Chapitre 4
Stetson
Elle a à peine levé les yeux de l'écran depuis qu'elle est arrivée. Comment je le sais ? J'ai laissé la porte entre mon bureau et celui de Marnie ouverte, ce matin.
J'ai bien vu que ma vieille secrétaire me darde des regards étonnés, mais pour l'instant, elle n'a pas pipé mot. Ce n'est pas inhabituel, je le fais de temps en temps. Mais pas aussi longtemps, et pas avec le regard acéré d'un psychopathe.
Les yeux alternant entre la feuille que je lis depuis au moins une demi-heure sans en retenir même le thème, encore moins le contenu, j'observe. Oh, pas Marnie, elle, je la connais par cœur. Elle fait partie des meubles, ici, sans être péjoratif. Je l'aime trop pour ça.
Non, celle que je fixe, c'est Miss Tignasse.
J'ai mal dormi. Peut-être parce que je manque d'exercice en chambre. Ou parce que je n'ai rien fichu du week-end. Ou alors, et c'est plus sûrement ça, parce que je stressais à l'idée de l'avoir sous les yeux à partir de lundi.
C'est fait. Elle est là. Et mes prédictions s'avèrent justes : elle me perturbe.
Pourtant, elle ne fait rien pour ; je dois même dire que son implication dans le boulot est assez remarquable. Depuis son arrivée, douze minutes et trente-huit secondes avant son entrée officielle en fonction, elle s'implique. Pas une pause, pas une seul moment où elle n'a posé de questions à Marnie. Assise sur un siège à côté d'elle, elle écoute, prend des notes, et pianote sur l'ordinateur de mon assistante avec un sérieux assez épatant.
Même les deux fois où Marnie a dû s'absenter, pour aller aux toilettes, et pour me ramener un dossier, elle a continué à bosser. Hum.
Je suis dubitatif. Cherche-t-elle à se faire bien voir ? Ou veut-elle tromper son monde en nous faisant croire à son sens inné du travail, ou son implication sans borne dans l'entreprise ? J'hésite et je doute. Mais si je dois être honnête, j'attends juste le faux-pas, et une baisse de sa vigilance, quand elle en aura marre de faire semblant, et qu'elle baissera ses barrières. Ça ne devrait plus tarder.
Il est onze heures, et elle n'a toujours pas fait de pause. Si je veux être juste, elle a dû abattre dix fois plus de travail que moi depuis mon arrivée, puisque tout ce que j'ai fait, c'est de la surveiller. Niveau rentabilité, je suis nul, aujourd'hui. Mais c'est un mal pour un bien : dès que je l'aurai poussée dans ses retranchements et mis en lumière son incompétence, je serai bien plus efficace dans mon travail. J'aurai vite fait de rattraper cette matinée de glandouille. Tout bénef.
Soudain, je relève le nez, aux aguets. Ce qu'elle vient de demander à Marnie, c'est l'occasion que j'attendais depuis des heures. Nos bureaux étant assez éloignés, et leur façon de parler entre elles, à voix basse, m'empêchant de les entendre, je ne peux que me fier à ma capacité hors norme à lire sur les lèvres. Un talent développé en quelques années, justement parce que mes salariés ont tendance à communiquer discrètement. Dans les couloirs, dès mon apparition, les conversations baissent d'un ton, les messages oraux s'échangent de façon à peine audible. Le pire ? Dans les réunions. Les collaborateurs croient qu'en susurrant, je ne comprendrai rien, alors que je parle à la cantonade. Grave erreur : je capte tout, et surtout ce qu'ils veulent me cacher : une moquerie à mon encontre, les critiques, des doutes.
Bref, miss Tignasse a besoin d'aller aux toilettes. Elle amorce le retrait de sa chaise, se lève prestement, et lorsqu'elle atteint le seuil de porte du bureau de Marnie, je la stoppe net.
— Miss T... Suarez ! Pouvez-vous venir dans mon bureau, s'il vous plaît ?
