblent à des crocs cariés me dévorent ou non, je n'ai pas l'intention de me laisser abattre.

Une fois dans le hall, je suis à nouveau saisie de frayeur. Sauf que cette fois, c'est pour une toute autre raison.

C'est la première fois que je vois des Immatériels et pourtant, je les reconnais.

Les étudiants patientent pêle-mêle dans le hall, attendant d'entrer dans l'auditorium pour le discours de bienvenue. Ils chahutent, parlent fort et rigolent comme de vieux amis contents de se retrouver. Ils s'empressent de laisser leur imperméable dans un vestiaire avant de se retourner les uns vers les autres et de s'étreindre, de s'embrasser ou de se claquer le dos joyeusement.

Sauf que la joie est éphémère. Des silhouettes floues, sombres comme des ombres sinistres, circulent entre les étudiants, parfois même les traversent et dès que leurs formes évanescentes touchent quelqu'un, l'étudiant en question se tait, se redresse et prend place en rang parfaitement cordé.

Non loin de moi, deux filles se sautent dans les bras en hurlant de joie. Aussitôt, quatre formes convergent vers elles et les traversent rapidement, jusqu'au point où j'ai l'impression que les fillettes - elles doivent avoir environ dix ans -, deviennent floues, comme si je les voyais à travers un aquarium sale.

Lorsque les Immatériels s'éloignent, les gamines ont perdu leur joie de vivre. Elles se sourient sagement, se prennent la main et vont se mettre en rang avec les plus jeunes.

— C'est horrible, n'est-ce pas?

Je sursaute. Je n'ai pas réalisé que quelqu'un venait vers moi. Il s'agit d'Edward qui me sourit de son sourire un peu de travers, celui qui me semble vrai.

Non, c'est impossible. Il ne peut pas parler des Immatériels. Il ne regarde pas dans leur direction du tout. Il regarde les rangs bien ordonnés et la voûte du plafond avec ses dorures et ces lustres de cristal d'où pendouille des breloques faites pour amplifier l'éclairage dans le grand hall.

Je cherche en vain quoi répondre et je ne trouve rien. Ces ombres, sans même s'être approchées de moi, on volé mes mots. Je suis trop choquée par ma première expérience de Vision pour entretenir une conversation aussi banale. Un instant, je me demande si j'ai encore l'air normale. Il me semble que maintenant que je vois ces choses, je ne suis plus seulement frigorifiée à cause de la pluie, mais bel et bien tétanisée. Je voudrais m'enfuir, retourner en arrière, mais cela m'est impossible. Car une fois que nous commençons à voir, nous ne pouvons plus ne pas le faire.

Angélique nous a raconté qu'une de ses tantes, terrifiée et impuissante à répondre aux appels des Immatériels en était venue à se crever les yeux en espérant que les fantômes qui la hantaient s'en irait vers un autre Visionnaire. Naturellement, elle perdit la vue, mais pas la Vision. Malgré sa cécité, les Immatériels continuèrent de la hanter jusqu'à ce qu'elle sombre dans la folie et se jette en bas d'une falaise.

Une fois que la Vision est éveillée, rien d'autre que la mort ne peut l'arrêter.

La bonne nouvelle est que, maintenant que je les vois, il m'est possible d'agir. Je peux m'en protéger efficacement, les aider à passer vers l'autre monde ou les vaincre s'ils s'avèrent dangereux. Je ne sais pas trop comment je vais pouvoir régler le cas de ces ombres voleuses de joie, mais je finirai bien par trouver.

— La crème de la crème, dit-on, poursuit Edward sans réaliser que mon esprit est bien loin de ses préoccupations.

Son ton est acerbe, désabusé. Je n'aurais jamais pensé qu'un Préfet - le Président du groupe de surcroît - ait si peu d'estime pour la discipline et l'ordre.

