Le petit déjeuner de la famille Jeon
Lorsque Jungkook se réveille, pendant quelques vagues secondes, il se sent bien. Il ne se souvient pas de son rêve, mais il sait qu'il était agréable ; une étrange sensation de bonheur flotte aux extrémités de son esprit, comme les cendres encore fumantes d'un magnifique feu de joie.
Puis, il se rappelle brutalement où il est, pourquoi il est là, et il a l'impression d'être percuté de plein fouet par un poids-lourd. (Quoi qu'il aurait peut-être préféré se faire percuter pour de vrai.) Ses fiançailles avec une fille qu'il connaît à peine, qu'il n'est même pas sûr d'apprécier. Le mariage qui suivra bientôt. Son père, sourd à ses protestations, qui menace de le déshériter et de le renier s'il ne fait pas ce qu'il lui dit. Sa mère, qui a invité la moitié de Seoul et Busan à la fête pour qu'il puisse exhiber devant eux ses entraves dorées avec un joli sourire sur le visage. Son petit frère, jaloux de le voir mettre la main sur la compagnie et sur la riche et jolie fiancée.
Alors que la seule chose qu'il désire vraiment, c'est que quelqu'un vienne le libérer.
Soudainement, il repense à l'inconnu rencontré à la fête, la veille au soir. Kim Taehyung – enfin un nom à poser sur le beau visage qu'il avait déjà remarqué, d'abord à l'arrière du bateau, juste avant sa dispute avec Jisoo, puis à l'avant, pendant qu'il faisait son jogging. Pourtant, ils ne s'étaient que brièvement croisés ; mais les traits de l'homme s'étaient imprimés dans son esprit. Quand il est venu lui parler, Jungkook l'a immédiatement reconnu.
Le plus étrange, c'était de voir à quel point cet homme, un inconnu total, avait l'air plus réel que toutes les personnes de l'entourage de Jungkook. Comme s'il était en couleurs dans un monde en noir et blanc. Ou la façon dont sa voix grave parvenait à remuer Jungkook jusqu'au fond de l'âme.
Peut-être que j'ai tout simplement eu un coup de foudre pour toi.
Jungkook ne sait pas pourquoi cette simple phrase l'a perturbé à ce point. Étant donné qu'ils ne se connaissent pas, c'était forcément une blague ; mais ça sonnait vrai. Pendant un instant, il s'est senti étrangement libéré, comme s'il venait de trouver une âme jumelle. Quelqu'un comme lui. Peut-être que le cerveau de Jungkook n'est plus capable de comprendre les blagues. Peut-être que ça fait trop longtemps qu'il se sent seul ; ça expliquerait pourquoi il en est réduit à frémir de tout son corps dès que quelqu'un fait semblant de flirter avec lui.
Taehyung l'attendra à la proue ce matin, à en croire ce qu'il lui a dit. Jungkook aimerait bien y aller – il adorerait, même, ne serait-ce que pour contempler son beau visage pendant quelques secondes, mais il doit prendre le petit déjeuner avec sa famille, puis il a une réunion avec son père, son futur beau-père et Jisoo pour parler de la fusion de leurs compagnies, puis il a un déjeuner d'affaires avec le directeur d'une entreprise, puis... en fait, son planning est surchargé. S'il espérait avoir un instant de libre pour profiter de la croisière, il se trompait lourdement. Il n'y a jamais de temps mort quand on essaie de se créer un réseau, surtout quand on se trouve sur un paquebot bourré de gens plein aux as.
Après avoir jeté un coup d'œil à son réveil, il se lève pour aller faire un rapide jogging avant le petit-déjeuner. Il n'a pas beaucoup de temps devant lui, mais c'est la seule façon pour lui de penser à autre chose qu'au naufrage de sa vie. Malheureusement, il est si tôt que Taehyung n'est pas encore sur le pont ; de plus, le temps se montre capricieux. Il ne pleut pas encore, mais le vent souffle fort et la mer est si agitée que Jungkook a du mal à courir en ligne droite. Finalement, lorsqu'il sent les premières gouttes de pluie, il laisse tomber et rentre à l'intérieur.
