Le dîner avec sa famille est encore plus insupportable que d'habitude. Sa mère est aussi désagréable qu'à l'ordinaire, Jisoo le harcèle pour savoir s'il va mieux, et Junghyun a l'air plus haineux que jamais. Quant à son père, il est aux petits soins pour lui, il lui demande s'il s'est bien remis, et Jungkook n'arrive pas à savoir si c'est une scène qu'il joue pour le public qui partage leur table, à savoir les partenaires commerciaux invités pour les fiançailles, ou si c'est une autre tentative pour manipuler Jungkook et pour lui faire croire que tout est normal dans leur famille.

Le pire, dans tout ça, c'est qu'il ne peut empêcher son cœur de battre plus vite lorsque son père le complimente devant les autres – lorsqu'il reçoit la reconnaissance paternelle qu'il a passé sa vie à chercher sans jamais l'obtenir. Pendant un instant, il envisage presque de revenir sur son choix de tout envoyer balader.

Mais ensuite, Yoongi s'installe à côté de lui, et en voyant son père lui jeter un regard noir juste parce qu'il fait acte de présence, Jungkook réalise une nouvelle fois que ce n'est qu'une façade. Son père avait le même regard, ce matin, lorsqu'il lui a assené plusieurs gifles. Il a le même regard à chaque fois que Jungkook entre dans une pièce et qu'ils sont seuls. Jeon Jiwon ne peut tout simplement pas pardonner à son fils aîné, son héritier, son rejeton le plus talentueux, d'être gay.

Alors pourquoi devrait-il sacrifier sa vie pour quelqu'un qui ne le respecte pas ? Qui ne l'accepte pas ?

Étrangement détaché de la conversation, il observe ce qui se passe autour de lui.

Alors que son père parle à l'homme assis à ses côtés, sa mère harcèle une serveuse à cause d'une « tache » sur sa fourchette. La serveuse, les joues écarlates, lui en ramène une autre, mais la mère de Jungkook frappe la main de la fille : la fourchette vole dans les airs et tombe par terre.

— Vous voyez ce que vous avez fait ?! s'exclame sa mère. Allez en chercher une autre, et vite ! Je suis affamée !

La serveuse, terrifiée, s'enfuit en courant.

Jisoo, pour sa part, dévisage la mère de Jungkook, et celui-ci voit bien qu'elle fait de son mieux pour réprimer sa stupéfaction. Et il a honte, honte de sa mère, honte de sa famille, et même s'il n'apprécie pas tellement Jisoo, il sait que c'est une femme intelligente, et il parvient très bien à imaginer ce qu'elle se dit en cet instant précis : mais dans quoi est-ce que je m'embarque ? Elle baisse les yeux vers son assiette en cillant, puis relève la tête vers Jungkook, qui est assis à côté d'elle.

Voyant qu'il est en train de l'observer, ses joues prennent une teinte rouge carmin, et elle se lance nerveusement dans le récit de sa journée et des réunions que Jungkook a manquées, à un rythme si rapide qu'elle ne cesse de buter sur ses mots, tandis que sa voix se fait de plus en plus stridente. Jungkook est tiraillé entre la pitié qu'il ressent pour elle, car il sait qu'elle a des sentiments pour lui, et la certitude qu'il préférerait se tirer une balle dans la tête plutôt que de passer le reste de sa vie avec elle.

Au final, elle est tirée d'affaire par la mère de Jungkook, qui n'hésite pas à l'interrompre pour lui poser une question à propos du mariage ; Jisoo a l'air à la fois soulagée et irritée. Alors qu'elle lui répond, le regard de Jungkook se pose sur son frère.

Junghyun a eu l'air maussade pendant tout le dîner ; mais là, il est en train de fixer Jisoo, et Jungkook se rappelle soudainement des mots de Seokjin un peu plus tôt. Elle a un amant, le scandale est colossal, d'autant plus qu'il s'agit de ton petit frère. Ça n'a plus l'air aussi invraisemblable, tout à coup, en voyant la façon dont il la regarde, la bouche légèrement entrouverte, oublieux de tout ce qui se trouve autour de lui et...

Oh.

Leur relation a toujours été compliquée, et Jungkook n'est pas assez idiot pour ne pas comprendre pourquoi – c'est une conséquence plus ou moins inévitable, lorsque votre père ne cesse de vous répéter, encore et encore, que vous n'arrivez pas à la cheville de votre grand frère. (L'ironie, dans tout ça, c'est lorsque le grand frère en question devient subitement l'Indésirable n°1, le sale pédé, la honte de la famille.) Quoi qu'il en soit, ça n'a jamais été facile entre eux, mais ces derniers mois étaient particulièrement tendus, et ce n'est que maintenant que Jungkook en comprend la raison.

Seokjin est incroyablement observateur. Junghyun est vraiment amoureux de Jisoo.

Wow, pense Jungkook, éberlué. Il peut avoir ma vie, s'il veut. Je la lui donne avec plaisir. C'est tout de même étrange de voir à quel point Junghyun désire ce que possède Jungkook, alors que Jungkook ne rêve que de s'en débarrasser. C'est si injuste, pour l'un comme pour l'autre.