— La rumeur veut que Gallavand forme l'élite de demain, les décideurs, les chefs. Gallavand, aussi prestigieux que l'École Royale Térénéenne, la corruption de la Haute Aristocratie en moins. Mais il ne faut pas être dupe, Joséphine, toute cette discipline, tout cet ordre ne sert qu'à formater des assistants, des seconds, des faire-valoir. Personne ici ne dirigera jamais quoi que ce soit, personne ne deviendra l'élite de quelque chose à moins de s'expatrier. Oh, peut-être, évidemment, que certains feront de bons mariages et donneront ainsi la chance à leurs enfants de s'élever, mais ceux-là ne sont pas la norme, ils sont l'exception.

Je m'amuse intérieurement car Honoré, qui s'auto-proclame rebelle professionnel, nous a fait un discours semblable juste avant d'arriver.

— Seriez-vous un peu rebelle, monsieur Sharington, osé-je le taquiner, un fin sourire aux lèvres.

Après tout, dans le train cet après-midi, il nous a montré qu'il possède un sens de l'humour. Avec joie, je constate que je ne me suis pas trompée car il pouffe discrètement de rire à ma taquinerie.

Son intervention me sort de ma torpeur face aux Immatériels. Il m'adresse à nouveau ce sourire un peu croche avant de reprendre une expression sérieuse. Son regard m'indique que nous sommes observés.

— La rébellion est bonne pour ceux qui n'ont pas envie de survivre, mademoiselle Morgenstern. Ce n'est pas mon cas, je tiens à survivre... au moins jusqu'à la fin de ma scolarité.

Mais quelque part au fond de ses yeux bleus, je vois qu'il ambitionne bien davantage que la survie. Edward Sharington veut vivre, rien de moins.

Son ton est sérieux et protocolaire lorsqu'il reprend. Un vrai petit Anima administratif. La fluidité avec laquelle il passe du Edward amical et taquin au Edward sérieux et droit me dérange. Je devrai me méfier et ne jamais oublier qu'en bon Térénéen, il sait être hypocrite.

— On m'a informé qu'il y avait eu une erreur lors de votre inscription et que des formulaires ne vous avaient pas été transmis.

— Vraiment, dis-je.

— Accepteriez-vous de les remplir afin que je puisse les remettre au professeur Delacroix? Je crains de ne pouvoir me joindre aux festivités de ce soir avant que mon travail ne soit terminé.

— Je vous suis.

Une fois les "quelques formalités" remplies, je me dirige vers l'auditorium. Je suis la dernière à entrer et je cherche une place du regard lorsqu'Honoré me fait un signe de la main. Je me glisse sur le siège à ses côtés dans la dernière rangée.

— Pascaline n'est plus avec toi? demandé-je.

Il fait un signe de tête en direction d'un groupe de jeunes serrés les uns contre les autres, leurs têtes penchées en cocus. Ils se sont écartés de la majorité du groupe, laissant quelques sièges libres partout autour d'eux.

— Elle a retrouvé ses amis mystiques, explique-t-il, l'air détaché, me scrutant néanmoins du regard. Je ne sais pas ce qui se passe entre ces deux-là, mais j'ai l'impression que je passe un test car Honoré hoche la tête avec satisfaction face à mon manque de réaction.

Edward se glisse à ma droite dans le dernier siège inoccupé et comme s'il savait que nous étions tous présent pour l'écouter, monsieur Richmond entre sur scène et lève la voix.

— Chers étudiants, bienvenue!

Son discours est ennuyeux et banal. Il parle de l'honneur d'étudier à Gallavand, des opportunités qui s'offrent à nous et de la chance inouïe que nous avons tous de côtoyer des maîtres aussi prestigieux que nos enseignants.

— J'aimerais bien comprendre, chuchote Honoré suffisamment fort pour qu'Edward entende, pourquoi, s'il est si prestigieux d'étudier à Gallavand, son fils étudie-t-il à l'ÉRT.

Il jette un coup d'oeil dans la direction d'Edward qui prend une fraction de seconde pour nous adresser son sourire amère.

