Crache molaires

Asmodeo

Quelques heures plus tôt

Je scelle mon cheval et traverse le domaine. Plus au nord, nous entreposons nos prisonniers de guerre dans des cages. Sans toit, n'y protection, ils subissent les aléas de Dame Nature, la faim, la soif, et les interrogatoires. Une fois au campement, je mets pied à terre. Mes gardes se prosternent, épée plantée dans la terre humide. La pluie continue de déposer un épais rideau et ruisselle sur mon visage.

Deux tentatives de meurtre, ce n'est pas anodin. Qui est visé ? Rose ou moi ? Pour ma part, je n'en suis pas à mon coup d'essai. Les royaumes voisins ne veulent pas du frère sanguinaire sur le trône de Thunder. Pour Rose, je n'ai jamais rien entendu. Soit ses parents payent le silence de leurs informateurs, soit jamais personne n'a fomenté contre elle. La première possibilité reste la plus plausible.

Rose. Cette femme est une énigme. Tantôt sûre d'elle et combative, tantôt apeurée et soumise. C'est comme si elle était deux dans sa tête. Elle n'a plus rien à voir avec la manipulatrice que j'ai rencontrée et mise dans mon lit. Avant, je rêvais de la voir morte, maintenant, je souffre du manque de ses lèvres. Aussi alléchante soit-elle, je ne succomberais pas. Elle est une tentatrice. Un démon rose. Jusque là, j'ai résisté à ses charmes, sa bouche charnue, sa peau laiteuse. Alors, l'imaginer les yeux bandés et ses longs cheveux roses dans mon poing, ne m'aidera pas à me sauver. Elle signera plutôt mon arrêt de mort. Un an marié à elle, sans baise... La pire des tortures. Mon épine dorsale fourmille et mon sang s'échauffe à l'évocation de ma femme, nue. Je reviens à l'instant présent ce qui fait retomber mon désir.

Je confie les rênes à un palefrenier et m'enquiert de la situation auprès de mon général. Je le retrouve dans la cage de celui qui a tenté d'égorger Rose cette nuit. À genoux, les mains attachées dans son dos, en sous-vêtements et recouvert de boue, il crache une dent ensanglantée. Lionel n'y va pas de main morte. C'est pour cette raison que j'ai fait de mon ami d'enfance, le général de mon armée. Je n'éprouve de la confiance qu'en lui. Je sais qu'il tentera par tous les moyens de comprendre ce qu'il se trame. Parc contre, il n'est pas dans ses habitudes d'effectuer la sale besogne. Il propulse son poing dans le visage du prisonnier et fend sa lèvre supérieure. Le sang gicle, une goutte éclabousse mon veston.

— Tu devrais viser l'estomac.

Il suspend son geste et me lance, l'attention toujours fixé sur l'homme :

— Tu souhaites peut-être te joindre à nous ?

Sa peau ébène luit à cause de la transpiration. Ses iris bleu s'attardent sur ma tenue qui ne convient pas à ce type d'événement.

— Tout a fait.

Il se fige, et j'ordonne aux deux gardes qui gardent l'entrée de l'ouvrir. Habitués à ce poste, ils ne relèvent ni les cris, ni les informations récoltés. Ils se focalisent sur le danger potentiel, interne comme externe. Et ils sont payés grassement pour ne rien divulguer. Nous ne tolérons pas les traitres. S'il s'avèrent qu'ils retournent leur veste, ils deviendront ces bêtes qu'ils gardent ; enchaînés dans ces cages, tels des chiens.

Mes pieds s'enfoncent dans le sol meuble.

— Comment se nomme-t-il ?

— Aucune idée. À part lui faire cracher ses molaires, je ne tire rien de lui. Pour le moment.

À la lumière du jour, débarrassé de son capuchon, je me rends compte qu'il est très jeune. À peine vingt ans, vingt-trois tout au plus. Et entraîné. Je connais les méthodes de Lionel : il l'a amoché toute la nuit. Et il a repris ce matin après quelques heures de repos pour lui et quelques heures de privation de sommeil pour l'autre. Si ce jeune homme n'a pas encore parlé, il ne parlera jamais. Ses cheveux imbibés par la poisse ne m'indique aucunement la couleur d'origine. S'ils sont blonds, ils ne le sont plus. Sa peau est recouverte d'une couche visqueuse, mélange de vase et de sang.

Lionel lui arrache un énième ongle sous les hurlements de son captif.

— Qui est le commanditaire ?

Le prisonnier lui crache dessus et je ricane. Lionel me foudroie du regard et je m'esclaffe de plus belle.

— Merci pour ton soutien, ironise mon général.

