L'ère de la Guerre
— Pourquoi tenterais-je de m'ôter la vie ? C'est ridicule !
— Parce que si vous mourrez, Asmodeo et toute possibilité de descendance mourra avec vous, gronde le roi derrière moi.
Alea et Cruise. Je les ai sous-estimés. Je ne les pensais pas capable d'asssassiner leur fille pour obtenir Thunder.
— Je n'ai rien à avoir avec cette boîte de thé. Demandons à la boutique ce qu'elle sait plutôt que de conjecturer.
Mes narines gonflent et je croise les bras sur ma poitrine. Asmodeo tourne te retourne la boîte en bois.
— Elle a été confectionnée par une certaine Madeleine. Convoquez-la au palais.
— Bien, votre Majesté.
Le garde s'incline et prend congé. Un deuxième s'avance et attend les ordres.
— Je serai occupé toute la journée. Veillez à ce qu'elle ne mange et ne boit rien qui n'aura pas été vérifié au préalable. Ne la quittez pas des yeux. S'il lui arrive quelque chose, vous serez tenu pour responsable.
Il parle de moi, là ? Sans m'accorder un seul regard ? Sans m'appeler par mon prénom ? Il me tarde de recevoir Astia et Atticus. Ici, personne ne m'accorde sa confiance. Ce qui est légitime quand on sait que Rose est connue pour sa voracité. Je ne leur ai donné aucune raison de douter de moi, mais la réputation de Rose la précède. Pink Demon.
Asmodeo n'attend pas la réponse du son homme de main et quitte la pièce sans se retourner. Un "bonne journée", ça lui ferait tomber la langue ? L'heureux petit couple n'aura pas tenu longtemps face aux manigances et aux complots.
— Rose, retrouvez-moi au salon dans vingt minutes. Vos devoirs de princesse consort vous attendent, ordonne la reine.
Elle tourne sa tête et dévisage le garde. Puis, elle reprend :
— Conduisez-la dans sa chambre en attendant.
— Je ne suis pas une petite fille que l'on punit en l'enfermant dans sa chambre.
Je ne me laisserais pas faire. Si je veux qu'on me traite avec respect et avec le rang qui m'ait dû, je dois m'imposer. Sinon, je mourrais. Avant qu'elle puisse répondre, je sors et me rends dans la bibliothèque. Le garde marche dans mes pas mais à une distance raisonable. Va-t-il s'assoir à mes côtés lorsque j'aurais une envie pressante ? Je glousse dans ma main et percute une porte. Si je ne suis pas plus vigilante, je ne resterais pas en vie encore bien. Des mains me rattrapent par la taille avant que je ne m'effondre.
— Je vous prie de m'excuser.
Mon mur parle. Parce que mon mur n'est pas un mur.
— Degan ! Non, c'est moi. J'étais dans la lune.
— La lune ?
Il incline la tête et je l'imagine avec le front froissé. Puis, je réalise. Dans l'univers de Pink Demon, il n'y a pas de Lune. L'expression lui est donc inconnue...
— Laissez tomber, je ne me suis pas bien réveillée ce matin.
Il ne prononce pas un mot pendant une dizaine de secondes. Impossible de connaître ses pensées ou ses ressentis face à ce masque. Tout ce que j'ai pour me repérer ce sont les tonalités de sa voix et les mouvements de son corps. Degan n'est pas un livre ouvert.
— Vous souhaitez consultez des ouvrages ?
— Oui, j'aimerais en apprendre plus sur l'ère de la Guerre.
Il devient stoïque et cherche sa réponse.
— Suivez-moi.
Il pénètre dans le bibliothèque. Comme dans les précédentes pièces, le plafond voûté représente des moments phares de l'Histoire du continent. Ici, nous assistons à la création des royaumes. Une éruption solaire forge Solar au sud, des nuages noirs d'éclairs érige Thunder à l'est, des ouragans et tempêtes créent Storm à l'ouest, et enfin, des brouillards et des pluies torrentielles fondent Mist au nord. La légende raconte que l'origine de la création de ce monde serait la guerre des dieux. Que ce qu'ils ont créé peut être repris et qu'un jour, chaque royaume recevra sa plaie.
Je suis Degan à travers les rangées. Des vitres confinent les livres les plus précieux dont les couvertures s'effritent. Comme la rose de la Belle et la Bête, des morceaux des livres tombent et disparaissent en poussières. Un sablier à leurs droites s'écoule. Rien n'est infini, même dans un monde magique.
— Ce sont des soulbooks, indique le précepteur. Ils contiennent une partie de l'âme de leurs créateurs. Personne ne gagne face au temps, nous sommes tous destinés à mourir.
