Tout n'est pas toujours rose
Ma cape en velours noir recouvre mon corps et mon visage alors que je traverse un village pittoresque de mon royaume. Nous passons devant un marché où l'odeur des différentes épices me donne l'eau à la bouche. Des nombreux commerçants vendent des fruits et des légumes, des tissus, des fleurs et des plantes, ou encore... des gens ? Non, ça doit être une erreur. Le roman ne mentionne pas d'esclaves. Sky est connu pour être un pays tolérant, pacifique et bienveillant. Il est impossible que le royaume accepte ce genre de chose. Je dois en avoir le cœur net. Je jette des coups d'œil à droite et à gauche, et continue d'observer les environs. Des enfants aux joues sales et aux vêtements troués jouent aux billes. Des mères de famille étendent leurs linges sur une corde au soleil. Un écuyer ferre son cheval pendant qu'un autre brosse le sien. Une cuisinière, installée sur sa place de marché, tourne avec une énorme cuillère en bois une préparation dans un chaudron. Une file se forme et elle sert patiemment chaque personne. En échange, on lui donne quelques pièces, des bijoux, ou même des poules !
— Annabelle, tu aurais un peu d'argent ?
— Oui, bien sûr. Que souhaites-tu en faire ?
— Nous nourrir. Mais surtout, aider. J'aimerais aider... chuchoté-je.
Ma capuche forme une ombre sur mon visage. Seuls mes yeux sont visibles sous cette obscurité. Je m'approche de l'étalage de cette dame. Partout autour d'elle, des olives, du pain et toutes sortes d'herbes activent mes papilles. J'ai l'impression de ne pas avoir mangé depuis des jours. Je hume l'air et me rends compte que l'odeur qui embaume la place du marché vient d'elle. Du moins, de son énorme préparation. Ses cheveux bruns attachés en un chignon désordonné, ses haillons et les traces de paprika sur son front n'enlèvent rien à son charme. Elle sourit à chaque personne, caresse la tête de chaque enfant. Quand vient mon tour, ses yeux d'un violet hypnotique croisent les miens presque translucides. Elle dégage quelque chose d'énigmatique, mais aussi de solaire. Si au début je la prenais pour une dame d'une quarantaine d'années, je m'aperçois qu'en fait, elle est bien plus jeune que je le pensais. Je suis persuadée de la connaître. J'ai dû la voir passer dans le roman original, mais impossible de m'en souvenir. D'ailleurs, plus j'y pense et plus ma vie d'avant devient flou. Certains éléments ont même complétement disparu de ma mémoire. Comment s'appelait mon chien de famille déjà ? Le petit bichon de ma tante, là ! Merde, elle ressemble à quoi ma tante ? Le stress monte et je frotte mes paumes moites contre ma cape. Ma respiration s'emballe et mon flot de pensées est coupé par la cuisinière. Elle me tend une assiette en terre cuite d'où un délicieux fumé s'en échappe. Mon ventre gronde, ce qui la fait rire.
— Vous devez avoir faim, je suppose. Comme les trois quarts du peuple depuis plusieurs mois, soupire-t-elle.
— Comment ça ?
— Les récoltes ne sont pas bonnes sur le royaume de Storm. Les différentes tornades ont tout rasé. Les cyclones et autres tsunamis ont détruits les habitations en bord de mer. Beaucoup d'enfants sont devenus orphelins et de nombreuses familles sont désormais sans logement. Thunder, Solar et Mist s'en sortent mieux malgré leurs propres difficultés. Leurs monarques investissent dans la sécurité de leurs peuples. Pendant que nous, citoyens de Storm, devons trimer et survivre tant bien que mal. La vie est devenue encore plus dur.
— Les souverains n'agissent pas pour le bien du royaume ?
Elle rit avec délicatesse, mais tristesse.