Je la sens hésiter, son regard oscillant entre le couloir et moi. Mais je sais être persuasif, et l'air sombre que je projette la fait se décider dans mon sens. Brave fille. En voilà une qui comprend qui est le chef, parfait.
— J'ai besoin que vous releviez tous les adverbes de ce texte, miss Suarez.
— Les adverbes ? répète-t-elle, hébétée.
Ouais, c'est le premier truc qui m'est venu à l'esprit, sur le coup. C'est complètement idiot, mais tant pis.
— Absolument. C'est une ébauche du contrat de rachat d'une société en faillite qui m'intéresse.
— Et vous voulez que je relève les adverbes ?
— Absolument. J'ai horreur des adverbes. Ça alourdit le texte. Tenez, prenez ce feutre, et surlignez-les.
Elle roule des yeux discrètement, mais pas assez pour que je loupe le geste. Mais quelle rebelle ! Marnie aurait trouvé ça très étrange également, mais jamais au grand jamais n'aurait fait le moindre commentaire, ni oral ni physique.
Hum, il va falloir qu'elle plie, celle-ci !
— D'ailleurs, tant qu'à faire, notez des propositions de remplacement dans la marge.
J'enfonce le clou, content de moi.
— Asseyez-vous, miss Suarez, vous serez plus à l'aise.
Le regard noir qu'elle me balance vaut tout l'or du monde. Et je me délecte de l'emprise que je peux avoir sur elle, à ce moment-là. Je ne l'aime pas, et je veux qu'elle le sache.
L'idéal, c'est qu'elle parte d'elle-même. Et j'ai bien l'intention de tout faire pour que ce soit le cas. Aussi, la contournant, je me rassois dans mon propre fauteuil, et fais mine de continuer ma lecture, l'attention complètement tournée vers elle.
Au bout de quelques minutes à peine, elle commence à gigoter. Sans doute que son envie pressante, qui l'avait poussée à écourter sa séance avec Marnie, vient de refaire surface. Mais je fais mine de ne rien capter, les yeux faussement rivés sur mon dossier.
— Excusez-moi, est-ce que je peux aller...
— C'est urgent, miss Suarez. J'aimerais que ce soit terminé au plus vite.
Oh que c'est vilain de ma part ! Et sur le coup, la voir agiter son joli petit cul sur sa chaise, son Stabilo dans les mains, me fait jubiler. Elle ne moufte pas, pressant le feutre sur la feuille, avec une concentration non feinte. Pourtant, je sens bien que son inconfort grandit, bien qu'elle choisisse de le taire.
Sa façon de bouger s'accélère. Sans doute pour contrer l'envie, elle croise ses jambes, dans un sens, puis dans l'autre, mords ses lèvres, dandine la tête.
Et puis, d'un coup, elle se lève d'un bond, me balance feuille et crayon sur le bureau et se précipite vers le couloir.
— J'ai terminé ! Je reviens tout de suite. Regardez déjà mes propositions, on en reparle dès mon retour.
Et elle me plante là, courant presque avant de disparaitre à l'angle du mur. Et moi ? Je me marre, esquissant un sourire moqueur. Fier de moi, je perds cependant de ma superbe en croisant le regard plein de désapprobation de ma secrétaire officielle, qui secoue la tête d'un air navré. OK, j'ai été un peu loin, mais merde qu'est-ce que c'était jouissif !
Marnie n'est pas dupe. Mais elle baisse le regard et continue son travail, me laissant apprécier à sa juste valeur le tour pendable joué à miss Tignasse. Trop bon.
Quand la fille revient, quelques minutes plus tard, et qu'elle rejoint sa chaise, devant mon bureau, c'est à peine si je relève le menton vers elle.
— Je suis de retour, débute-t-elle. Si vous voulez qu'on approfondisse ce que je viens de faire, nous pouvons...
— Oh non, merci, finalement, ce n'est pas si pressé que ça, miss Suarez. Vous pouvez rejoindre Marnie et continuer votre formation.
Coup final. Et j'ai presque envie de danser pour fêter ma victoire.
Jour 1. Miss Tignasse : 0 Big Boss:1.
