Qui s'y frotte... s'y pique !
De retour à la demeure, je fais arrêter la calèche devant le portail en fer forgé. Deux gardes inspectent le véhicule avant d'ouvrir les portes. Derrière, des jardins dignes de ceux de Versailles entourent la propriété. Fontaines parsemées de feuilles d'or, pelouses verdoyantes, arbres fruitiers... Tout est bien entretenu, bien taillé. Mais ce qui m'interpelle le plus, ce sont les rosiers. Je descends et parcours les jardins, seule.
— Anna, on se retrouve à l'intérieur.
— Mais... votre Majesté...
— Fais ce que je te dis s'il te plaît, réponds-je, avec plus de rudesse.
— Bien, accepte-t-elle avec une révérence.
Des roses rouges. Partout. Les rosiers sont les rois ici bas. Le rouge vif, semblable à du sang, est profond, parfait. Comme tout le reste. Je crois que c'est ce qui me dérange le plus dans ce monde. Tout est trop parfait. Il n'y a pas la place pour les erreurs, les déceptions ou tout simplement l'imperfection. Ces fleurs me rappellent l'un de mes contes préférés : Alice au pays des merveilles. La reine de cœur va débarquer d'un instant à l'autre et me hurler : "qu'on lui coupe la tête !". Je ris doucement et approche mes mains des pétales. Soyeux, ils glissent entre mes doigts. L'odeur florale envahit mes narines. Sucrée, fruitée, je l'imagine très bien dans une boisson estivale, type citronnade. Ça cartonnerait à Paris ! Charlotte aussi aurait beaucoup aimé. Je soupire de nostalgie en pensant à ma meilleure amie. Elle me manque...
Je me souviens de cette soirée karaoké dans un bar miteux du centre-ville. On avait bu beaucoup trop de Cosmopolitan en chantant beaucoup trop faux. Le barman avait dragué Charlotte toute la soirée. À la fin, il lui avait filé son numéro, mais Charlotte n'était pas du tout intéressée. Face à son insistance, elle avait pris mon visage en coupe et m'avait embrassée devant le regard ébahi du type. Quand j'y repense, j'éclate de rire. Jusqu'à ce que je me rende compte que le visage de Charlotte se voile d'un flou. De quelle couleur sont ses yeux ? Et comment nous sommes-nous rencontrées ? La panique m'attrape la gorge, j'étouffe. Je dois penser à autre chose, contrôler ma respiration.
Je tends mes doigts tremblants vers les roses, cherche à en attraper une. Ma peau rencontre les épines, le sang perle sur mon pouce.
— Aïe, ne puis-je m'empêcher de m'exclamer.
— Qui s'y frotte, s'y pique.
Je sursaute au son de cette voix familière. Je pensais être seule. A-t-il vu ma crise d'angoisse ? Je me retourne pour lui faire face.
Asmodeo. Habillé de la même façon que la dernière fois, il me regarde froidement. Je lui renvoie mon regard le plus mauvais et lui tourne le dos. Il me surprend en me tirant vers lui.
— Il faut qu'on soigne cette vilaine plaie, sinon elle risque de s'infecter.
Je m'apprête à l'envoyer chier quand il enveloppe mon pouce de ses lèvres charnues. Lorsque je sens sa langue le laper, j'entrouvre ma bouche pendant que mes pupilles se dilatent sûrement. Ma respiration se fait laborieuse, alors qu’Asmodeo me transperce de son regard de plus en plus sombre.
Il sort mon pouce de sa bouche. Ses yeux encore dans les miens, il lèche la dernière goutte de sang qui s'échappe le long de mon doigt. Mon cœur rate un battement. Attends, quoi ? Qu'est-ce que je suis en train de faire ? J'arrache ma main de son emprise et recule de plusieurs pas. Je coupe le contact de ses yeux et croise les bras. Je dois reprendre mes esprits. C'est juste un moment d'égarement. Je jette un dernier coup d'œil au prince Thunder. Fidèle à lui-même, il me regarde de haut, les sourcils relevés.
