Il était une fois...
Je suppose que chaque chose arrive pour une raison.
Je claque la porte de mon appartement du 18e arrondissement de Paris, mon sac de cours sur le dos. Le temps maussade et les gouttes de pluie ternissent mon humeur déjà bien entamée. Je n'ai dormi que quelques heures seulement, mon devoir sur le droit constitutionnel ne pouvant pas attendre. Mon micro-ondes m'a définitivement lâché et je n'ai pas les moyens de le remplacer. Je vais manger des salades tout l'hiver. Je n'ai pas pu réchauffer mon café de la veille. Et le café froid, c'est juste dégueulasse. Il ne manquait plus que ça... La journée démarre mal. Peut-être que j'aurais dû rester couchée ? Je déteste le lundi.
Une heure de trajet m'attend afin de me rendre à la fac. L'occasion pour moi de me replonger dans mon roman préféré : Pink Demon. Ce livre comporte tout ce que j'aime : du complot, de la royauté, des trahisons et une pointe de romance. Rose, l'héroïne, est ambitieuse, rusée, avide de pouvoir et de gloire. Elle est la grande méchante, elle est perfide et diabolique. Un démon rose. Son but ultime est de gouverner tout le pays et d'assassiner le prince Asmodeo réputé pour être encore pire qu'elle, si c'est possible... Rose va le courtiser et essayer de le séduire pendant presque trois cents pages. Son objectif en tête, déterminée, elle se rapproche de lui, et gagne sa confiance afin qu'il baisse la garde. Mais lorsqu'elle tente de le tuer, elle se fait surprendre par une servante qui donne l'alerte. Encerclée par la garde royale, Rose capitule. Dans une dernière tentative désespérée, elle supplie Asmodeo de lui laisser la vie sauve. Ce dernier, hermétique face à sa manipulation, la condamne à brûler vive sur un bûcher. Rose meurt. Et le prince ne retrouve jamais plus l'amour, détruit par cette trahison. On raconte qu'après ça, il devient encore plus brutal et impitoyable. Ce n'est clairement pas un happy end. Mais c'est justement pour ça que j'aime autant cet univers. Il me fait oublier mon appartement miteux de 10 m2, ma vie étudiante en droit insipide et mes relations amoureuses inexistantes.
Mon existence n'est pas toute rose. Et ça fait tellement du bien de voir que dans les romans aussi, elle peut être dure avec ses personnages. Dans un sens, je me sens moins seule. Je me sens comprise. Alors je m'évade. Je lis tous les jours. Mais je prends plaisir à dévorer de la dystopie, de la dark fantasy ou un bon fantastique. Je fuis les romances et les feel-good qui me rappellent ce que je n'ai pas : l'amour, la compassion et l'amitié. Ou presque ! Je n'ai qu'une seule amie, Charlotte. D'ailleurs, en parlant du loup...
— Encore en train de lire le même roman ? Un jour, tu vas finir par te faire aspirer entre les pages. Tu fantasmes encore sur ton prince ? Comment il s'appelle déjà ? Asdo ? Non, c'était un nom à dormir debout. Asmodieu ou un truc dans le genre.
— Asmodeo, c'est facile à retenir !
Le rouge me monte aux joues quand je repense à ce crush stupide. Asmodeo est un personnage fictif. Et, en plus, il est antipathique, arrogant et violent. Les trois qualités essentielles du boyfriend. C'est ironique, bien entendu. Mais, j'ai tout de suite eu un coup de cœur pour ce personnage ambivalent. Il n'est pas juste méchant. C'est un incompris. Outre sa personnalité que l'on peut considérer de discutable, Asmodeo est une bombe ! Du moins, dans ma tête. Je l'ai imaginé sous toutes les coutures, lui conférant une allure sûrement trop belle pour être vraie. Le pouvoir de l'imagination : transformer sa vie misérable en un véritable conte de fée.
Charlotte claque des doigts plusieurs fois devant mes yeux pour essayer de me ramener à la réalité.
— Sybille, le monde réel t'attend. On est arrivées à la fac.