Le bruit strident de sa chaise raclant le sol me fait serrer les dents, mais je sais qu'elle l'a fait exprès. Je croise son regard cinglant, la toise une minute puis la suis des yeux quitter la pièce d'une démarche raide. En mon for intérieur, je sais qu'elle se retient, et que sous ses airs de poupée miniature mal fringuée se cache une forte personnalité qu'elle refuse de montrer. Soit parce qu'elle en a honte, soit parce qu'on l'y oblige. Sans doute pour ne pas perdre son job.
La pousser à bout. Et vu sa façon de s'énerver, ça devrait aller assez vite.
Néanmoins, elle reprend le travail comme si de rien n'était, et je retourne à mon observation, cherchant le moment opportun pour renouveler l'expérience.
Me calant dans le fond de mon fauteuil, je la fixe, un crayon entre les lèvres.
Ce matin, elle a fait fort : un jean troué trop court et trop large, qui aurait pu cependant passer crème avec une veste sage. Nombre de businesswomen optent pour le mélange des genres. Rien de tel qu'une veste Chanel ou Gucci pour paraître chic. Mais elle a choisi un t-shirt trop grand, flanqué d'une sérigraphie douteuse d'une héroïne d'animé. Sailor Moon ? Connais pas. Mais c'est japonais, aucun doute vu le style de dessin, et les pictogrammes asiatiques. Le pire dans tout ça ? Je crois que ce sont les Converse hors d'âge qui frôlent les escarpins de ma secrétaire, sous le bureau qu'elles partagent.
Bordel, ce n'est pas une tenue pour venir bosser, merde ! J'ai bien envie de lui en faire la remarque, mais je m'abstiens. Non seulement rien n'est spécifié dans nos contrats de travail, mais le procès que nous a flanqué une employée il y a deux ans, quand mon père a exigé qu'elle vienne en tailleur au boulot a laissé des traces. Pas touche à la tenue des salariés, donc.
La plupart de nos collègues ont compris que leurs vêtements avaient leur importance. Chez MayCorp, rares sont ceux qui dérogent à la tradition du costume et du tailleur. C'est implicite.
Cette nana ? Elle n'en a rien à foutre, c'est clair. Sauf qu'elle n'a pas capté qu'il est hors de question qu'elle me suive dans mes réunions d'affaire dans ces fringues. Prochaine mission : lui faire changer de vestiaire, c'est impératif. Mais je vais devoir la jouer fine, si je veux éviter qu'elle me poursuive pour harcèlement !
***
Pourquoi a-t-elle été embauchée ? Je tourne et je retourne la question dans ma tête depuis vendredi. Il est 18h00, on est lundi, et je n'ai toujours pas trouvé la réponse.
Mes yeux balaient la silhouette de miss Suarez de haut en bas, plusieurs fois. Si on fait abstraction de la pièce montée capillaire, c'est une belle fille, surtout vue de dos. De jolies fesses qu'on devine fermes sous son jean informe, une nuque gracieuse, une épaule rondement dessinée que l'encolure trop lâche de son t-shirt oversize dévoile. Une cambrure de reins absolument divine, qui me donne envie de l'agripper par les hanches et la prendre par derrière sans sommation.
Penchée au-dessus d'un casier, elle n'a rien pourtant rien à regretter côté recto. Et sur le coup, j'aimerais être un dossier suspendu, pour pouvoir mater en toute sérénité ses seins, qui se balancent au-dessus du tiroir. Ouais, j'hésite finalement. La face pile est tentante aussi.
Est-ce comme ça qu'elle est entrée chez May Corp ? Est-ce qu'elle a charmé quelqu'un ? Est-ce qu'elle a couché ? Est-elle la copine, l'amante, la maîtresse d'un employé, forcément bien placé ?
L'idée que c'est mon père qui l'a imposée me dérange. Je n'ose croire que c'est lui qui aurait profité des largesses de la jeune fille et qui l'aurait embauchée pour ses charmes. Merde ! Ne me dites pas qu'il a une liaison avec elle !