De toute façon, Taehyung ne sortira certainement pas par un temps pareil. Tout en essayant d'étouffer la déception irrationnelle qu'il ressent (bordel, ils ne se connaissent même pas !), il file prendre une douche bien chaude. Entre la veille et aujourd'hui, la température est tombée de dix degrés ; il n'a plus l'impression d'être en juillet, mais en octobre.
Tout le monde est déjà là lorsqu'il entre dans la salle à manger de la suite où logent ses parents ; son père, sa mère, Jisoo, son petit frère Junghyun, et aussi – heureuse surprise – son cousin Yoongi, qui a visiblement décidé de venir le soutenir moralement, comme hier lors de sa fête de fiançailles (du moins, au début). Il aurait bien voulu que Seokjin soit là aussi, mais ce n'est que son meilleur ami – et même s'il vient d'une famille riche, lui aussi, son père a déclaré sans ambiguïté qu'il ne voulait pas de lui lors du petit-déjeuner. C'est un repas qui se partage en famille, Jungkook ! avait-il dit – même si Jungkook aurait parié sa vie que c'était juste pour trouver une nouvelle façon de le blesser. Son père n'a jamais accordé la moindre importance aux repas de famille de toute sa vie.
Lorsqu'il entre, il marmonne un rapide « bonjour » qui n'obtient pas beaucoup de réponses, à part celle de Yoongi, qui lève les yeux vers lui et lui sourit.
— Salut, Kookie, dit-il de sa voix traînante habituelle. Il fait beau, hein ?
En face de lui, Junghyun laisse échapper un grognement, et ce n'est qu'à cet instant que Jungkook remarque qu'ils sont tous assez pâlots. Aucun d'entre eux ne touche à la nourriture dans leur assiette, à part Yoongi, qui mange de bon appétit.
— Qu'est-ce qui se passe ? demande-t-il en s'asseyant à côté de Yoongi, face à Jisoo – dont le teint n'est plus simplement pâle, mais carrément verdâtre.
— Quoi, tu es immunisé contre le mal de mer ? grommelle Junghyun. Pourquoi ça ne m'étonne pas venant de toi, M. Je-Suis-Absolument-Parfait ?
— Silence, Junghyun ! le réprimande son père, tout en jetant quand même un regard noir à Jungkook.
— Je ne pense pas que je vais réussir à manger, chuchote Jisoo. Je suis désolée, M. et Mme Jeon.
— Ne t'inquiète pas, ma chérie, répond la mère de Jungkook. Personne ne t'en voudra.
Jungkook, pour sa part, est affamé. Lorsqu'il se sert en riz blanc et kimchi, mais aussi en légumes, œufs Bénédicte et bacon bien croustillant, ses parents et Junghyun le fusillent du regard, ce qui le fait doucement jubiler. Bien entendu, il ne le montre absolument pas, sauf lorsqu'il échange un regard complice avec Yoongi, qui n'a pas l'air d'être sujet au mal de mer non plus.
Finalement, c'est sans doute le repas le plus agréable qu'il ait partagé avec eux depuis leur arrivée sur le bateau ; pas de reproches plein de mépris de la part de son père, pas de remarques dédaigneuses sur la nourriture « dégoûtante » et « l'incompétence des serveurs » de la part de sa mère, pas de piques remplies de jalousie de la part de son frère, pas de petits gloussements idiots de la part de sa fiancée, et en plus, Yoongi est là, ce qui n'est pas toujours le cas (même si Jungkook ne peut pas lui jeter la pierre, car qui aurait volontairement envie de passer du temps avec sa famille quand il est possible de les éviter ?).
De plus, cerise sur le gâteau, Jisoo demande au père de Jungkook de remettre à plus tard la réunion matinale, car elle se sent trop malade pour réussir à se concentrer sur le travail – et comme elle est vice-présidente de la compagnie, en formation pour prendre le poste de président de son père lorsqu'il prendra sa retraite, ils ne peuvent pas tenir la réunion sans elle. Son père se contente de hocher la tête – Jungkook n'est même pas sûr qu'il l'ait vraiment écoutée. À en croire ses joues livides, il ira probablement se calfeutrer dans sa cabine dès la fin du petit déjeuner.