— Maintenant que vous avez fini de mouiller votre culotte, il serait peut-être temps de préparer notre mariage. Vous ne croyez pas ?
— Je... que...
Le rouge me monte aux joues avant que la colère ne prenne le dessus. Il est sérieux ?
— Connard.
Son sourire narquois disparaît, remplacé par un feu qui brûle dans ses pupilles et incendie tout sur son passage. L'injure m'a échappé, mais je ne la regrette pas. Ce prince est un con qui pense que tout lui est dû. Il est temps qu'il descende de son pied d'estale. Et je me ferais un plaisir d'être l'investigatrice de sa chute.
— Répétez un peu pour voir.
Son ton cinglant ne me fait même pas trembler.
— Vous êtes un connard arrogant Asmodeo. Si vous pensez que je vais me plier à votre caractère de chien, bah c'est que vous croyez encore aux contes de fée.
Un sourire en coin ourle ses lèvres. Mais ses yeux sont encore semblables à deux trous noirs.
— Et si vous pensez que je vais me laissez marcher dessus par une princesse pourrie gâtée, c'est que vous ne savez encore de quoi je suis capable Rose, siffle-t-il. Ne me parlez plus jamais ainsi.
— Sinon quoi ? le défié-je.
Il humidifie sa bouche de sa langue, ce qui fait palpiter mon bas ventre. C'est quoi encore ce truc ?
— Rose, Rose, Rose... Vous n'apprenez donc rien.
— Asmodeo, Asmodeo, Asmodeo... Vous non plus. Règle numéro une...
J'avance lentement vers lui. Arrivée à quelques centimètres, j'approche ma bouche de la sienne. Je sens son souffle chatouiller le mien. Je souris maintenant franchement.
— Les roses sont gorgées d'épines. Vous l'avez dit vous-même : qui s'y frotte, s'y pique. Frottez-vous encore une fois à moi, et c'est vous qui aurez besoin de soigner vos vilaines plaies.
Je me retourne et regagne l'entrée de mon château, un sourire satisfait qui barre mon visage. Jusqu'à ce que j'entende un rire franc et profond parcourir les rosiers.
Et dire que je dois épouser ce chieur...
***
Après avoir passée les doubles portes du château, j'explose :
— Aaaah mais quel sombre connard ! Je vais lui faire bouffer toutes les roses de ce foutu jardin. Et j'espère de tout mon cœur qu'il s'étouffera avec les épines !
Un raclement de gorge m'interrompt dans mes prières meurtrières. Les mains dans les cheveux, je lève les yeux et aperçois le couple royal. Ces derniers accueillent trois personnes de la haute bourgeoisie. Du moins, c'est ce que j'en déduis : postures guindées, vêtements en satin et dentelle, et coiffures irréprochables. L'un des hommes, savamment pomponné comme à l'époque de Louis XIV me regarde, un sourcil arqué et un rictus mauvais sur ses lèvres peinturlurées. Une affreuse mouche complète son maquillage outrageux.
— Rose, je te présente l'équipe en charge de ton mariage. Ils sont envoyés par Thunder, m'annonce ma mère.
— C'est une blague ?
— Rose, intervient mon père, la menace dans la voix.
Je dois être aussi rouge que les roses de ce foutu jardin. Asmodeo aura ma peau... Je souffle et reprends le contrôle de ma respiration, les yeux clos. J'imagine lui arracher les couilles et les donner en pâture aux chiens royaux. Un sourire satisfait sur le visage, j'ouvre les yeux, déterminée.
— Qu'on en finisse. Suivez-moi.
***
Je ne pensais pas que la violence faisait partie de ma personnalité, mais j'ai soudain des envies de meurtre.
L'homme à la mouche s'appelle Antonio. Mais à prononcer avec l'accent bien affirmé : Annnn-to-niii-o. Il exagère tellement le côté latin que j'ai envie de me percer les tympans. Il est le couturier. C'est ce zinzin qui s'occupe de ma robe de mariée. Il aime les froufrous, la tulle et les paillettes. Je vais ressembler à une meringue géante si je le laisse faire. Je sais qu'il s'agit d'un mariage arrangé, mais j'aimerais ne pas être ridicule le plus beau jour de ma vie. Même si je ne pense pas qu'être liée au plus gros cinglé du royaume puisse être considéré comme un jour heureux.