— Si seulement... Beaucoup critiquent le couple royal. Mais, c'est la princesse qui devrait se remettre en question. De nombreuses lois arbitraires viennent d'elle. Ce n'est pas pour rien que le peuple la surnomme le démon rose. Elle sème la peur et la destruction. Comme le diable, elle séduit par son apparence, puis elle manipule et punit.
Ma servante rit sous cape. Le démon rose... Je comprends mieux certaines choses.
Mais surtout, il est temps de changer l'Histoire.
Je lui donne plusieurs pièces d'or. Il s'agit de la monnaie stormaise. Mais je n'ai pas pensé au fait que le seau de ces pièces peut divulguer mon identité. La jeune femme frôle les pièces du bout des doigts. D'abord sous forme de fentes, ses yeux s'écarquillent quand elle pense comprendre qui je suis. Son regard oscille entre incrédulité et crainte. Faut dire que dénigrer la princesse sadique devant la nouvelle occupante de son corps n'est pas la meilleure idée du siècle. Mais grâce à elle, j'ai pu en apprendre plus sur la situation préoccupante du royaume. Je mange mon plat de poisson aux épices avec Annabelle devant la cuisinière rouge écrevisse. Elle fuit désormais mon regard interrogateur. Une fois finis, je lui tends nos plats. Nos mains se rencontrent et elle semble attirer par la mienne. Ma bague me trahit, ses doigts se retirent comme si elle venait de se brûler. Je fais volte face et m'éloigne de cette place.
Il est temps d'honorer la rencontre que j'ai programmée.
***
Annabelle me suit et ne cesse de jeter des œillades inquiètes aux alentours. Cette partie de mon domaine n'est pas la plus chaleureuse. Mais c'est surtout la plus pauvre. Tête baissée, je ne vois que les pavées et mes chaussures blanches. Elles sont faites dans une matière que je ne connais pas. Quelque chose entre la soie et le satin. Quand j'ose relever les yeux, une jeune fille me bouscule en courant, suivie de près par un garde royal. Son uniforme violet est reconnaissable entre mille. Mue par l'instinct et la curiosité, je les suis. Le garde la tient par le col et la secoue. La gamine agite ses pieds dans le vide, crie et se débat dans les mains de son tortionnaire. Comme les autres enfants des alentours, elle se balade pieds nus, des écorchures plein les jambes, et les cheveux sales et emmêlés. Le manque d'hygiène m'empêche de connaître la véritable couleur de ses cheveux.
— Lâchez-moi ! Je n'ai rien fait ! Enlevez vos sales pattes, je vous dis !
Il fouille à l'intérieur de la veste miteuse de la fille et la maintient d'un bras.
— Et c'est quoi ça hein ? C'est apparu dans tes poches comme par magie ? Me prends pas pour un buffle sale gosse. Tu sais ce qu'on fait aux voleurs ? On leur cloue les pieds, la tête à l'envers, sur un pilori. Et on attend qu'une âme charitable les décroche.
Il déconne hein ? C'est juste une enfant, nom de Dieu ! J'avance vers eux d'un pas décidé lorsque que la fille donne un coup de pied dans le tibia de l'homme qui la lâche sous le coup de la surprise. Un juron sort de sa bouche pendant qu'il frotte sa jambe douloureuse en crachant sur le sol.
Sympathique tout ça...
Il tente de la rattraper quand elle passe à côté de moi. Je chope la fille au passage alors que le garde sourit de toutes ses dents.
— Merci étrangère. Justice pourra être faite. Vive le Roi !
— Vive le Roi, répète Annabelle, machinalement.
Je la fusille du regard et elle baisse les yeux. Hors de question que je tolère cette situation.
Je rabats ma capuche. Mes longs cheveux roses, distinguables parmi la masse, attirent le regard de l'homme. Son sourire vacille alors que ses yeux s'arrondissent de stupeur.
— Votre Majesté, me salue-t-il, un genou au sol et tête baissée.
— À qui ai-je l'honneur ? parlé-je plus fort.