Jungkook, de son côté, lutte pour cacher son sourire réjoui, mais il est tout de même d'assez bonne humeur pour souhaiter à Jisoo de vite se remettre lorsqu'elle se lève de table. En temps normal, elle répondrait par un petit rire idiot, ravie que l'attention de son fiancé soit portée sur elle, mais cette fois, elle se contente de hocher la tête, pâle comme un linge, avant de sortir de la pièce. Jungkook exulte. Il sait que c'est mal de se réjouir des malheurs d'autrui, mais... tant pis. Leurs déboires sont synonymes de liberté pour lui.
L'un après l'autre, les membres de sa famille quittent la pièce, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que Yoongi et lui à table.
— J'adore quand ils sont silencieux comme ça, sourit Yoongi. C'est tellement rare.
— Ouais. On ressemblerait presque à une famille normale.
— Presque. Alors ? C'était comment, la fête, après mon départ ?
— Trop de vieux schnoques, pas assez d'alcool, répond Jungkook. Mais Seokjin était là, donc ça allait encore. Où est-ce que tu étais passé, toi ?
— Désolé. Un problème urgent demandait toute mon attention, dit Yoongi avec un petit sourire narquois. Un garçon magnifique qui avait grand besoin d'être embrassé.
Jungkook se met à rire, même si, tout au fond de son esprit, une indéniable jalousie lui grignote le coeur. Il aimerait bien, lui aussi, pouvoir s'éclipser d'une fête pour aller embrasser un beau garçon – il aimerait pouvoir être ouvert au sujet de sa sexualité, comme Yoongi. Mais le père de celui-ci – le frère de sa mère, l'oncle préféré de Jungkook – n'en a strictement rien à cirer que son fils soit bi, ou qu'il soit un musicien indépendant. La seule chose qu'il souhaite, comme ça devrait être le cas pour tout parent, c'est qu'il soit heureux.
Parfois, Jungkook se demande si son oncle et ses parents ont eu le même mode d'emploi sur la façon d'élever des enfants. (Puis, immédiatement, il se demande pourquoi il se pose la question, puisque la réponse est évidemment non.)
Toutefois, il ne laisse pas la noirceur de ses pensées transparaître sur son visage, car Yoongi est beaucoup trop précieux à ses yeux pour que Jungkook prenne le risque de le perdre à cause d'un sentiment aussi laid que l'envie.
À la place, il se contente de sourire.
— La chance. Qui c'était ? Un étranger ?
— Je n'aurais jamais pu discuter avec lui s'il avait été étranger, répond Yoongi en secouant la tête. Non, il est coréen. Un mec trop beau qui s'est incrusté hier à ta fête de fiançailles. Il est venu me parler et a commencé à me draguer... et je l'ai laissé faire.
Jungkook se fige aussitôt. Il ne devait pas y avoir une centaine de beaux mecs coréens qui se sont incrustés à sa fête de fiançailles, si ? Tout à coup, il a les doigts glacés, les mains moites, et le cœur qui tambourine dans sa poitrine. Merde. Mais quel débile.
C'était une blague. Bien sûr que c'était une blague. Normal : qui irait draguer le fiancé lors d'une fête de fiançailles ? Et puis, les coups de foudre, ça n'existe pas.
Et dire qu'il était tellement heureux d'avoir la matinée de libre, tellement impatient d'aller le retrouver.
Je suis vraiment trop con, pense Jungkook.
Toutefois, il se force à garder un sourire plaqué sur son visage.
— Ah ouais ? Il était comment ?
— Incroyable, répond Yoongi avec un soupir rêveur. Mignon, intelligent, drôle, et surtout, c'était tellement facile de lui parler. Tu sais que j'ai du mal avec les inconnus, mais lui, j'avais l'impression de le connaître depuis toujours. On a parlé toute la nuit. Et on s'est embrassés. Franchement, il me plaît beaucoup, et je crois que c'est réciproque.
Il a l'air vraiment entiché, songe Jungkook. Personne d'autre que Kim Taehyung n'aurait pu lui faire un tel effet... pas vrai ?
— Je vois, dit Jungkook, le cœur retourné par un élan nauséeux qui n'a rien à voir avec le mal de mer. C'est génial. Je suis content pour toi, hyung.