Comment inssuffle-t-on son âme dans un objet ? Si personne ne remporte de victoire contre le temps, puis-je m'en sortir ? Ou suis-je une marionnette du destin, incapable de le prendre en main ?
Nous passons devant les sections destinées à la magie, à l'herboristerie et aux créatures fantastiques. Puis, au fond de la bibliothèque, sur une étagère poussiéreuse, Degan effleure la tranche d'un livre relié d'au moins huit cents pages.
— Celui-ci devrait répondre à toutes vos questions. Il traite de la guerre des dieux jusqu'à la bataille opposant Arès à Asmodeo. C'est bien cette dernière que vous souhaitez consulter ?
Je croise les mains, réalise une moue et contemple le plafond.
— Prise en flagrant délit de curiosité morbide ?
Il ricane et me tend l'ouvrage.
— Si j'étais marié à un meurtrier, j'effectuerais mois aussi des recherches. Je vous invite à parcourir la section quatre consacrée à la famille royale pour davantage d'informations.
Son ton neutre est coloré par une émotion qui transparait à peine deux secondes. De la colère ? De la rancœur ? Ou peut-être de l'envie ? Quoi que ce soit, ça disparaît aussitôt. Le gris acier de ses pupilles redevient stable et ses poings se relachent. Après une courte révérance, il quitte l'espace. A loin, le loquet de la lourde porte m'indique que je suis désormais seule.
Je m'installe à une table entourée de six sièges en velours vert sapin. Étonnant, ce n'est pas la couleur du pays. La brique dans les mains, je longe le sommaire et essaye de trouver les passages désirés. Beaucoup de noms nébuleux pour peu de consistance. Beaucoup de données dont j'ai déjà connaissance me reviennent en mémoire. J'ai lu un passage dans Pink Demon lors de ma précédente vie. Ça parlait du pouvoir des ténèbres, il me semble. Arf, pas moyen de me souvenir du reste. Je tourne les pages, ma paume soutient mon menton. J'arrive au chapitre sur la bataille des deux frères. Sur la page de droite, une illustration s'anime et montre Asmodeo fauchant Arès sur un mont de cadavres et devant des cavaliers armés de lances. Au milieu de tout ce que je connais déjà, une phrase me saute aux yeux.
Nous n'avons jamais retrouvé le corps d'Arès.
Je sursaute au son d'une chaise qui crissent à mes côtés. La reine – Théa de son petit nom, d'après les renseignements que j'ai glanés – me toise, la main sur le dossier.
— Vous avez des choses plus urgentes à faire. Madeleine est arrivée. Le conseil vous attend pour plaider votre cause.
Plaider ma cause ? Ils pensent encore que j'ai attenté à la vie d'Asmodeo ? J'avoue que l'idée m'a traversé l'esprit. Tout serait réglé, je ne vivrais plus dans la peur et peut-être me réveillerais-je de ce cauchemar bien trop réel. Cependant, malgré mes craintes, mon envie de vivre dépasse mon envie de mourir.
Théa se retourne et s'attend à ce que je la suive. Je laisse le livre ouvert à la page lue : j'y reviendrais lorsque tout ce cirque sera réglé. Nous aboutissons à une salle dans laquelle trône une table ronde. Autour, huit hommes accueillent une femme à la peau noire et aux yeux bleus. Madeleine. Accueillir est un bien grand mot ; ils la jaugent du coin de l'œil, la bouche affaissée et le front plissé. Je ne sais pas s'il la juge sur sa classe sociale ou sa couleur de peau. Je mettrais ma main à couper que Madeleine est une diversifiée, appelée aussi hybridblood. Ses iris clairs sont typiques du royaume de Thunder, mais sa peau foncée ne trompe personne : elle a du sang solarien. Il y a cent ans les hybridblood étaient encore esclaves. Presque en voie d'extinction. Autrement dit, c'était hier. Aujourd'hui, ils sont libres ; mais méprisés.
Dos à eux, la pluie et les éclairs cognent contre les fenêtres. Les nuages sombres s'amoncèlent au rythme de l'humeur du conseil. Leurs mâchoires tendues, leurs mains nouées et leurs airs suffisants ne trompent pas : ils me pensent coupable. D'une manière ou d'une autre, ils trouveront un moyn de me faire porter le chapeau.
Madeleine ne les quitte pas des yeux. Devant elle, des boîtes de thés et de plantes sont ouvertes, puis elle se lance.
— Il y a trois jours, une domestique m'a demandé de lui préparer un mélange de plantes pour sa maîtresse. La requête était libre, cependant, elle a insisté pour que j'y insère des bourgeons de géraniums.
Ce n'est pas une coincidence. Les proches de la famille royale savent qu'il s'agit du thé préféré de Rose.
