Révolte
Bien entendu, Jungkook n'arrive pas à fermer l'œil de la nuit. Il est toujours étonné de voir à quel point ses peurs et ses angoisses pèsent plus lourd lorsqu'il fait noir, jusqu'à menacer de l'engloutir tout entier. Il essaie de s'en débarrasser en allant se promener sur son pont privé, mais le ciel et la mer forment une immensité de néant, aucune étoile en vue, aucune lumière à l'horizon, et le fait de savoir que le paquebot est le seul rayon de civilisation à des centaines de kilomètres à la ronde l'oppresse encore plus que lorsqu'il était dans sa cabine.
Mais quand les premières lueurs du jour apparaissent, quand le ciel devient gris et que la mer se fait vivante sous la douce ondulation des vagues, Jungkook parvient enfin à respirer librement et à se dire que tout ira bien. Il ne s'est rien passé, après tout, ou presque rien ; la seule chose qui a changé, c'est qu'il sait maintenant quelle odeur a la peau de Taehyung, et même si c'est une déflagration pour lui, en toute objectivité, ça n'a aucune importance pour qui que ce soit d'autre. Il pourra toujours prétendre qu'il est plus tactile que d'habitude lorsqu'il est saoul, et personne ne verra la différence.
C'est ce qui lui permet de se dire qu'il parviendra peut-être à survivre à la matinée, finalement ; une pensée qui le porte jusqu'au moment précis où il entre dans la salle à manger privée pour le petit-déjeuner et qu'il découvre que son père y est assis, seul à la table et l'air très en colère.
Quand il voit Jungkook, il se lève et se dirige vers lui d'un pas rapide – et bien que Jungkook, à vingt-six ans, soit un homme adulte, il ne peut pas s'empêcher de faire un pas en arrière, comme un enfant effrayé.
Et à raison.
Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas été giflé. Ça ne lui avait pas manqué. Ses joues le brûlent ; des larmes naissent au coin de ses yeux, mais il cille rapidement pour les ravaler. Il ne donnera pas cette satisfaction à son père.
— Tu as perdu la tête ? crache celui-ci. Embrasser un garçon devant tout le monde ?
Jungkook lâche une exclamation indignée. Son père devrait se renseigner sur ce qui s'est vraiment passé.
— Je n'ai embrassé personne ! J'étais juste en train de danser dans une boîte de nuit avec mes amis, rien de plus !
— Ne mens pas, Jungkook. Sungho t'a vu !
— Il m'a vu danser !
— Danser avec un garçon. Et si l'un de nos partenaires commerciaux t'avait aperçu ? Tu ne comprends donc pas à quel point les conséquences pourraient être sévères ? Hein ?
Jungkook vibre de fureur. Les mains tremblantes, les dents serrées, il secoue la tête.
— Je comprends à quel point elles seraient sévères pour toi. Mais tu crois vraiment que j'en ai quelque chose à faire de ton business, alors que tu m'obliges à me marier avec quelqu'un que je n'aime pas et que tu me gifles quand je fais quelque chose qui ne te plaît pas ? Hein ?!
Il sait qu'il ne devrait pas parler comme ça à son propre géniteur, qu'il devrait lui montrer du respect, même si celui-ci n'en a clairement aucun pour lui – mais c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Il déteste l'homme calculateur et dénué de cœur que le père qu'il aimait autrefois est devenu, surtout maintenant que quelqu'un d'autre semble prêt à lui fournir toute l'affection dont il a tellement besoin.
— Tu as besoin de moi ! explose Jungkook. Si je n'étais pas là pour reprendre la compagnie, tu devrais la confier à Junghyun, et il la ferait couler en un an ! Tu fais comme si c'était moi qui avais besoin de toi, mais c'est l'inverse. C'est toi qui as besoin de moi. Au final, c'est moi qui devrais poser mes conditions !