Sadia est la fleuriste. Plus discrète, elle n'est cependant pas de mon côté. Je cite : "Sa Majesté Asmodeo veut des roses". Et moi ce que je veux, ça ne compte pas ? Des roses. Partout. Tout le temps. J'en peux plus. Overdose. Surtout, ça me rappelle les lèvres d'un certain dieu tonnerre. Non merci.
— Sadia. Pas de roses. Point final. Je veux des géraniums et des marguerites.
— Sa Majesté Asmodeo...
— N'est pas là, la coupé-je. S'il voulait tant que ça ses roses, il devrait prendre part aux décisions concernant notre mariage et ne pas être je ne sais où avec je ne sais qui.
Elle baisse la tête, son regard vert tourné vers le sol.
— Au même titre qu'Asmodeo, j'attends à ce que vous me nommiez par mon titre. J'exige le respect, continué-je.
— Bien, crache-t-elle. Votre Grandeur, complète-elle avec une révérence forcée.
Ce n'est peut-être pas la meilleure des idées de me mettre ma fleuriste à dos... Je vais me retrouver avec des blattes dans mon bouquet à ce train-là.
Le dernier, Simon, est mon coiffeur-maquilleur. Petit blond aux yeux bleus, il est apprêté avec finesse et délicatesse. Un souffle de soulagement traverse mes lèvres : je ne serai pas maquillée comme une voiture volée ! Ouf.
Tout ce petit monde s'active autour de moi dans la salle de bal. On prend mes mesures, me pique des aiguilles dans les mollets, accroche des épingles dans mes cheveux, me pare des plus belles fleurs. En tout cas, c'est l'impression que ça donne. Mais quand on me tourne vers le miroir au cadre de doré, un cri m'échappe.
— Vous êtes magnifica ! Ces strass et ces perles vous illuminent, me postillonne Antonio.
— Et ces roses rouges dans vos cheveux... On a l'impression de voir une de ces nymphes du royaume Solar, ajoute la fleuriste.
— Ce fard à paupières rouge pailleté et ce rouge à lèvres vert mettent en valeur le rose de vos cheveux. Et ce chignon banane... Vous êtes exquise et à la pointe de la mode ! finit Simon.
Je ressemble à l'un de ces clowns de film d'horreur. Ou à une folle échappée d'asile. Il y a tant de laque dans mes cheveux qu'ils pourraient tenir tous seuls, sans toutes ces pinces qui me les tirent en arrière. J'ai mal au crâne... Le maquillage est semblable à celui du Joker. Et bordel, j'avais dit pas de roses ! On en parle de la robe ? Je n'arrive même pas à marcher. Le corset, trop serré, me coupe la respiration. Et toute cette tule ! Je viens de prendre vingt kilos.
Un éclat de rire interrompt mon analyse. Je me tourne vers lui et avance avec difficulté, ce qui redouble son rire. On dirait que j'ai un balai dans le cul.
— Tout ça, c'est de votre faute, fulminé-je.
— J'en doute. Comme vous pouvez le voir, j'ai bien meilleur goût.
Asmodeo se désigne du doigt, s'arrêtant sur ses boutons de manchettes en or, ses cheveux noirs gominés et sa chemise noire en soie. Cet enfoiré est canon. Et il le sait.
Il avance vers Sadia qui replace une mèche de ses cheveux en roucoulant. Elle dépose une main sur son avant-bras mais la retire rapidement et pâlit tout aussi vite. Elle incline la tête, se recule et effectue une révérence. Son regard est voilé de larmes. Mais dès que le prince a le dos tourné, elle m'envoie des éclairs.
— Il n'y aura pas de roses à notre mariage si tel est votre souhait.
Il repart comme il est apparu. Aussi vif qu'un éclair. Il était là depuis combien de temps à m'épier ? Et surtout, depuis quand prend-il en compte mes envies ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top