— À quoi ressemblait cette femme ? interviens-je.
Toutes les têtes se tournent vers moi. Certains reniflent, d'autres rient jaune. Un homme d'une quarantaine d'année m'octroient un rictus dédaigneux et arque un sourcil.
Bah quoi ? Je suis une femme alors je ois me taire ? Je reprends, à leur attention :
— Y a-t-il un problème ?
— Une femme a la tête d'un interrogatoire... C'est du jamais vu, s'esclaffe un des membres.
— Attendez de me voir à la tête du conseil, ça promet d'être intéressant, claqué-je avec suffisance.
Des hoquets dévorent l'assistance et du brouhaha m'empêche de saisir chaque parole. Je me concentre donc sur Madeleine qui... sourit et me dévisage. Je lui lance un clin d'œil et elle pouffe dans sa main. Maintenant, j'en suis sûre, ce n'est pas elle qui est à l'origine de ma tentive d'empoisonnement : elle est bien trop perspicace et intelligente. Ça piaille encore et j'attends de nombreuses minutes. La reine tente de les calmer, de les raisonner, mais rien n'y fait. Je perds patience :
— Il suffit !
Mon ton catégorique ne réclame aucune réponse, mis à part le silence. Je commence à me prendre au jeu ; être Rose, une princesse sûre d'elle, ça me plaît. Dans ma vie d'avant, je ne sais si j'aurais été capable de quérir le silence en m'imposant.
Je lance mon menton dans la direction de Madeleine et attends sa réponse. Je cache mes doigts tremblants derrière mon dos et me redresse. Je ne peux pas paraître faible. Dans ce monde où tous rêve d'admirer ma tête sur une pique, je simule au mieux à quel point je suis forte. Et plus je feins d'être Rose, plus j'oublie Sybille et sa vie parisienne.
— Je n'ai pas pu l'observer comme je le désirais. Elle portait un capuchon. Cependant, des mèches brunes y dépassaient. D'après les couleurs qu'elle exhibait, elle était, sans aucun doute, stormaise.
— Vous pourriez la reconnaître si vous la croisiez à nouveau ?
— Sûrement.
— Est-ce qu'un autre détail vous vient à l'esprit ? Quelque chose d'inhabituel, une cicatrice, une parole, un objet ?
Ses yeux se perdent dans le vague, sa main gratte son front. Elle y réfléchit pas plus d'une minute avant que ses traits s'éclairent.
— Il y a bien quelque chose. Mais ce n'est pas courant et je l'ai vite occulté, pensant rêver.
Elle ouvre la bouche plusieurs fois, triture ses doigts. Pourquoi hésite-elle ?
— Sur l'intérieur de son poignée, elle avait un tatouage. La pique d'une lance.
Des exclamations refont surface.
— C'est impossible, crie l'un.
— Hérésie ! clame l'autre.
— Mon frère est mort.
Ce ton froid et sans appel provient de mon dos. Asmodeo pénètre dans la salle et plus un son ne franchit les lèvres du conseil.
— Il est mort, mais beaucoup de ses partisans opèrent dans l'ombre. Ils requièrent ma destitution et une punition pour l'assassinat de l'héritier de la Couronne. La femme, que Madeleine a servie, a sans doute prêter allégeance à mon frère et à sa cause. Je suis le traître qu'il faut tuer. Et tout le continent sait qu'en tuant Rose, je meurs aussi.
Une pierre, deux coups. J'aurais apprécié ne pas être un de ces quilles dans ce jeu de bowling.
Il ose un coup d'œil dans ma direction, puis revient à Madeleine.
— Madeleine est un outil. On s'est servi d'elle.
Ils s'observent. Le plus curieux ? Les traits du prince sont détendus, ses lèvres frémissent en une demi-lune discrète et ses prunelles pétillent. Quoi que partage ces deux-là, je le pressens : ils se connaissent.
Je ferme les poings et plante mes ongles dans ma paume. Il drague vraiment une autre femme à la vue de tous ? Sa charmante posture n'échappe à personne, même le Conseil ricane en me toisant.
Sybille, sois gentille.
Mon mantra ? Penser avec bienveillance, agir pour le bien de la communauté et exprimer des mots doux. Je me le répète en boucle. Pourtant, la seule pensée qui grésille en moi est la suivante : je veux le tuer.
Ils ne se quittent pas du regard, ç'en est trop pour moi.
— Tout est réglé ? Très bien ! Je prends donc congé, j'ai des choses à faire.
Je serais prête à retirer la merde des écuries si ça pouvait m'éviter le spectacle des deux tourtereaux.
Sans attendre leur réponse, je pars à la recherche d'un endroit où me réfugier.
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