Mais il y a un moyen de changer ça. Si Jungkook disparaît dans la nature, Junghyun reprendra la compagnie ; et même s'il n'est pas très doué actuellement, son père ne prendra pas sa retraite tout de suite, de toute façon. Il aura le temps de le former et de lui apprendre les ficelles du métier.

Soudainement, Jungkook a l'impression d'être libéré d'un poids étouffant. Il n'a plus besoin de se soucier de quoi que ce soit – il doit juste faire confiance à son frère. Peut-être qu'une fois Jungkook parti, Junghyun, enfin libéré de la pression imposée par son père de faire aussi bien que son grand frère, prouvera aux autres à quel point il peut être bon, lui aussi, quand on ne le compare pas aux autres.

Se sentant observé, Junghyun jette un coup d'œil à Jungkook, et son visage se ferme complètement lorsqu'il voit que son frère le regarde.

— Quoi ?

Son ton est sec, mais bas, pour ne pas attirer l'attention de leur mère, car celle-ci n'aime pas quand ils disputent (tout en faisant tout ce qu'il faut pour les monter l'un contre l'autre). Jungkook se penche donc par-dessus la table, pour pouvoir lui parler sans qu'elle et Jisoo ne les entendent.

— Écoute, murmure-t-il à son frère. Je laisse tomber. Je plaque tout. Tu peux tout prendre.

— Quoi ? demande Junghyun en fronçant les sourcils. Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

— Je te laisse la compagnie, et tout le reste. Je dirai à Père que je ne veux rien de tout ça. Je ne veux pas de cette vie, mais toi, oui, Junghyun, alors il faudra que tu fasses ce qu'il faut pour que Père t'accepte.

Junghyun hausse les sourcils, mais pour la première fois depuis une éternité, son regard est dépourvu d'hostilité.

— Quoi ? répète-t-il d'un ton plus incertain. Qu'est-ce que tu racontes ? Et le mariage, alors ?

— Je m'en fous. Ils l'annuleront. Ou alors, Père t'obligera à prendre ma place, qui sait. Je m'en fous. Quand on arrivera à Los Angeles, je lui dirai que je laisse tout tomber. Je démissionne. Si tu veux tenter ta chance avec Jisoo, tu es libre de le faire. Et reprends les rênes de l'entreprise. Ça m'est égal.

— Hyung, bredouille Junghyun. Tu es sérieux ?

Ça faisait des années qu'il ne l'avait plus appelé hyung, remarque Jungkook.

— Ouais. Tu veux prendre ma place ? Reprendre la compagnie ?

— Bien... Bien sûr que oui, souffle Junghyun. J'en rêve depuis toujours.

— Alors assure-toi de ne pas tout foutre en l'air. Et ne dis rien à papa avant que je lui en parle, ok ?

— O-Ok, bafouille Junghyun. Qu... Qu'est-ce que tu vas faire, hyung ?

— Je me débrouillerai, sourit Jungkook. Je ferai ce que j'ai envie de faire.

— Vraiment ? les interrompt la voix de Yoongi.

Il est lui aussi penché sur la table, et n'a raté aucun mot de leur conversation ; à présent, il regarde Jungkook, l'air presque choqué.

— Tu vas le faire ? Tu vas vraiment le faire ?

— Ouaip. Je vais vraiment le faire.

— Pas trop tôt, bordel ! s'exclame Yoongi avec un grand sourire.

Voyant les regards noirs qu'il s'attire tout autour de la table, il ajoute un peu plus bas :

— Oups, désolé. Mais je suis trop content, Jungkook. Ça fait une éternité que je te répète de tout plaquer. C'est à cause de Taehyung ?

— Oui, répond Jungkook, qui ne voit pas l'intérêt de mentir. Il m'a fourni la motivation nécessaire.

— Tu m'étonnes, ricane Yoongi. Et il était tellement bouleversé hier, après ton départ. Qu'est-ce que tu fais encore là ? Tu devrais aller le retrouver.

Jungkook veut lui répondre ce qu'il a dit à Seokjin un peu plus tôt, qu'il ira quand il sera prêt ; mais tout à coup, il se rend compte qu'il n'y a rien qu'il désire plus, en cet instant, que d'être aux côtés de Taehyung, et il hoche la tête. Quand il se lève, tout le monde à table fait silence.

— Je suis désolé, dit-il calmement. À vrai dire, je ne me sens toujours pas très en forme. Si vous voulez bien m'excuser, je crois que je vais aller m'allonger.

Sa mère cligne des yeux, déconcertée, et son père fronce les sourcils, car il sait que Jungkook n'est pas le moins du monde malade et se demande ce qu'il mijote. Jungkook n'attend pas leur approbation, de toute façon ; il s'éloigne, slalomant entre les tables du restaurant, jusqu'à ce que son regard se pose sur deux visages qu'il reconnaît : Jimin et Hoseok, en train de dîner un peu plus loin.