— Tu es aussi doué pour torturer ce scélérat que pour allumer un feu de camp.

Il dévoile ses dents, puis retient son insulte. Après tout, je suis son prince.

Un nouvel ongle y passe. Son cri déchire le ciel et des chauves-souris quittent leur nid douillé pour fuir le spectacle.

— Qui fomente l'assassinat de la princesse consort ?

La pluie tombe drue. Un sillon vermeil s'associe à l'eau et coule des yeux de notre victime. Cette teinte rosée me rappelle les cheveux pales de Rose. Une dose de beauté dans toute cette violence. Dans un autre sens, ça donne l'impression que cet homme pleure des larmes de sang.

— Tu sais que si tu ne réponds pas, tu mourras ? interviens-je.

Il braque ses yeux noirs – ou peut-être marron – dans les miens et retrousse les babines.

— Si tu essayes de me cracher dessus, tu auras des problèmes bien plus sérieux que quelques ongles arrachés.Ma spécialité, c'est plutôt la castration.

Il relève le menton. Il me défie et ose ne pas plier sous mon regard. Mes commissures se retroussent devant tant de courage. Ou de stupidité.

— Si tu n'avais pas essayer de tuer ma femme, et moi, par la même occasion, je t'aurais peut-être proposé d'intégrer notre armée.

— Moi ? À l'armée thunderienne ? Sous les ordres de l'assassin fraternel ? Je préfère mourir.

— Attention, gamin. Je suis doué pour exaucer les vœux.

Mon ton froid et cinglant active son sourcil. Je confirme, il est stupide. Inconscient serait plus adéquat, parce qu'une personne saine d'esprit ne titillerait pas celui qui tient sa vie aux creux de ses mains.

— Pour qui travailles-tu ? réessaye Lionel.

— Pour ta mère.

Il lui décoche une droite qui l'étale par terre. Il tousse et suffoque dans la boue. Désormais couché, les poignées exposés, je remarque un tatouage sur celui de droite. Mes poumons ne captent plus d'air, mon pouls augmentent sa cadence et des flashs de mon frère, ses doigts autour de ma gorge, me reviennent en tête. Le prisonnier suit mon regard :

— Pour Arès, et pour Thunder, clame-t-il.

Je ne sais plus comment cela s'est produit. La minute d'avant, je grinçais des dents craquais mes doigts tant je serais les poings, et la minute d'après mes pieds fracassent les cotes de cet homme et lui explosent le nez. Puis, deux gardes me maintiennent, me tirent en arrière et tentent de me sortir de ce voile rouge de fureur. Mon sang bout, ma pression intra-cranienne augmente; et une douleur lancinante tape contre mon front et m'oblige à me pencher pour la neutraliser. Je sors la fiole de mon veston et l'ingurgite avant qu'il ne soit trop tard.

— Si tu restes, tu ne t'en mêles pas, s'oppose Lionel.

Ses pupilles vacillent et son rôle de meilleur ami reprend le dessus :

— Qu'est-ce qui t'a pris, bon sang ? Je ne t'ai pas vu comme ça depuis... depuis...

Depuis Arès.

— Je contrôle la situation.

Il rit jaune.

— Tu appelles ça "contrôler" ? J'appelle ça foutre le bordel. Tu lui as pété le nez, je ne pourrais rien lui soutirer dans cet été.

— Demande à ta sœur une potion de vérité, nous avons assez tergiversé.

— Qu'est-ce qui te fait dire que Maddie acceptera d'enfeindre la loi.

— La loi, c'est moi. Et elle n'existe plus lorsqu'un traître à la Couronne tente de tuer ma femme, grondé-je.

Il esquisse un rictus et fait danser ses sourcils.

— Ta femme, hein ?

Je me mords la langue afin de retenir une insulte. Pas très princier tout ça.

— Tu as très bien saisi ce que je voulais dire.

— Pas vraiment, peux-tu répéter ?

La pendaison lui pend au nez. Je me pince l'arrête du nez et souffle un bon coup. Il n'y a que Lionel qui peut se permettre ce genre de familiarité sans finir la corde au cou ou brûler vif. Chaque puissant a sa faiblesse, la mienne prend l'apparence de cet homme. Ma famille.

Lionel hèle les gardes et leur demande de rapatrier le prisonnier dans une autre cage, plus petite. Sous mes airs dubitatifs, il précise :

— Cette cage est bien trop spacieuse pour lui. Puis, j'espère que l'exiguité de sa prochaine demeure couplé au manque de sommeil me permettra de lui tirer les vers du nez avant que tu ne m'obliges à lui fourrer dans le bec la potion de vérité.

— Aux grands maux, les grands remèdes.