C'est la première fois qu'il crie aussi fort devant son père, et pendant un moment, il a l'impression que ça fonctionne – l'homme le regarde, visiblement choqué, comme s'il n'imaginait pas que Jungkook était assez intelligent pour trouver la faille dans son plan parfait. (Et peut-être que Jungkook ne l'aurait jamais trouvée, s'il n'avait pas eu cette conversation avec Seokjin la veille. Il n'a pas l'habitude qu'on ait besoin de lui.)
Mais ensuite, à la vitesse de l'éclair, son père change de tactique.
— Tu ne comprends pas, dit-il d'une voix beaucoup plus douce, en regardant Jungkook comme s'il était en train de lui briser le cœur. Je fais ça pour toi, fiston. Toute ma vie, j'ai travaillé dur pour m'assurer que tu n'aies besoin de rien. Je veux juste te donner ce qu'il y a de mieux, je veux que tu sois heureux.
— Heureux ? s'exclame Jungkook, incrédule. Marié à quelqu'un que je n'aime même pas ?
— L'amour n'est pas obligatoire dans un mariage, Jungkook. Je n'étais pas amoureux de ta mère quand je l'ai épousée, et elle ne m'aimait pas non plus. C'est venu ensuite. Tu vivras peut-être la même chose avec Jisoo.
— Je suis gay !! J'aime les hommes !
Le regard de son père se durcit, et pendant un instant, Jungkook réalise qu'il est sur le point de le frapper à nouveau – mais au lieu de ça, il lâche un soupir et caresse les cheveux de son fils. Jungkook a du mal à rester immobile et à ne pas se reculer vivement.
— Être gay ne t'apportera que des problèmes, dit son père. Les gens te claqueront la porte au visage s'ils l'apprennent. Personne ne voudra travailler avec toi, peu importe à quel point tu es bon dans ce que tu fais. C'est triste, mais c'est la vérité. Tu aimes ton travail, non ? Tu veux vraiment être rejeté partout où tu iras ? Tu penses vraiment que fuguer dans la nature avec un petit ami te donnera ce dont tu as besoin ?
— Tu ne sais pas ce dont j'ai besoin, répond Jungkook, sur la défensive.
Malgré tout, les mots de son père touchent leur cible en plein cœur. Et celui-ci le sait, bien sûr – c'est pour ça qu'il le fait. Jungkook parvient sans peine à discerner sa tentative de manipulation, mais il n'est pas assez fort pour réussir à l'esquiver. Et si jamais il choisit de tout laisser tomber et qu'il le regrette ensuite ? Et si jamais il abandonne tout, la compagnie, la famille, l'argent, pour se rendre compte qu'au final, son rêve de liberté n'était pas ce qu'il imaginait ?
— Je fais ça pour toi, répète son père lorsqu'il se rend compte que c'est bien plus efficace de prendre son fils par les sentiments plutôt que de le frapper. Tout ce que je fais, toutes les décisions que je prends, je le fais pour toi, mon garçon.
Jungkook a envie de pleurer, il a envie de vomir – mais il ne fait ni l'un ni l'autre, car au même moment, sa mère entre dans la pièce. Quand elle les voit, elle s'arrête, l'air incertain, et fronce les sourcils quand elle remarque les joues de Jungkook, rougies sous l'effet des gifles. Pendant un instant, celui-ci se demande si elle va dire quelque chose, prendre sa défense peut-être, pour une fois, mais bien entendu, ce n'est pas le cas.
— Le petit-déjeuner n'est pas encore servi ? demande-t-elle à la place, un sourire innocent plaqué sur les lèvres. Ces serveurs aiment bien prendre leur temps, on dirait.
Et rien qu'avec ça, en quelques mots, Jungkook est piégé à nouveau, comme un papillon dans de l'ambre, incapable de s'échapper. Son père lui adresse un regard d'avertissement et va s'asseoir près de sa femme, et Jungkook, vaincu, se dirige vers son propre siège. Lorsque Junghyun et Jisoo entrent, il n'arrive même pas à lever les yeux vers eux. Yoongi, pour sa part, ne se montre même pas.
