L'enfer est pavé de bonnes intentions
Arrivée devant la façade de mon lieu de rencontre, je m'arrête soudain de marcher. Annabelle me rentre dedans et s'excuse en défroissant sa robe. La boutique annonce sur un gros écriteau : "Black Salt - mystery & gumdrop". L'expression française a été anglicisée. Une aura noire obscurcit la bâtisse. C'est étrange, mais le soleil semble illuminer toute la rue, sauf le magasin occulte, ce qui le plonge dans une ambiance presque glauque. Des frissons remontent le long de mon échine et finissent leur course dans ma nuque. Ces derniers me font trembler de la tête aux pieds. Mes poils, eux, se hérissent alors que ma bouche s'assèche. Je suis vraiment obligée d'entrer dans cette maison des horreurs ?
Je précède ma servante et entre dans la boutique. Je pousse une porte en bois sombre dont les vitraux colorés définissent un ange de la mort. J'aurais pu trouver ça poétique dans d'autres circonstances. Un carillon annonce notre arrivée. Je lève les yeux pour l'observer. J'adore ce genre d'objet ! Ma grand-mère en avait un dans notre vieille maison de vacances en Bretagne. Je me remémore mes vacances chez elle quand l'image s'estompe. Un flou se dépose sur son visage et m'empêche de me souvenir de ses traits. Puis c'est toute la scène qui oscille. Comme le feu détruit les photos de famille lorsqu'une maison brûle, ce voyage dans l'univers de Pink Demon altère ma mémoire. Je retourne à mon carillon et constate qu'il est composé d'os. J'espère que l'animal était mort avant qu'on le recycle en clochette... C'est bien des ossements d'animal, hein ?
Je suis coupée dans ma réflexion par une dame d'une cinquantaine d'années. Des joncs habillent ses poignets et tintent à chacun de ses pas. En réalité, elle est recouverte de bijoux dorés qui semblent produire une musique ensorcelante. De grands anneaux - ou perchoirs à perroquet, selon Charlotte - ornent ses oreilles. De nombreuses bagues de toutes sortes de tailles habillent ses doigts. Son interminable jupe orange frotte le sol et laisse entrevoir le bout de ses orteils. Ses longs cheveux bruns pendent le long de son corps et sont accompagnés d'un large foulard rouge et or. On s'attendrait presque à ce qu'elle soit accompagnée d'un phœnix ou autre animal mystique. Elle dégage quelque chose qui me donne à nouveau la chair de poule. Quelque chose d'insondable, d'ésotérique.
— Bienvenue chez Black Salt mes demoiselles. Que font deux jeunes filles comme vous dans cette partie de la ville ?
Sa voix claire est quelque peu rocailleuse, comme si elle fumait depuis plusieurs années. En parlant de fumée... ça sent l'encens et la bougie qu'on vient juste d'éteindre. Je laisse mes yeux vagabonder et prends le temps d'analyser la pièce. Tout est très sombre, aucune lumière, ou presque, ne perce la noirceur. Les ombres donnent même l'impression d'engloutir la tsigane. Le parquet poussiéreux, le mobilier ébène, les fenêtres sales, ou encore les ampoules clignotantes offrent une atmosphère digne d'une série d'épouvante. Je m'attends presque à voir débarquer Bloody Mary et les frères Winchester.
Je baisse mon capuchon et tend ma main afin de dévoiler ma bague, signe d'appartenance à la famille royale.
Elle m'observe et joue avec ses nombreuses bagues. Ses sourcils se froncent, montent et descendent. Je me demande à quoi elle pense...
— Je m'appelle Rose Storm. Du moins, c'est sous cette apparence et cette identité que l'on me connaît désormais.
Elle lance son menton vers moi, signe qu'elle attend la suite de mon histoire.
— Il y a encore une semaine, j'étais Sybille Montrose, jeune étudiante en droit à Paris. Ma passion était la lecture. Et plus particulièrement, le roman Pink Demon. Roman fantasy sur la conquête du continent Sky par Rose Storm. Je suppose que je suis morte ou quelque chose comme ça. Puis, je me suis retrouvée dans le corps du personnage principal de mon livre préféré.