Lorsqu'ils le voient arriver vers eux, ils ont tous deux l'air surpris.

— Hello, Jungkook, dit Jimin d'une voix glaciale. Je croyais que tu ne voulais plus nous fréquenter ? C'est Taehyung qui me l'a dit.

— À vrai dire, je voudrais revenir sur ma décision, répond-il. Tu sais où je peux trouver Taehyung ?

Jimin le fixe pendant un moment, les yeux plissés – mais il semble finalement décider de lui accorder le bénéfice du doute, car il finit par hocher la tête.

— On l'a laissé sur le pont de la poupe. Il n'avait pas faim. Peut-être qu'il y est toujours.

— Il sera content de te voir, ajoute Hoseok en souriant.

Pas autant que moi, pense immédiatement Jungkook, bien qu'il ne le dise pas à voix haute.

— Ok. Merci, les gars. À plus tard.

À l'extérieur du restaurant, les couloirs sont pratiquement vides. À cette heure, la plupart des passagers sont en train de manger, mais Jungkook n'a pas très faim, lui non plus. Le bateau traverse les fuseaux horaires les uns après les autres, avançant d'une heure tous les deux jours, et il n'a pas envie de dîner à dix-neuf heures alors que son esprit pense toujours qu'il est dix-sept heures.

À la poupe, la piscine est déserte et les transats sont inoccupés. Tout le monde a quitté les lieux, à l'exception d'une petite silhouette appuyée sur le garde-corps à l'extrémité du bateau, en train de regarder pensivement le soleil se coucher.

Il est tellement beau, pense Jungkook, avec ses cheveux ébouriffés par le vent, les yeux tournés vers l'horizon, en train de chanter à mi-voix pour lui-même, avec sa belle voix grave.

Taehyung n'entend pas le bruit de ses pas, mais ce que Jungkook se demande, c'est comment il peut ne pas entendre le bruit de son cœur, qui bat avec violence dans sa poitrine.

— Salut, Taehyung, dit-il à voix basse lorsqu'il arrive finalement à ses côtés.

Taehyung sursaute et se retourne vers lui, les yeux écarquillés, bouche bée. Jungkook le voit se raccrocher d'une main à la balustrade.

— J'ai changé d'avis, ajoute Jungkook d'une voix douce.

Ça vaut la peine de tout abandonner rien que pour voir la façon dont Taehyung le dévisage, éberlué, l'incrédulité puis l'espoir qui traversent tour à tour son visage, puis le soulagement, le bonheur qui illumine ses traits.

Sans rien dire, il tend la main, les yeux rivés aux siens, un sourire timide au coin des lèvres, et Jungkook la prend, soucieux de ne pas briser le silence presque sacré qui existe entre eux. Doucement, Taehyung l'attire à lui, de plus en plus proche, et le guide pour qu'il soit tout contre le garde-corps ; et là, Jungkook comprend ce qu'il a en tête, et le laisse faire avec plaisir.

Et là, les bras tendus de chaque côté, le menton de Taehyung sur son épaule et ses mains sur son ventre, il lève la tête et regarde la mer dorée, les nuages rougissants. Ses manches claquent dans le vent, il a les cheveux dans les yeux, et son cœur est quelque part dans le ciel, loin, très loin en hauteur.

Je vole.

C'est la vérité. Il a vraiment l'impression de voler.

— Je suis libre, murmure-t-il à la place, si bas qu'il ne sait pas si Taehyung l'entend.

Mais peut-être que c'est le cas, parce qu'il lève la main vers son cou, sa joue, et tourne doucement le visage de Jungkook vers le sien.

Jungkook se souvient alors de ce qui s'est passé la nuit précédente, ses lèvres frôlant la nuque de Taehyung, son odeur dans ses poumons, et il ne pensait pas, en se réveillant ce matin, qu'il aurait le droit de recommencer, de le sentir à nouveau.

Ses pensées défilent à toute allure dans son esprit, une succession de questions et de doutes (est-ce qu'il a vraiment le droit de faire ça ?), jusqu'à ce que Taehyung pose les lèvres sur les siennes – et là, tout se calme dans son cerveau. Il n'y a plus que du silence, sa bouche contre la sienne, la sensation de sa peau chaude sous ses doigts, et la joie liquide qui lui parcourt les veines et qui illumine son âme comme un arbre de Noël. C'est tout ce qu'il a toujours désiré, tout en étant persuadé qu'il ne l'aurait jamais. C'est la Liberté elle-même, surtout lorsque la langue de Taehyung lui caresse l'intérieur de la bouche. Il n'a jamais rien goûté d'aussi délicieux de toute sa vie.

Il comprend maintenant, en embrassant Taehyung, qu'il a franchi la dernière limite.

Il ne pourra plus jamais le laisser filer, maintenant.

Je me suis motivée à vous traduire la suite pour aujourd'hui, mais c'est au jour le jour là, haha ! On se revoit (en fonction de ma motivation...) jeudi prochain pour le prochain chapitre ^_^