Bain et burger-frites

Dans le carrosse qui mène à Thunder, je cache mes mains sous mes jambes et explore mes chaussures. Depuis quand sont-elles devenues si intéressantes ? Peut-être depuis que Asmodeo essaye de faire un trou dans ma tête en me fixant ? S'​​​​​il avait des lasers, il verrait un cerveau en surchauffe et des points d'interrogations par milliers.

Que cache-t-il ?

Pourquoi se lier à moi par un pacte aussi dangereux ?

Que sait-il de mon père ?

Puis-je lui faire confiance ?

Et lui, arrivera-t-il à me faire confiance ?

Je ricane et sursaute quand sa voix perce mon nuage de questions.

— Déneriez-vous un jour me contempler ou faut-il que je vous relève le menton de force ?

J'arque un sourcil.

— Ça dépend. Préférez-vous un couteau sous la gorge pour m'avoir menacé ou que je vous crache à la figure de me soumettre à votre volonté ?

La main sur le menton, je pianote et attends sa réponse. C'est risqué, je ne sais pas de quoi il est réellement capable. Lire n'est pas la même chose que vivre les événements. Mais une chose est sûre, si je me laisse faire, dans une cour qui n'est pas la mienne, je ne serais jamais respectée. Puis, qu'est-ce que je risque ? Il ne peut pas me tuer sans attenter à sa vie.

Il retire son veston, le plie sur son bras et le dépose à côté de lui. Assis en face de moi, je le détaille sous le bruit des sabots des chevaux. Devant, le palefrenier sifflote un petit air entraînant.

— Je suis pour le couteau, si je peux vous attacher au lit en échange.

Je m'étrangle avec ma salive et tousse de nombreuses fois dans mes mains.

— Ne jouez pas avec moi, vous perdrez, affirme-t-il, penché dans ma direction.

Je relève la tête, nos nez se frôlent, nos parfums se mélangent. Entre l'odeur de mon bouquet, les effluves d'agrumes d'Asmodeo et ma fragrance au géranium, ma tête tourne. Et je suis à deux doigts d'éternu...

— Atchoum !

Je me décale sur la droite.

— Comme c'est dommage, je crois que je suis allergique à vous.

Je suis censée être gentille. Mais comment le devenir avec l'homme dont le destin est de vous brûler vive ? Mon cauchemar me revient en détails. Les flammes lèchent ma peau ; la suie envahit mes narines ; les hurlements du peuple vrillent mes tympans. Le froid fige mes muscles et un frisson dévale mon échine. Je frotte mes bras sous le regard inquisiteur du prince Thunder.

— Apparemment, en côtoyant la source de son allergie un peu plus chaque jour, on finit par développer une certaine immunité. Je ne vois qu'une solution, nous devrons nous voir tous les jours et plusieurs fois par jour, ma petite femme.

Le carrosse s'arrête et j'échappe à l'obligation de lui répondre. Le ton condescendant sur les mots "ma petite femme" ne m'échappe pas. Je pousse la porte et suis accueillie par un homme qui dispose un tabouret afin de m'aider à descendre. À ma droite, Asmodeo me tend la main pour m'aider à descendre. Je lui fourre mon bouquet dans les bras, relève le menton et ma robe, l'ignore et dévale la grosse marche.

Au loin, Anna brasse le vent de ses bras et m'apostrophe. Elle est arrivée il y a deux jours avec mes affaires personnelles. C'est tout essoufflée qu'elle vient à ma rencontre.

— Vous devriez voir votre chambre, elle est magnifique. Et votre cheval vous attend à l'écurie. Et le jardin ? Vous avez vu les jardins ? Il y en a un qui porte votre nom et quyi est rempli de géraniums.

Elle sautille et s'exprime si rapidement que je peine à la comprendre.

— Le prince vous traître comme une reine, tente-t-elle de murmurer, sans grand succès.

— Je la traître comme ma femme. Et je n'ai pas le choix.

Que veut-il dire par là ? Il en a trop dit, ou pas assez. Il balaie sa phrase de la main et prend les devants en direction du château. L'entrée est somptueuse. Après plus de douze heures de voyage, je rêve d'un bain et d'une sieste. Pourrais-je fermer les yeux sans avoir peur de me réveiller dans une mare de sang ? Asmodeo est connu pour s'attirer des ennuis. Et des ennemis. Connaît-il son personnel ? Leur fait-il confiance ?

Je longe des rosiers bleus et des fleurs mauves à épines rouges. L'entrée, cernée par des gardes, nous donne accès à un couloir sous l'emblème Thunder. Des portraits des souverains dissimulent très mal les cicatrices de la précédente guerre. Celle où Arès est mort. D'après la peinture, il devait être un jeune homme très charismatique. La balafre, qui démarre du haut de son front jusqu'à la moitié de sa joue, accentue son côté guerrier. À ce qu'on dit, il savait manier l'épee et la lance mieux que personne.

— Tu te rends compte maintenant que tu t'es trompé de frère ? Désolée pour toi, démon rose, il est mort. À moins que ton truc, ce soit la nécrophilie.