Elle ne s'exprime pas. Je suis incapable de savoir ce qu'elle en pense, ni si elle me croit. En même temps, qui me croirait ? Cette histoire est complètement ahurissante. Je vais finir brûler pour sorcellerie et la boucle sera bouclée. À l'aide !
Elle se tourne et nous fait signe de la suivre. Je regarde Annabelle dont les yeux exorbités et la bouche entrouverte trahissent sa panique. Elle recule d'instinct au lieu d'avancer. Je la prends par la main et la tire avec moi vers une destination inconnue.
Dans quoi me suis-je encore fourrée ?
Le parquet grince à chacun de mes pas. C'est le seul bruit qui englobe le magasin. Sinistre. La dame s'arrête dans une petite pièce remplie de lourds rideaux rouges et de voiles en organza orange. Au centre, une petite table avec deux chaises sont le seul mobilier. Cette première est envahie de bric-à-brac : plumes, tasses, cartes, herbes et petits sachets. Mais l'objet qui prend le plus de place, c'est l'énorme boule de cristal.
Quand j'avais dit à Annabelle que je voulais des réponses, elle m'a répondu qu'elle avait peut-être la possibilité de me les donner. Elle m'a parlé d'une oracle, à l'autre bout du royaume. Une voyante dont les incroyables dons éloignaient les villageois de ce quartier pourtant si animé auparavant. La différence fait peur, cela reste vrai, peu importe les univers. Cette femme a éventuellement les explications aux questions que je me pose depuis que je suis dans le corps de Rose.
J'aimerais retrouver ma vie. À Paris. Je veux rentrer chez moi. Et si pour ça, on doit lire dans les lignes de ma main ou utiliser une poupée vaudoue, soit. Je suis prête à tout pour obtenir ce que je désire.
— Asseyez-vous Sybille, m'indique l'oracle en désignant la chaise.
La main sur le dossier de la chaise, je lève la tête vers elle, stupéfaite.
— Vous me croyez ?
— Je vous vois.
— Comment ça ?
Assise de l'autre côté de la table, elle agrippe mes mains dans les siennes et ferme les yeux. Sous ses paupières, ses globes oculaires dansent. Ses doigts tressaillent, sa bouche entrouverte halète. Un vent frais infeste ma cape et m'engloutit toute entière. Mon corps soubresaute une fois de plus sous les frissons. Le froid me gagne, ma respiration s'emballe. J'essaye d'éloigner mes mains, mais la tsigane les resserre. Je suffoque, je dois sortir de là. Sa tête bascule en arrière, ses yeux s'ouvrent sur deux orbites blanches. Des bruits inintelligibles s'échappent de ses lèvres. La brise qui m'avalait précédemment recouvre désormais toute l'assemblée. La lueur des bougies vacille jusqu'à s'éteindre entièrement. La voyante revient à elle. Je ne veux pas savoir où elle est partie. En y repensant, cette scène est assez caricaturale. On se croirait presque dans un film pour ados où les protagonistes s'essayent à une séance de spiritisme. Ridicule.
Je frotte mes bras, dans une geste de réconfort, puis lève les yeux au ciel. Elle va me sortir qu'elle a vu ma grand-mère, et qu'elle m'aime très fort et ne m'oublie pas. Prévisible.
— Sybille, ta vie à Paris était difficile. J'en suis désolée. Heureusement que tu pouvais compter sur ton amie Charlotte.
Je suis scotchée. Comment connait-elle ces choses-là ?
— Voulez-vous savoir comment vous êtes morte dans votre ancienne vie ?
— C'est possible ?
— Bien sûr. Mais ce n'est pas sans risque. Le choc risque d'être puissant.
— C'est d'accord, allons-y, murmuré m-je.
Elle se lève et se dirige vers moi. Ses deux paumes englobent mon visage et se posent sur mes joues. Elles ferment à nouveau les yeux et une onde de choc me traverse. Des images de plus en plus nettes défilent devant mes yeux. J'ai l'impression de rêver...