— Comment va ta maman ? laché-je sans prévenir.
Elle interrompt sa marche d'un coup et se tourne vers moi, ses beaux yeux bleus voilés de larmes contenues.
— Toujours à l'hôpital. Les médecins ne sont pas très optimistes, soupire-t-elle.
— Si je peux faire quoi que ce soit...
Elle me saute dans les bras avant que j'ai pu finir ma phrase. Charlotte est ma meilleure amie. Nous nous sommes connues à l'hôpital, il y a six ans. J'y étais pour mon père en phase terminale d'un cancer. Elle, pour sa mère, dont on a diagnostiqué une tumeur maligne dans le sein droit. Aujourd'hui, ce sont ses ovaires qui sont touchés par la maladie. Nous avons toujours tout fait ensemble depuis. Alors, quand elle a décidé de venir étudier dans cette école parisienne prestigieuse, j'ai tout fait pour la suivre. Sans Charlotte, je suis perdue. On ne va pas l'une sans l'autre.
— Merci Sisi.
Elle me serre une énième fois dans ses bras avant de partir rejoindre une fille de sa promo près de l'entrée. Ses cheveux blonds volent dans son dos et je la vois remuer des mains devant une jeune femme brune. Charlotte parle beaucoup avec les mains.
Je m'arrête sur le seuil, puis attache mes longs cheveux châtains atteints par la transpiration et la bruime. Une grille de style gothique me fait face. Derrière, on peut apercevoir des centaines d'étudiants dans une cour aux arbres et aux haies parfaitement taillés. Certains fument, d'autres discutent et échangent sûrement sur la soirée de samedi soir. Lise, la fille d'un député, a organisé son anniversaire. Elle a fêté ses 23 ans dans un restaurant huppé que son père a privatisé. Je n'ai pas été invitée. On n'invite pas les cafards. C'est comme ça qu'on surnomme les élèves boursiers dans cette école. Des parasites susceptibles de leur voler leur futur. Ou de ternir l'image de leur belle université. Alors je rase les murs. Je me fais aussi petite que possible. Je suis passée maître dans l'art de me camoufler et de me faire discrète. Mes pauses déjeuner, je les passe en général dans un coin de la cour ou dans la bibliothèque du troisième étage.
Je serre l’anse de mon sac à dos un peu plus fort pour me donner du courage et pénètre dans le bâtiment. Des vieilles pierres, du marbre, il me semble que c'est un ancien couvent restauré. Mais je n'en suis plus si sûre... Le long des couloirs, des vitres et des fenêtres me font face. Elles donnent sur toutes les salles de cours ou des amphithéâtres. Je m'arrête devant mon reflet. Je rêve d'une autre vie. Une vie où je pourrais être celle que j'ai envie d'être : une femme sûre de moi, passionnée et respectée. Une vie que je pourrais mener comme je l'entends. Une vie où le regard des autres m'importerait peu. Mais voilà, je suis bloquée dans ce corps aux courbes, certes harmonieuses, mais qui n'attirent personne. Aux yeux noisette semblables à ceux de ma mère, mais dont la lumière s'est éteinte il y a bien longtemps. Je repense à Rose, l'anti-héroïne de Pink Demon. Bon, la fin de sa vie est peu glorieuse. Mais elle se bat pour ce qu'elle veut par-dessus tout : le trône des quatre royaumes de Sky. Rose gouverne Storm. Le plus grand des royaumes. Mais, avide de pouvoir, elle ne veut plus partager les décisions du pays avec les trois autres monarques. Elle est vicieuse, perfide et fait tout pour obtenir le trône du royaume de Thunder, dirigé par sa Majesté Asmodeo. Entre jeux de séduction, trahison, secrets et mensonges, Rose use de tous les stratagèmes pour arriver à ses fins. Alors, en me distinguant à travers cette vitre, pendant de brèves secondes, j'imagine ce que ça pourrait être de devenir Rose Storm. Mes longs cheveux auparavant châtains évoluent en rose pale. Ma peau hâlée devient aussi blanche que la neige. Des taches de rousseurs parsèment dorénavant mes pommettes et mon nez. Et cette robe ! Un corset à lacets en satin, de la tulle rose et de la dentelle. On me bouscule, je vacille et l'image s'estompe, s'évapore et retourne là d'où elle vient, dans mon livre. Je retrouve mon bon vieux jeans et ma chemise achetée en supermarché. C'est beau de rêver, mais ça n'en reste pas moins que ça. Une stupide chimère.