L'occasion de me répondre ne se présente pas. Un autre garde, essouflé, m'apostrophe à l'entrée de la cage. Il se courbe et peine à garder son calme.

— Votre Majesté, Général. Mademoiselle Madeleine est interrogé par le Grand Conseil.

Maintenant

Après avoir promis à son frère que je m'occupais de régler la situation, je fonce à cheval vers l'entrée du château. Madeleine est la petite sœur de Lionel, et une très bonne amie. Mais dans ce monde où une cible est en permanence affichée dans mon dos, je me dois de ne pas avoir d'amis. Pour les protéger. Alors, la plupart du temps et avec l'accord de Lionel, nous évitons Maddie. Je pensais avoir un peu de temps devant moi avant que ma mère ne se décide à la convoquer. Quand j'ai vu qu'elle était la confectionneuse du thé empoisonné, je l'ai d'emblée retirée des suspects. Tout en faisant croire à tout le monde, qu'elle m'était inconnue. Hors de question de la mettre en danger.

Rose part comme une furie et je raccompagne Maddie à la sortie. Chacun de mes pas produit des "floc floc" et laisse des traces de résidus sur les tapis et les sols. Mes cheveux dégoulinent encore et mes vêtements me collent tant à la peau qu'un frisson persiste.

— Comment s'est passé l'entretien ? m'enquiéré-je.

Elle se gratte la tempe et replace une mèche noire derrière son oreille. Ses iris bleu océan vadrouillent de droite à gauche.

— C'était... innattendu. Ta femme est surprenante.

— Rose ?

— Pourquoi ? T'en as plusieurs ?

Je pouffe et elle me bouscule d'une épaule dans un geste fraternel et taquin.

— Je ne qualifierais pas Rose de surprenante. Condescendante, hautaine et perfide, oui.

— Des qualités qui te siéent également.

— Par Aurora, tu es de quel côté ?

Elle hausse les épaules.

— Elle a remis à sa place le Conseil. Ce n'est pas donné à tout le monde.

Elle a du caractère et du répondant, je veux bien l'entendre. Mais quelque chose ne tourne pas rond. Je ne sais pas encore quoi, mais je vais le découvrir. D'ailleurs...

— J'ai besoin que tu me concoctes une potion de vérité.

Elle arrête de marcher et me dévisage comme si je venais de me transformer en dragon.

— Tu t'es pris un sac de poussière de fée sur la tête ? T'as oublié les lois formulés par ton royaume ?

Je roule des yeux et me masse les trapèzes à l'aide de mes pouces. Les tensiosn s'accumulent de plus en plus.

— Allez, Maddie... Je te jure que je ne t'arrêterais pas pour trahison. Je dois savoir ce que cet homme sait sur mon frère et les hommes qui le vénèrent.

— Tu as d'autres méthodes habituellement. Le pendre par les parties intimes ne t'amuse plus ?

— J'ai besoin de réponse. Rose est en danger. S'il te plaît.

Je joins les mains, réalise une moue boudeuse.

— Arrête de me faire ces yeux.

— Quels yeux ?

Elle lève la main et s'exaspère.

— Ceux du petit garçon capricieux à qui on cède tout. Le pire, c'est que ça fonctionne à chaque fois. Je vais te la faire cette potion. Viens la chercher à la boutique dans deux jours. Ele doit reposer toute une journée.

— Je te revaudrais ça !

— J'espère bien.

Nous arrivons à son carrosse dans lequel je l'aide à monter. Je claque la porte ou du moins, j'essaye. Son pied entrave la fermeture.

— Une dernière chose. J'apprécie Rose. Mais, surveille-la, elle cache un secret.

Puis, elle donne signe à son cochet et s'en va.

Je reste un moment, debout, dans l'humidité de mes vêtements, à me demander ce qu'elle veut dire par "secret". Nous possédons tous des secrets. Certains plus inavouables que d'autres. Rose est constituée d'énigmes. Le mot "confidentiel" est ancré sur sa peau. Ce qu'elle ne sait pas, c'est qu'à force de remuer la merde, tout remonte à la surface.

Ma vision est attiré par un éclat doré provenant de la gauche. Tout au fond des jardins, dans la serre aux géraniums, un objet non identifié brille et m'oblige à mettre ma main sur mon front pour soulager la vision. Et je la vois. Rose retire sa robe et entre dans la source d'eau chaude autour de laquelle nous avons construit cette serre, spécialement pour elle.

Mû par l'envie de la confronter, mes pieds se rendent d'eux-même à la verrière.

Je croyais avoir le pouvoir sur elle, mais je me suis trompé. Plus les jours passent et plus j'abdique. 

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