Je marche dans la rue, je sortais des cours. Le tonnerre gronde, la pluie s'abat avec fracas. Je me vous, je vois la scène comme si je regardais un film. Comme si mon esprit planait au-dessus et que je visualisais la scène exterieure à tout ça. Mes cheveux sont trempés, mais ce qui m'attire, ce sont ces hommes qui déménagent un peu plus loin. Puis, l'orage me secoue à nouveau. Je regarde le ciel se charger d'électricité et passe en dessous d'une machine à laver au moment où l'éclair frappe. Des bruits se font entendre, des sirènes vombrissent et des pleurs se mélangent à la pluie.
Mon corps se fait aspirer et je retourne abruptement auprès de l'oracle. Elle me tend un mouchoir et désigne mon nez du menton. Un goût de fer envahit ma bouche alors qu'un filet vermeil s'écoule de mon nez. Mon corps est douloureux et des bleus se forment petit à petit sur mes bras, mes jambes et le reste de mon corps. Ma pomette droite me pique, j'y pose mes doigts qui se teintent de rouge.
— Côtoyer la mort d'aussi près est dangereux. Votre corps en porte les stigmates. Mais la plus touchée sera votre âme. La mort viendra vous visiter dans vos songes. Ne la combattez pas. Invitez-la.
De quoi me parle-t-elle ?
Je suis morte comme... une merde. Le karma. Ça ne peut être que ça. Il n'y a que moi pour me prendre un lave linge dans la tronche. Mais pourquoi me ressusciter dans le corps d'un personnage imaginaire ? Quelle est la leçon à retirer de tout ça ? C'est une sorte de deuxième chance ? En tout cas, elle est moisie. Parce que si je ne fais pas attention, je mourais une seconde fois.
— Comment puis-je éviter de mourir une seconde fois ? Comment rentrer chez moi ? lui demandé-je.
La deuxième question est la plus importante. Il est trop périlleux de rester dans ce monde. Je veux retrouver Charlotte, et ma vie insipide et froide à Paris. Elle est plus facile et moins dangereuse. Plus fade, mais plus malléable.
— Vous ne pouvez pas.
— Comment ça ?
— C'est votre destin. Le livre est déjà écrit. La fin est déjà écrite.
— J'ai pourtant déjà réussi à modifier quelques petites choses.
— Sauf que les éléments majeurs sont déjà en cours. Pour rentrer chez vous, pour ne pas mourir, vous devez apprendre à lâcher prise Sybille. Et vous verrez, les réponses apparaîtront d'elles-mêmes.
Elle est en train de me dire que je ne peux échapper à mon destin ? Hors de question. Les yeux plissés, déterminée, je me lève de la chaise.
— Certaines modifications sont déjà en cours. Je prends le contrôle de ma destinée. Mes choix, mes décisions. Je vais secouer la machine et vous prouvez que tout est possible. Et je vais rentrer chez moi.
— Vous avez toutes les cartes en mains. À vous d'y trouver les réponses.
On se lève et regagne la pièce principale, prêtes à partir. Ma main sur la poignée en laiton, je m'arrête et me tourne une dernière fois vers elle.
— J'ai une dernière question.
Elle me regarde et émet un petit claquement de langue. Je prends ça pour une invitation.
— À quoi vous sert l'énorme boule de cristal ?
Ses lèvres s'ourlent en ce que je pense être un sourire. Elle incline légèrement la tête.
— À rien du tout ! Ma fille me l'a offerte il y a de nombreuses années pour la décoration de mon magasin. On aime se moquer des habitants qui pensent qu'on peut lire dans ce genre d'objet. Vous savez, le cliché de la voyante qui caresse la boule de cristal en y voyant des images... Pffff... C'est ridicule ! Et ça discrédite toute la profession. On lit dans les âmes. Et la plus belle fenêtre vers l'âme, vous savez laquelle c'est ?
Je secoue la tête, ne sachant pas où elle veut en venir.
— Les yeux. Et ce que je vois dans les vôtres, c'est une tempête. Méfiez-vous. Elle pourrait tout détruire sur son passage.
Je repars de là encore plus perdue qu'à mon arrivée.
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