Ses babines frémissent. Il inspecte la peinture et grince des dents. Derrière nous, le hoquet d'Annabelle me parvient.

— En tout cas, il a l'air plus aimable que vous. Vous êtes aussi accueillant qu'une nuit au cachot.

Il siffle entre ses dents. Je m'apprête à partir, puis m'arrête à hauteur de ses épaules.

— Je suis peut-être un démon, poursuis-je, mais savez-vous comment votre peuple et les autres royaumes vous surnomment ?

Je n'attends pas sa réponse :

— L'assassin fraternel. Nous ne retenons de vous que ce fait : vous avez tué votre frère. Et vous vous en sortez sans dommage. Sans votre pouvoir et votre argent, vous seriez comme ces voleurs de pommes : cloué au pilori, puis condamné au bûcher pour traîtrise.

Cette fois-ci, l'exclamation d'Anna romp le silence de ma tirade. Pourquoi n'arrivé-je pas à maintenir ma langue dans ma bouche ? Si je continue comme ça, je ne survivrais pas plus d'une semaine.

Gentille. On a dit gentille, Sybille.

je le dépasse et suis ma servante jusqu'à ma chambre, sans un regard de plus vers cet homme que je déteste. Je suis incapable de rester de marbre face à ses accusations, à ses humiliations et à ses spéculations. Je comprends pourquoi Rose voulait le tuer. Ça me démange de plus en plus.

— C'était chaud, chuchote Anna à mon encontre.

— Je ne te connaissais pas aussi frivole.

Ma petite blague lui colore le décoleté jusqu'à la racine des cheveux. Elle baragouine, commence une phrase sans la finir, et je la sors de son bourbier.

— Où est Gaëlle ? On doit la garder à l'œil.

Elle pouffe dans un son si cristallin qu'un garde s'arrête pour la contempler.

— Sa Majesté, le prince, a ordonné qu'on lui assigne les écuries. J'ai ouï dire qu'il ne lui accorde pas sa confiance.

— Il est bien trop perspicace. Méfions-nous...

Nous passons par des couloirs en pierres. Des tapis en soie bleue et fils d'or ornent les sols, des lustres en cristal surplombés de bougies mistiennes nous éclairent, et du personnel vadrouille de pièce en pièce.

Un homme sort de ce qui doit être une bibliothèque, les bras chargés de livres. Un masque noir recouvre l'entièreté de son visage. Des yeux gris me transpercent. Il passe sa main libre dans ses cheveux noir corbeau, puis s'incline.

— Votre Grâce. Je suis Dagon, le précepteur. Si vous avez besoin d'un livre ou de faire une recherche, je suis à votre service.

Je suis déstabilisée par sa voix cassée et ses mains calleuses. Pourquoi ne mentionne-t-on pas ce beau gosse dans l'histoire de base ?

Anna m'envoie un coup de coude dans les côtes pour me sortir de ma transe.

— Hum. Merci pour votre disponibilité.

Ma servante passe son bras sous le mien et m'entraîne plus loin. J'ai comme une illumination, essaye de ralentir la cadence et lance par-dessus mon épaule :

— Au fait, je m'appelle Rose.

Dagon s'esclaffe.

— Je le sais déjà, princesse.

Je ne le vois pas, mais je sais que derrière sa façade, il sourit.

***

Je me gratte les tempes et tente de me remémorer le personnage de Dagon. Je connais le roman sur le bout des ongles ; il n'y figure pas. Tout ça prend une direction trop aléatoire. Pourquoi le scénario change-t-il ? Qui est cet homme ? Il ne doit pas être important, sinon, il aurait une place centrale.

Anna parcourt les couloirs, déjà à l'aise dans un château qui n'est pas le nôtre. Les pierres sont bientôt remplacées par la douceur du tapis de ma chambre.

— Vous possédez vos propres appartements. Cependant, sa Majesté m'a annoncé que son lit était autant le sien que le vôtre, prononce-t-elle le feu aux joues, la tête baissée timidement.

— Je suis convaincue que je dormirais bien mieux dans mes propres draps.

Comment fermer l'œil lorsque tu dors à trois millimètres de ton assassin ?

— Ma dame, vous devez consommer votre mariage. Le roi et le reine Thunder s'en assurront.

— Tout ce que je veux consommer, pour l'heure, c'est un bon bain et un hamburger. Je rêve de frites.

Elle incline la tête et replace une mèche de cheveux dans son chignon. Dans ce monde, ça n'existe pas... C'est bien ma chance.

— Laisse tomber.

Ma peau se pare de chaire de poule. Les rideaux en velours turquoise oscillent au gré d'une brise s'infiltrant par la fenêtre entrouverte. Les nombreuses bougies confèrent une ambiance intimiste. J'avance vers le lit dans lequel sont disposés des tonnes de pétales de rose bleues.

— Aide-moi à me débarrasser de cette robe, s'il te plaît.