Repoussant l'idée, et les images salaces et dérangeantes qui l'accompagnent, j'essaie de relativiser, et de me rassurer. Il a soixante-cinq ans. Elle ? Vingt-deux, je crois. Elle est déjà trop jeune pour moi, alors lui.
Elle n'a que six ans de moins que toi, me susurre mon petit diable intérieur. Et encore, elle est de fin d'année, toi du début, ça fait presque cinq ans, en fait.
Mince, quand est-ce que j'ai calculé ça, moi ? Et qu'est-ce que ça peut me foutre ?
Rien, définitivement. Si je choisissais de la tringler, peu importe qu'elle en ait vingt ou cinquante. Ce n'est pas comme si j'imaginais quoi que ce soit de sérieux avec elle. Avec personne, en fait.
J'ai été vacciné des femmes depuis le divorce de mon père, il y a sept ans. J'étais déjà âgé, ça ne m'a pas perturbé outre mesure. Mais le voir anéanti par une séparation houleuse qui l'a presque laissé sur la paille, ça, ça m'a marqué. Et lui aussi, je le sais. Quand à mon demi-frère, je n'en parle même pas.
C'est bien simple, depuis cette histoire qui s'est mal finie, mon père et moi avons fait une croix sur les relations à long terme. Pas qu'on se soit consultés, non. Mais je crois que nos conclusions communes ont été implicites. Traumatisés à vie par la seconde épouse de mon paternel, nous évitons les ennuis causés par les nanas. Et ce n'est pas plus mal.
Du coup, j'ai du mal à croire qu'il se soit laissé aller à embaucher cette fille pour son cul. Mais peut-être est-elle plus douée que je ne le crois, envoyant balader les certitudes de Braxton May, que je croyais inflexible, pour une chatte bien fraîche. Allez savoir.
Moi-même, si je dois être honnête, je me laisserais bien prendre dans les filets de la jolie métisse. Pourtant, elle n'a rien de ce que j'aime chez une partenaire de pieu : trop petite, trop maigre, trop brune. Et ces cheveux, putain, ces cheveux !
Néanmoins, ma queue se dresse rien qu'à la regarder, et je pousse un soupir indigné. Si je pouvais, j'engueulerais ma bite pour le choix médiocre qu'elle vient de faire. Une grande poupée blonde, comme le mannequin que j'ai tringlée le mois dernier, OK, mais cet elfe brun, non !
— Miss Suarez ? claqué-je dans le silence ambiant. Venez ici, j'ai besoin de vous.
La fille obéit, et en moins de deux secondes, pénètre dans mon bureau. Merde, faut que j'arrête de penser à ce mot, moi.
— Des adverbes à chercher ?
Sa question, arrogante, me cloue le bec, mais très vite, je me reprends. Il est temps d'éloigner cette insolente et de la remettre un peu à sa place. Et j'ai un excellent moyen qui vient de me traverser l'esprit.
— J'ai besoin que vous alliez aux archives, miss Suarez.
— Oui, bien sûr. Que dois-je y chercher ?
— Le dossier TransCam.
— Très bien. Mais peut-être serait-il plus facile de le rechercher dans les dossiers informatiques.
— Il n'a pas été scanné, la contredis-je. Il est trop ancien.
Elle plisse les yeux, cherchant sans doute la faille ou le piège. Mais c'est vrai : c'est le tout premier rachat de la société MayCorp, celui qui a lancé mon père, il y a plus de quarante ans. C'est bien pour cette raison que je me souviens de son nom. Si l'informatique a élu domicile assez vite, quand la société a pris de l'essor, les premières affaires de Braxton May n'ont jamais été archivées sur les ordinateurs.
Penchant la tête sur le côté, elle souffle discrètement, se redresse, et croise les mains devant elle.
— Très bien. Pouvez-vous me dire où se trouvent les archives ?
— Au sous-sol. Dans un local spécialisé. Mais...
Ma phrase reste en suspens, et ses yeux accrochent mes lèvres. Elle doit sentir le piège dans le fiel de mes mots.