Les rues désertes n'attirent personne. Cette partie du village est très peu fréquentée de part ses activités sombres et occultes. Toutes ses histoires ont retardé mon rendez-vous mystique.
— Lieutenant Atticus, garde royale de sa Majesté Storm, deuxième régiment. À votre service, princesse Rose.
— Veuillez m'appeler par mon titre uniquement.
— Bien, votre Grâce.
— Que vous a fait cet enfant ?
— Elle a volé un sac de cerises au marché. Sally a essayé de la punir, mais elle a réussi à se faufiler et à partir avec son butin. J'accomplis, comme voulu par la cour, mon devoir. J'applique la loi : chaque voleur, peu importe son âge, son sexe ou sa catégorie sociale, sera cloué au pilori et décroché selon le bon vouloir du peuple.
— Mais qui a établi pareille loi ? m'indigné-je.
Le garde lève timidement la tête vers moi.
— Vous, votre Excellence.
Je me fige et m'étrangle avec ma salive. Je confie l'enfant à Annabelle.
— Ne la quitte pas de yeux et ne la laisse pas s'échapper, lui intimé-je avec fermeté.
Mon regard fixe et sérieux la fait tressaillir. Je vois sa pomme d'Adam bouger frénétiquement, mais elle acquiesce quand même avec ferveur. Je croise à nouveau le regard d'Atticus. Avec mon doigt, je lève son menton vers moi.
— J'annule cette loi. Vous m'avez bien entendue ?
— Par... pardon ?
— Je vais reformuler. Si vous clouez cette enfant au pilori, vous finirez dans un bien pire état encore.
— Mais, votre Majesté...
— Pas de "mais", lieutenant Atticus. Mon royaume. Mes lois. Vous souhaitez réellement contrarier le démon rose ?
Il tousse et bafouille d'embarras.
— Parce que vous pensiez que je ne l'apprendrais pas ?
Il détourne le regard et esquive le mien. J'expire un bon coup et pose mes mains sur mes hanches.
— Lieutenant, les choses vont changer.
— Plaît-il ?
— J'ai une nouvelle mission pour vous. Une tâche importante, mais confidentielle. Personne ne doit le savoir, pas même le roi et la reine.
Il dégaine son épée, la plante sur le sol et s'agenouille.
— A vos ordres, votre Altesse.
— Je veux que tu m'apportes toutes les doléances du peuple. Chaque récrimination, chaque problème, chaque détresse. Je veux tout savoir. Et surtout, plus de punition pour des choses aussi futiles qu'un vol de cerises, bon sang ! Cette gamine n'a pas égorgé votre chat à ce que je sache ?
Il secoue la tête, sans dire un mot. Je lui tends quelques pièces.
— C'est pour la fameuse Sally. Donnez-lui ça en compensation.
Je me tourne ensuite vers la petite fille.
— Comment t'appelles-tu ?
— Astia, chuchote-t-elle dans les bras d'Annabelle.
— Astia, si tu as besoin de quoi que ce soit, ne le vole pas. Demande à Atticus, il te donnera tout ce dont tu as besoin. Et si jamais, il n'est pas là, vient au château, trouve Annabelle ou demande à voir Sybille. C'est mon nom de code. La nouvelle se répandra au château et je viendrais te trouver.
— Bien votre majesté. Merci pour tout, me répond-elle en effectuant une révérence.
— Pas de ça entre nous. Appelle-moi Rose.
Ses joues se parent de rouge, mais elle hoche positivement la tête. De là où je suis, je peux enfin apercevoir ses yeux. Le même violet onirique que la cuisinière.
Je ne pensais pas réécrire l'Histoire. Encore moins être propulsée dans un livre ! Mais je ne veux pas connaître la fin tragique de Rose. Surtout, je comprends que je souhaite être meilleure qu'elle. Je vais changer les choses.
Le démon deviendra un ange.
Pink Angel.
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