— Oh, Jungkook, tout va bien ? Tu as les joues toutes rouges ! s'exclame Jisoo.
Jungkook sait qu'elle est probablement la seule personne à cette table à se soucier réellement de lui, mais sa voix aigüe lui donne envie de s'arracher les yeux avec sa petite cuillère.
— Oui, répond-il faiblement. Je crois que j'ai un peu de fièvre, c'est tout.
— Oh non ! Tu devrais retourner dans ta chambre et te reposer un peu.
Elle a réellement l'air de s'inquiéter pour lui, et pendant un bref instant, Jungkook se demande pourquoi il la méprise autant – il se demande s'il pourrait être heureux avec elle.
Puis il pense à Taehyung, sa voix grave, ses yeux rieurs, son enthousiasme enfantin, et... non. Non, il ne pourra jamais, jamais être heureux avec elle tant que quelqu'un comme Taehyung existera dans le monde.
— Tu as sans doute raison, répond Jungkook en se levant. Je vais aller m'allonger un peu.
Il quitte la pièce sous le regard surpris de sa famille et se dirige droit vers sa cabine. De toute façon, il a du sommeil à rattraper.
La salle à manger n'est pas très loin de sa suite, et il a fait la moitié du chemin lorsque quelqu'un lui attrape le bras.
Son premier instinct est de se dégager et de se protéger le visage, pensant que son père l'a suivi dans le couloir pour finir ce qu'il a commencé. La douleur de ses joues s'est évanouie pour laisser place à un simple picotement, mais il n'a vraiment pas envie de revivre la même chose.
Mais ce n'est pas son père. C'est Taehyung, qui le dévisage, les yeux ronds, l'air paniqué.
— Je... Je suis désolé, balbutie-t-il. Je ne voulais pas te faire peur...
— Taehyung ?
— Je... Je voulais te parler, alors j'ai demandé à Seokjin-hyung où était ta cabine, et j'y allais pour te voir, et...
Jungkook baisse les bras, rouge de honte. Il ne sait même pas quoi dire pour expliquer sa réaction. Taehyung le fixe, une myriade d'émotions inscrite sur son beau visage ; du regret, de la surprise, de la colère, et pire que tout – de la pitié.
Après un silence qui dure un peu trop longtemps, Jungkook se racle la gorge.
— Qu'est-ce que tu veux, Taehyung ?
Sa voix est plus sèche qu'il ne l'aurait voulu, mais Taehyung n'a pas l'air de le remarquer. Il semble secoué, et Jungkook n'a aucun mal à comprendre qu'il se demande s'il est censé parler de ce qu'il vient de voir.
Ne demande pas, par pitié, ne pose aucune question, Jungkook prie silencieusement. Il baisse les yeux au sol, incapable de supporter le poids du regard de Taehyung, et les secondes se transforment en éternités.
Finalement, Taehyung prend la parole.
— Je... Euh... Je m'inquiétais, après ce qui s'est passé hier, et... Je voulais te voir et m'assurer que tout allait bien... Tout va bien ?
Rien ne va bien, absolument rien, mais Jungkook hoche tout de même la tête, les sourcils froncés.
— Oui, Taehyung. Tout va bien.
Il a toujours les joues rouges, à la fois à cause des gifles de son père et à la fois à cause de l'humiliation, et il n'a qu'une seule envie, en cet instant précis : courir à sa cabine, se cacher dans son lit et s'endormir pour le reste de la croisière, le reste de sa vie.
— Qu... Que s'est-il passé hier, Jungkook ? On s'amusait bien, et... tout à coup, tu... tu as disparu. C'est... C'est de ma faute ?
Jungkook ferme les yeux, une nouvelle fois submergé par la honte. Bien sûr que Taehyung s'imagine que c'est de sa faute, alors que c'est tout l'inverse.