— Ce dossier est dans une autre salle. Il fait partie des plus anciens dossiers, qui ont été transférés de nos premiers locaux à ceux-ci dans les années quatre-vingt-dix. C'est dans le fond, dernière porte.
Rien de faux dans ce que je dis. Jugés trop vieilles pour être encore intéressantes, ces vieilles acquisitions ont été à moitié jetées dans la cave. Je ne suis même pas certain de me souvenir de l'emplacement exact.
Elle hésite. Soit à m'envoyer paître, soit à me demander plus de précisions. Mais la jolie brune se contente de repousser une de ses mèches rebelles, de me balancer un regard noir, puis de tourner les talons pour disparaître dans le couloir. Je dis talons pour l'expression, parce que le bruit de ses semelles plates en plastique blanc sur le sol m'exaspère au plus haut point.
J'évite l'air outré de Marnie, qui n'a rien loupé de notre échange, puis retourne à mon bureau. Et là, débarrassé de la source de mon inattention, je plonge enfin dans mon dossier du jour. Je n'ai rien fichu depuis ce matin, et il est temps que je rattrape mon retard.
Et les deux heures qui suivent sont plus que productives. Enfin !
Concentré sur ma tâche, je lâche un cri de surprise quand un dossier lancé à grande vitesse atterrit sous mes yeux en claquant dans l'atmosphère silencieuse de la pièce. Ahuri, je relève la tête, alors que mon sursaut fait reculer mon siège de dix bons centimètres.
Là, devant moi, se tient celle dont j'avais complètement oublié l'existence depuis cent-vingt bonnes minutes. Seulement, j'étouffe un cri en découvrant Carmindy Suarez plantée devant moi, les mains sur les hanches, et un air furieux sur le visage. Tel un démon, elle darde sur moi un regard si sombre que je doute, un instant, qu'elle ne puisse me lancer un sort, tant elle ressemble à une sorcière.
Les vêtements en désordre, du noir sur les joues, de la poussière recouvrant son jean et ses mains, elle n'a plus rien d'humain. Ses Converse blanches ont changé leur couleur originelle pour un gris nuancé, laissant dans son sillage des empreintes de pas sur le sol de mon bureau. J'imagine qu'on pourrait suivre son déplacement du sous-sol jusqu'ici.
Mais ce qui m'arrache presque un cri d'horreur, ce sont ses cheveux. Si j'avais cru avoir vu le pire aujourd'hui, ce n'était rien par rapport à l'état dans lequel ils sont : ils ont doublé de volume, sans doute à cause de l'humidité de la cave, même si j'aurais cru cela soit impossible avant de les avoir sous les yeux. Mais pire, ils sont désormais dans un état épouvantable : poussiéreux, encombrés de substances inconnues dont je préfère ne pas connaître la provenance, ils arborent de longs fils de soie qui n'ont rien de luxueux. Des toiles d'araignées parsèment l'ensemble, comme si ses cheveux avaient servi à nettoyer l'intégralité du plafond du sous-sol. Et quelque part, c'est sans doute le cas.
Une brève seconde, un sentiment de culpabilité m'assaille. Putain, j'ai vraiment été salaud sur ce coup-là. Oui, mais non. Me reprenant, je me rappelle très bien pourquoi j'en suis là : il est hors de question que j'accepte qu'on m'impose une assistante qui ne me convient pas. Et je ne dois pas perdre de vue cet objectif, jamais.
Je baisse les yeux vers le dossier dégueulasse, autour duquel flotte encore la poussière dont il est imprégné, faisant danser dans la lumière de ma lampe des particules enfermées en bas depuis des décennies.
— Oh, oui, le dossier TransCam. Formidable, je le lirai demain.
Les iris rageux de miss Suarez passent sur mes mains, qui osent à peine effleurer le papier qui tombe en lambeaux. Elle sait aussi bien que moi que jamais je ne l'ouvrirai. C'est implicite, entre nous.
Cette fille n'est pas idiote, j'en suis certain. Et si elle est aussi intelligente que je le crois, elle partira d'elle-même.