Elle s'attèle à sa tâche, retire le corset, les fleurs qui picorent mes cheveux et tous les jupons. En sous-vêtements, mes trapèzes se détendent. Je masse de la pulpe de mes doigts ma nuque et repousse les noeuds qui se forment. Les derniers jours ont été éprouvants. Cette réincarnation, le complot à Storm, le mariage arrangé et cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête, n'arrangent pas mes affaires.

— Je reviens vous chercher dans un heure pour le repas.

— Je suis obligée d'y assister ?

Mon corps s'affaisse sous le poids de la nouveauté.

— Il s'agit de votre première apparition auprès de la famille royale. Il est d'usage de s'y rendre;

— Mais comme je ne fais rien comme les autres, continué-je, espiègle.

— Il faut continuer à maintenir notre couverture. Gaëlle ne restera pas aux écuries éternellement.

Elle pose le paravent devant la baignoire, et sort une robe qu'elle laisse sur le lit. Au premier coup d'œil, elle semble noire, mais si on s'approche de plus près, elle est aussi bleue que le nuit. Des paillettes donne l'impression d'un ciel étoilé. Le corset est travaillé et tout en organza marine.

Anna me tire sa révérence et quitte ma chambre. Enfin seule, j'expulse un long soupir, ôte ce qu'il me reste de vêtements et glisse mon corps endolori dans l'eau chaude parfumée à la fleur d'oranger mistoise. Mon corps fond; Je plonge jusqu'aux mâchoires et clos mes paupières. La moiteur de l'air m'assoupit. Je me vide la tête et tente de me détendre avant le repas. Des bruits d'objets se fracassant sur le sol me sortent de ma torpeur. Je me redresse et envoie une vague hors de la baignoire. Mon miroir à mains est explosé sur le sol en compagnie de mon shampoing et de mes parfums. L'odeur du géranium me distrait un instant et laisse à l'intrus l'occasion de me planter sa dague sur le cou. Ma peau me picote et je lâche une exclamation. Mes doigts tremblants cueillent des perles de sang que je nettoie dans l'eau. Je me précipite hors de mon bain et esquive le tranchant de la lame qui m'effleure le ventre. Le sang se mélange à l'humidité de ma peau. Il écrase les morceaux de miroir. Mon cœur bourdonne dans mes oreilles. Je ne distingue que mon souffle instable et le crissement des pas de mon agresseur sur les bris de glace. Il m'attrape le bras et je trébuche sur les éclats. Je sens les morceaux s'insinuer sous ma peau, la trancher. Je siffle et il tire ma cheville. Quand je me retourne, je suis suffisamment proche de lui pour le détailler. Il cache son visage à l'aide d'une tenture sombre. Ses cheveux châtains ou bruns sont attachés en une longue queue de cheval. Ce mec est un colosse. Si grand qu'il dépasse du paravent. Si imposant qu'il occupe tout mon champ de vision. Aucun signe disinctif ne me permet de l'identifier. Et quand bien même, j'en serais incapable. Il devient de plus en plus trouble. Je lutte pour ne pas m'évanouir.

— Pour Chaos !

Il relève sa dague et se penche sur moi. Je ferme les yeux, prête à rejoindre la mort. Encore. Espérons que ce soit l'ultime fois.

J'ouvre un œil face au tapage. Pourquoi ne suis-je pas morte ?

Sur le sol, face à moi, Asmodeo maintient l'assassin à l'aide de ses gardes. La dague est restée plus loin et a glissé en partie sous le lit.

— Ce démon doit mourir, crache l'homme masqué.

Tétanisée, les soubresauts me traversent. Mon corps fusionne avec le sol. Mes doigts tracent des volutes avec le sang sur mon ventre. Je ne contrôle rien.

— Emmené-le aux cachots et tout le monde dehors, gronde le prince.

Un fois la porte fermée, des larmes silencieuses dévalent mon visage. Je n'arrive toujours pas à bouger, cimentée au sol de pierres froides. Asmodeo s'accroupit et tend sa main comme on le ferait avec un animal sauvage. Il touche la balafre sous mon menton et je tressaille. Puis, il se lève, me prend dans ses bras et me dépose dans le lit. En silence, il se munie d'un linge propre et nettoie mes plaies. Il s'applique à retirer tous les bouts de verre enfoncés dans mon ventre, sans rien dire.

— Pourquoi ne dis-tu rien ? croassé-je.

— Parce que si je parle, j'aurais envie de me rendre aux cachots et d'étriper celui qui t'a fait ça. Et je ne peux pas.

— Tu ne me détestes pas ?

— Si. Tu es l'ennemie de la couronne de Thunder. Et je ne te fais pas confiance. Mais tu oublies deux choses, ma petite fleur. Il n'y a que moi qui puisse te planter un couteau dans le dos.

Il applique un ongant sur mes plaies et finit :

— Et nous sommes reliés dans la mort.

Il soulève sa chemise et dévoile les mêmes blessures que moi.

— Le sang pour le sang... murmuré-je;

S'il est blessé, je le suis aussi. Et vice—versa. 

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