— Non, non, Taehyung. Ce n'est pas de ta faute. Je suis désolé, c'est de la mienne. Je... Il faut que j'arrête de te voir.
— Pourquoi ? répond la voix dépitée de Taehyung. Parce que tu vas te marier ?
— Oui. Je vais me marier.
— Hé, Jungkookie... Regarde-moi ?
Jungkook n'a pas envie, parce qu'il sait qu'il sera à nouveau frappé par l'incroyable beauté de Taehyung, et c'est la dernière chose dont il ait besoin en cet instant précis – mais la voix de Taehyung est si douce qu'il n'arrive pas à résister. Il ouvre les yeux et lève lentement la tête pour le regarder. Taehyung le fixe avec tristesse.
— Je suis désolé si j'ai trop insisté, Jungkook. Je sais que tu vas te marier, je n'aurais pas dû... suggérer quoi que ce soit. Mais... je tiens beaucoup à toi, et même s'il ne se passe rien entre nous, ça ne fait rien, c'est juste que... c'est juste que je t'aime beaucoup, et j'aimerais continuer à te parler, même rien qu'en tant qu'ami. Je ne veux pas que tu ne sois pas dans ma vie.
Comment est-ce qu'on pourrait être simplement amis ? se demande Jungkook, tandis que son cœur sombre dans sa poitrine.
— Je ne sais pas, répond-il à la place, les lèvres tremblantes. Je ne crois pas que ma famille serait très heureuse de savoir qu'on est amis.
— On s'en fiche, de ta famille ! s'exclame Taehyung, et c'est la première fois que Jungkook l'entend monter le ton. Ils ne se soucient pas de toi, pourquoi tu devrais te soucier d'eux ?
C'est précisément ce que Jungkook se demande chaque fois, et c'est une question à laquelle il n'a toujours pas trouvé de réponse.
Mais il se soucie d'eux quand même. Les mots de son père, ou plutôt ses mensonges, tournent en boucle dans sa tête. Je fais ça pour toi, fiston.
— Tu devrais y aller, Taehyung, chuchote-t-il. Ne t'inquiète pas pour moi.
— Je ne peux pas ! Je ne peux pas te laisser seul sans savoir que tout ira bien pour toi, répond Taehyung en lui prenant les mains.
Jungkook se dégage rapidement.
— Ça ira.
— Non, ça n'ira pas ! Je t'ai observé, sur le pont. Je t'ai observé pendant la fête. Je t'ai observé, Jungkook, et je les ai aussi observés, eux. Ils t'ont piégé, comme un papillon pris dans de l'ambre, et tu mourras si tu ne te libères pas. Peut-être pas tout de suite, parce que tu es fort, mais tu mourras.
Jungkook le fixe, choqué d'entendre sortir de la bouche de Taehyung la même image qui lui est venue à l'esprit un peu plus tôt, quand il était dans cette pièce avec ses parents.
— Tu dois te libérer, Jungkook, reprend Taehyung à voix basse en lui caressant la joue. Il le faut. Pas pour moi, mais pour toi. Tu es incroyable, gentil, drôle, tu es génial, et... je ne veux pas voir ta flamme s'éteindre.
Il a l'air si sincère, si vrai, si attentionné, à l'inverse de presque toutes les personnes dans la vie de Jungkook, que celui-ci sent son cœur se gonfler d'affection et de douleur.
— Ne regarde pas, alors, répondit-il d'une voix à peine perceptible. Je suis désolé, Taehyung. Il faut que j'y aille. Laisse-moi tranquille.
Sans attendre sa réponse, il se détourne et se dépêche de s'éloigner de lui. Arrivé au bout du couloir, il ne peut s'empêcher de lui jeter un dernier coup d'œil ; Taehyung, toujours au même endroit, le regarde avec tristesse.
Jungkook court jusqu'à sa cabine et se cache sous ses couvertures.
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