— Je suis ravie de vous avoir contenté, reprend-elle soudain. Il est presque vingt heures, monsieur May, et je pense qu'il est temps pour moi de partir. J'ose espérer que vous n'avez plus besoin de moi ?
Je pourrais pousser le bouchon encore plus loin. Ses horaires sont définis, mais des clauses m'autorisent, en cas exceptionnel, de la faire travailler plus tard, si j'en ai besoin. Et son contrat, bordel, elle l'a signé.
Je plisse les yeux, indécis. Nos iris s'arriment, et la confrontation devient plus dure. Nous jaugeant, nous jugeant, nous affrontant, nous engageons un bras de fer dont je ne suis pas certain de sortir vainqueur, s'il n'y avait ce rapport hiérarchique qui lui impose le respect.
Dans un sursaut de lucidité, elle finit par baisser les yeux, dans l'attente d'une réponse que je fais tarder, avec toute l'arrogance et l'effronterie dont je suis capable. Connard un jour, connard toujours.
— Je vous souhaite une bonne soirée, miss Suarez.
J'ai lâché prise, mais parce que je l'ai décidé. Et elle le sait. Aussi se contente-t-elle de se retourner, de prendre ses affaires dans le bureau de Marnie, partie depuis une bonne heure, et de disparaître dans le couloir.
Les locaux sont quasi vides, à cette heure-ci. Je soupire, en me rendant compte que je suis seul, sans doute, à cet étage. L'occasion de rattraper mon retard, finalement. Personne ne m'attend chez moi. Pas d'animal de compagnie. Encore moins de femme, Dieu m'en préserve. Et je préfèrerais prendre un chien que de m'infliger une épouse.
Le mariage n'est qu'une vaste fumisterie. Un traquenard vicieux qui vous plume de vos biens, de votre essence et de vos sentiments. Mon ex belle-mère m'a suffi pour m'en dégoûter à jamais. Mon père a bien failli en crever, quand elle est partie. Et s'il n'y avait eu mon demi-frère pour relever le niveau, j'aurais pu commettre un meurtre. Mais c'est sa mère, et je me suis abstenu.
— Tu es encore là ? Je rêve, ou Carmindy vient seulement de partir ?
Merde. L'auteur de mes jours passe la tête dans l'embrasure de la porte, un sourire au coin des lèvres. En ce moment, il est de plus en plus jovial, et ça m'inquiète. Je n'ai pas envie qu'une femme vient foutre la merde à nouveau.
Portant son attaché-case sous le bras, il semble prêt à quitter l'immeuble, et je pousse un soupir en me disant que peut-être, il rentre directement à la maison familiale.
— C'était son premier jour, continue-t-il face à mon mutisme. Tu ne devrais pas la...
— Autant qu'elle comprenne assez vite que ce n'est pas une colonie de vacances, ici, réponds-je d'un ton sec. Si ça ne lui plaît pas, qu'elle parte.
Mon père secoue la tête, comme s'il était désolé de mon comportement. Mais merde, il a toujours été comme ça, lui aussi ! Qu'est-ce qu'il me reproche au juste ? De trop pousser les employés ? Ou juste celle-ci ?
A nouveau, le doute s'installe sur les relations réelles qu'il entretient avec Carmindy Suarez. La question me brûle la langue, mais je la retiens. Je n'ai pas envie de me disputer avec lui, pas maintenant, pas ce soir.
Peut-être pourrons-nous faire le point plus tard, quand elle aura démissionné.
— Je te souhaite une bonne soirée, fils.
— A toi aussi, papa.
— Oh, je crois que la mienne sera plus sympa que la tienne, répond-il dans un clin d'œil.
Merde. Y a définitivement un truc que j'ignore. Et qui ne va pas me plaire.
— Juste... continue-t-il. Ne sois pas trop dur avec Carmindy, Stetson. C'est une chouette fille.
Une chouette fille ? Bordel, c'est pire que ce que je pensais.
Qu'est-ce qu'il me cache ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top