— Parce qu'il serait inconvenant, bien sûr que Vianney Ritchmond fréquente le collège dirigé par son père, voyons. Certains pourraient voir un tel phénomène comme la preuve évidente de favoritisme.

À ma gauche, la mâchoire d'Honoré tombe. Il regarde Edward comme s'il ne l'avait jamais vu avant.

— T'es sûr que ça va, Sharington?

— Silence, Directeur Richmond n'a pas terminé, répond l'autre, le visage fermé.

Un instant, son regard tourne vers moi et je crois lire de l'agacement dans ses prunelles bleues. Je n'ai aucune idée de ce qui se passe dans cet endroit mais je sens que je n'apprécierai pas tellement mon année de Préparatoire.

— J'aimerais également vous annoncer, poursuit Richmond, que nous avons l'honneur d'être l'hôte du Tournois des Écuyers cette année.

Une clameur éructe dans la pièce. Les étudiants hurlent et frappent dans leurs mains, certains se lèvent de leur siège et s'étreigne. Le Tournois des Écuyers est une des plus prestigieuses compétitions collégiales de tout Térénée. Elle a lieu tout les quatre ans et comporte divers sports ainsi que des performances artistiques en tout genre. Il s'agit d'une semaine de festivité et de réjouissance où des élèves de plusieurs collèges s'affrontent de façon "amicale". Je me demande, subitement, si je retrouverai d'anciennes collègues de Fortelance. J'avais l'intention de me présenter pour le saut d'obstacle, mais maintenant que je n'ai plus de cheval, je suppose que je devrai me contenter d'être spectatrice.

Le directeur lève un bras pour faire taire la foule étudiante, mais tout le monde est tellement heureux que personne ne l'écoute. De chaque côté de moi, Honoré et Edward semblent indifférent à la liesse générale. Honoré à l'air blasé, Edward ennuyé.

— Ça va, osé-je leur demander.

Pour toute réponse, Honoré fait un geste dans la direction d'Edward. Celui-ci comprend que son collègue lui laisse les honneurs. Il hoche poliment la tête avant d'expliquer:

— C'est bien beau lancé comme ça lors d'un discours d'accueil. Mais ça veut surtout dire qu'il faudra redoubler d'efforts. Richmond ne tolérera aucune imperfection. Après tout, les yeux du Royaume seront tourné vers nous.

— Plus de travail, plus de devoirs, plus d'examens et des exigences plus élevées que d'ordinaire, confirme honoré. Moi qui croyait me faire une petite vacance avant l'université.

— Tu comptes aller à l'université, s'étonne Edward, septique.

Le visage d'Honoré se fend d'un large sourire.

— Pour les contacts, mon cher! Je n'ai pas l'intention d'étudier sérieusement. Seulement assez pour ne pas me faire jeter dehors. Mes revenus futurs sont bien assurés, contrairement à d'autres...

— Eh bien, fait Edward, j'aurai tout entendu!

— Toujours pas soldat, mon Eddie? demande malignement Honoré, répondant à la remarque cynique de son collègue.

— Ta gueule, van Scholtz.

La température dans l'auditorium vient de diminuer de di degrés et ça n'a rien à voir avec mes deux compagnons qui se lancent soudainement des regards hostiles. Les Immatériels sont de retour et ils flottent au-dessus des étudiants les plus impétueux, les effleurant de leur bras spectraux, les calmant aussitôt. Je suis sous le choque, pourquoi personne ne remarque rien? Il s'agit d'une des scènes les plus terrifiantes à laquelle j'ai assisté de toute ma vie. Une fois ses spectateurs apaisés, Richmond continue son discours comme si de rien n'était, mais je n'écoute plus. J'ai envie de m'enfuir. Je me sens seule et terrifiée. Après quelques minutes qui me paraissent des heures, les étudiants se lèvent et se dirige vers les portes afin de prendre part au banquet d'ouverture de ll'année scolaire.

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