— Merci, sourit Yoongi. Je suis content aussi. Tu veux le rencontrer ? En plus, il m'a dit que son ami Taehyung était complètement dingue de toi, apparemment.
Pendant une seconde ou deux, le temps s'immobilise, et le cœur de Jungkook a des ratés, comme un moteur en panne, avant de repartir à toute allure. Il cache ses mains tremblantes sous la table.
— T-Taehyung ? bredouille-t-il.
Dingue de moi ?!
— Oui, l'ami de Jimin.
Jimin ??
Oh, merde, pense Jungkook en fermant les yeux et en cachant son visage dans ses mains. Merde. Je suis vraiment trop con.
— Jungkook ? Ça va ? demande Yoongi, soucieux. Qu'est-ce qui t'arrive ?
Jungkook prend une profonde inspiration avant de relever la tête.
— Ça va, ça va. Désolé. C'est juste, euh... le... le mal de mer.
Yoongi le dévisage, les yeux plissés, l'air suspicieux, puis il finit par hausser les épaules.
— Si tu le dis. Bref, il y a une fête ce soir et Jimin m'y a invité, et ses amis seront là aussi, ça va être sympa. Tu veux venir ? Jimin m'a demandé de t'en parler, parce que son pote Taehyung a eu le coup de foudre pour toi, apparemment, et il adorerait pouvoir te parler, et je me disais que tu avais peut-être besoin de te détendre un peu. Ah, et il paraît que Taehyung est super canon, lui aussi. Enfin, c'est ce que dit Jimin.
Jungkook lâche un petit rire faiblard, tandis que son cœur bondit toujours comme une biche en déroute dans sa poitrine.
— Oh, répond-il bêtement. Euh... c'est... c'est cool. J'adorerais venir. Mais je, euh... J'ai un dîner d'affaires ce soir dans un des restaurants. Je ne pense pas pouvoir me libérer.
Yoongi fronce le nez d'un air désapprobateur, mais Jungkook n'y peut rien : ce n'est pas lui qui a organisé le dîner, après tout.
— Trop nul, répond son cousin. Pose-leur un lapin et viens t'amuser avec nous.
— Je ne peux pas leur poser un lapin, hyung. Je n'ai pas envie de signer mon arrêt de mort.
Yoongi lève les yeux au ciel.
— Arrête d'en faire des tonnes.
— Je ne suis pas en train d'en faire des tonnes, répond Jungkook amèrement. Je suis réaliste. Tu connais mon père.
— Oui, et il était à peine capable d'aller de sa chaise à la porte sans vomir, tout à l'heure. Si ça se trouve, le dîner sera reporté, lui aussi. Et s'il ne l'est pas, dis-leur que tu as le mal de mer aussi, et viens nous retrouver. Ça te fera du bien, Kookie. Tu travailles trop.
— Ok, hyung, soupire Jungkook. J'essaierai, mais ne t'attends pas à grand-chose.
— Si tu n'arrives pas à échapper au dîner, viens après. C'est dans une discothèque, après tout, alors ça va sans doute se prolonger jusque tard dans la nuit.
— Ok, ok. Je verrai ce que je peux faire.
— Parfait, sourit Yoongi en se levant. Bon, je vais me coucher.
— Ah bon ? Tu as le mal de mer, toi aussi ?
— Tu ne m'as pas entendu tout à l'heure quand j'ai dit que j'ai passé la nuit entière à parler avec Jimin ? Il faut que je retrouve des forces avant la soirée.
— Je vois, répond Jungkook en riant. Repose-toi bien, alors.
— Ne t'inquiète pas pour moi. Dormir, c'est ma spécialité.
Après un dernier clin d'œil, Yoongi quitte la pièce, et Jungkook reste seul.
Pendant un long moment, il reste immobile et fixe son assiette à moitié vide en silence ; puis un lent sourire apparaît sur ses lèvres, jusqu'à courir d'une oreille à l'autre.
Son pote Taehyung a eu le coup de foudre pour toi.
— Je suis trop stupide, glousse-t-il doucement dans la pièce vide.
Ca y est, on atterrit dans le POV de Jungkook ^^
N'hésitez pas à continuer à me motiver !
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