J'assiste à mes cours toute la journée. Au fond de ma classe, je griffonne quelques mots et autres petits dessins, impatiente que ça se termine. Une fois que la professeure de droit étranger nous libère, je file aussi vite que possible dehors. Je m'aperçois que j'ai retenu ma respiration tout le long de ma course effrénée jusqu'à l'extérieur. Je lâche un souffle sonore, le dos courbé et les mains à plat sur mes cuisses. J'essaye de reprendre le contrôle quand la pluie reprend de plus belle. Je tends mon visage vers le ciel, des éclairs le foudroient et provoquent une ambiance électrique. Des frissons parcourent mon corps, un sentiment étrange me percute. Le tonnerre gronde une fois de plus et le bout de mes doigts me picotent. Quand la foudre s'abat à quelques centimètres de mes pieds, un petit cri de stupeur m'échappe. Bordel ! J'ai failli finir comme le poulet rôti de tonton Vincent. À travers tous ces nuages gris et noirs, le ciel commence à se recouvrir de tons roses et fuchsia. Le mélange est saisissant... Puis, presque sans prévenir, la pluie s'abat avec fracas contre le sol. La tempête fait rage : éclairs et pluie se battent pour savoir qui aura le dessus. On pourrait presque penser que les dieux se font la guerre à l'Olympe. Je trottine, trempée jusqu'aux os et me mets à la recherche d'un coin au sec dans ces rues pavées. Au loin, j'aperçois des gens qui ont l'air de déménager. Ils posent des meubles et autres objets sur une plateforme qui monte et descend du cinquième étage d'un immeuble de style victorien. Ils tentent tant bien que mal de sceller un canapé rouge qui vacillent quelque peu lors de la descente. Quand j'arrive à quelques mètres, c'est au tour de la machine à laver de descendre. L'orage gagne en puissance, la grêle se mêle à l'averse. Mes vêtements me collent à la peau alors qu'un frisson glacé remonte le long de mon échine. Mes pieds font "floc floc" à chaque pas et le reste de mon mascara doit être noyé par toute cette eau. La chair de poule recouvre ma peau. Je vais sans doute être malade demain. Je stoppe mon avancée quand j'ai l'impression d'entendre mon prénom. Le son semble venir du ciel, je lève la tête et reprends ma route, subjuguée par le déluge se déroulant devant mes yeux. La tête littéralement dans les nuages, je ne vois et n'entends rien d'autre que ce spectacle de lumières et de couleurs. J'en oublie ma peur d'être carbonisée. Mais surtout, j'occulte tout ce qui se passe autour de moi.
— Thomas, attention, la machine à laver glisse. Resserre-la !
Un énième éclair déchire le ciel. Il percute le socle stabilisant le lave-linge, déstabilise celui que je suppose être Thomas. Ce dernier lâche d'un coup la sangle qui maintient la machine à la plateforme. C'est assez paradoxal, tout se passe si vite, et en même temps, j'ai l'impression que la scène tourne au ralenti. Le lave-linge tangue et chute du cinquième étage. Quand je lève la tête, j'ai juste le temps de voir Thomas, le visage blême. Puis, ce sont des cris et des messages d'alerte qui me parviennent. Mais c'est trop tard, je ne l'ai pas vu arriver. Je n'ai pas eu le temps de ressentir quoi que ce soit. La dernière chose que j'entends, c'est un son de quelque chose qui se brise. Peut-être moi. Puis, plus rien. Rien à part le noir. Et le bruit du tonnerre qui résonne encore dans mes oreilles.
C'est comme ça que je suis morte. Au moins, je me dis que mes proches auront une anecdote rigolote à raconter à mon enterrement...
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